Raphael
— Tu as couché avec ? s'enquiert Jodie.
Lunettes noires sur le nez, j’expire un filet de fumée par les narines. L'odeur du tabac se mêle à celle du gras et du sel marin.
— Non. Je pense pas qu'elle soit ce genre de filles.
— Ce genre de filles ?
— À s'amuser de cette façon. Je pense... Je sais pas. Elle avait l'air de simplement vouloir danser, tu vois ? Pas qu'un gros relou lui propose un after dans la chambre à coucher.
Du haut d'un lampadaire, une mouette ricane comme pour se moquer de mon manque d'audace. J’aurais peut-être dû tenter le coup. Qui sait ?
Les yeux de Jodie pétillent d'excitation.
— Tu lui as demandé son numéro, au moins ?
Je tapote ma cigarette pour en faire tomber les cendres sur le sol.
— Non, plus.
Elle se renfonce dans sa chaise en métal, déconfite.
— Pourquoi ? Elle a l'air de te plaire d'après ce que tu me racontes. T’es tout chamboulé.
Mes lèvres se pincent. Une vague s'écrase contre les quais, projetant une fine brume dans l’air.
— Justement.
Je tire une nouvelle taffe, le regard perdu au loin. Les façades colorées de Franklin Street tranchent avec le bleu profond du canal Gastineau, dont la surface est troublée par le lent passage des bateaux. L'un d'eux, un immense paquebot amarré au port, m’empêche de contempler les montagnes de l'ile Douglas qui culminent sur l'autre rive. Aujourd'hui encore, les croisiéristes débarquent à Juneau, gonflant un temps la population locale. Toutefois, malgré leur arrivée, ils ne rivaliseront pas avec les près de 300 000 âmes — et toutes leurs émotions qui vont avec — que j’ai côtoyé du temps où je vivais à Anchorage avec mon grand-père. Pour quelqu'un comme moi, une ville d'une telle envergure était un véritable enfer. Même Juneau, pourtant bien plus petite et cernée par l'océan et la forêt, m'épuise déjà beaucoup. Trop de monde. Trop d'agitation. Trop de sentiments parasites. Je ne dois quand même pas vivre en ermite dans la forêt de Tongass pour enfin avoir la paix ? Si ? Comment je ferais là-bas, perdu dans la nature, pour me procurer ma came ?
— Justement, quoi ?
La voix de Joe m’extirpe de mes pensées. j’expire de nouveau puis écrase mon mégot dans un cendrier au centre de la table.
— Elle me plaisait vraiment, avoué-je, pas pour un délire d'une nuit. Elle avait ce petit truc en plus qui m'a fait flipper.
Après notre slow et malgré cette tension qui s'installait entre nous, j’ai préféré déguerpir, prétextant devoir me lever tôt le lendemain pour aller bosser. J’ai appelé un taxi qui m'a ramené à mon appartement. Toute la nuit, cette fille a hanté mes rêves et mes pensées. Pas moyen de trouver le sommeil. Je me suis relevé pour aller pisser. Boire. Me suis recouché. Me suis fait plaisir, son souvenir en tête. Me suis relevé encore. Jamais personne ne m’a fait un tel effet. J’ignore si cette sensation de bien-être provenait de l’alcool, de cette moitié d’oxy que je m’étais enfilé ou si cette femme farfelue en était la raison, mais voilà bien longtemps que je ne m’étais pas autant marrer.
— Ah, s'exclame Jodie, en m’assénant un coup de poing dans l'épaule. T'as le béguin pour elle !
Je me frotte le bras, feignant une douleur exagérée.
— Aïe, Joe, tu me fais mal ! Et non, j'ai pas le béguin pour elle. Je ne la connais pas !
— À d'autres, hein, réplique-t-elle en tirant sur sa paupière du bas. Je te rappelle que j'ai été mariée pendant dix-sept ans. Je peux te dire qu'avec Caro, ça a été un véritable coup de foudre.
Ma mâchoire se crispe. Un coup de foudre, tu parles. Cela n’a pas empêché son ex de la jeter dehors sans ménagement, quand elle a appris que son mari était une femme.
— Pourquoi tu n'essaieras pas de te poser un peu, poursuit-elle, ça te ferait du bien. Tu n'as pas envie de ça ? D'avoir un copain ? Une copine ? Des gosses ?
La question reste en suspens. Je détourne le regard, suivant une mouette qui, sans gêne, vient picorer des miettes échouées sous une table inoccupée. Une serveuse enjambe le volatile — nullement incommodé par cette présence humaine — et apporte deux omelettes à un couple âgé. Bien sûr que j’ai envie de tout ça. Une part de moi aime cette liberté. L'autre voudrait trouver ma moitié, celle qui m'épaulerait quoi qu'il arrive. Pour le meilleur et pour le pire. À vrai dire avec moi, ce serait surtout pour le pire. Je n'ai absolument rien de bon à offrir à l'autre, rien à part mes problèmes. Parfois, je me rassure en me répétant que je n'ai que vingt ans, que j’ai largement le temps de trouver LA personne avec laquelle je finirais mes jours. Et il y a des jours, où l'idée de finir seul me terrifie.
— Madame, monsieur, nous interrompt un serveur, vous avez fait votre choix ?
Jodie repousse une mèche — aujourd'hui brune — derrière son oreille et s’empare du menu. Ses longs ongles bleus sont décorés de paquerettes.
— Je vais vous prendre un chocolat chaud avec le pain perdu à la cannelle et à la vanille, s'il vous plait.
Le serveur note son choix sur son écran, puis se tourne vers moi.
— Et vous ?
— Un Irish coffee, merci, réponds-je, sans consulter le menu.
Mais avant qu'il ne l'ajoute à la commande, Jodie lève la main.
— Un café simple fera l'affaire. Noir. Sans sucre.
Mes yeux roulent dans leur orbite.
— À la place de votre chocolat ? demande l'employé, sourcils froncés.
— À la place de son Irish.
Il nous toise tour à tour et, n'entendant aucune protestation de ma part, disparait vers les cuisines.
— Il est neuf heures, s'explique Jodie, laisse au moins ton foie se reposer le temps d'une matinée.
— Je vais bien, grommellé-je.
— C'est super. Tu iras encore mieux, alors. On est bien là, au soleil, non ? Profite un peu.
Pour toute réponse, j’extirpe mon paquet de cigarettes de la poche de ma veste et en sors une que je glisse entre mes lèvres. Je claque mon briquet, relève le menton et allume ma clope. Une brise iodée, venue de l'océan, caresse mon visage, agitant au passage mes cheveux. Le regard rivé dans celui de mon amie, j’aspire longuement sur la cigarette. Ma bouche se tord pour expédier des volutes grisâtres côté rue. Un ange passe au-dessus de notre table, tandis qu'autour de nous, l'animation ne faiblit pas. Le tintement d'une cuillère contre une tasse couvre un instant les conversations murmurées. Le bois de la terrasse grince sous le défilé des serveurs qui vont et viennent au pas de courses. Le lointain ronronnement d'un bateau à moteur, couplé à celui-ci d'un hydravion, résonne quelques secondes avant de s'estomper.
— Tu m'emmerdes, râle Joe, en rabattant les pans de sa veste. C'est pour ton bien que je te dis tout ça.
Touché.
J’écrase ma cigarette.
— Je sais.
Le silence revient entre nous et le bruit de la vie quotidienne reprend le dessus : le cliquetis des couverts, le brouhaha des conversations et le ronronnement des divers moteurs. À une dizaine de mètres de là, un gamin distrait déguste une gaufre. Il en arrache de temps en temps un morceau, qu'il jette au sol pour nourrir les oiseaux marins. Il rit en observant les mouettes et les goélands se battre pour ce maigre repas, tandis que sa mère le surveille d'un peu plus loin, son téléphone collé à l'oreille. Je contemple la scène avec tendresse quand je capte du mouvement du coin de l'œil. Juchée sur le toit d'une voiture, un goéland l'a aussi remarqué. Il sautille sur place, vérifie à gauche, puis à droite, avant de fondre sur le gamin dans un battement d'ailes. Surpris, le garçon hurle de terreur, lâche son déjeuner et court se réfugier dans les bras de sa mère, pendant que le goéland et ses complices s'emparent du butin.
Mes yeux glissent sur Jodie qui semble accaparé par quelque chose à l'intérieur du café. Je trouve le centre de son attention derrière la vitre : un garçon et une fille, d'environ douze ans, en train de manger une crêpe en compagnie de leurs parents. Douze ans. L'âge qu'avaient ses propres jumeaux la dernière fois qu'elle les a vus. Plus je me concentre sur mon amie, plus je vois le bleu apparaitre. Depuis que je la connaîs, Jodie a toujours été entourée de cette profonde mélancolie. Pas un seul jour je ne l’ai vu rayonner d’une autre couleur. Même pas de colère envers son ex-femme, Carolyn, alors que celle-ci serait plus que légitime. Toutes émotions semblent avoir déserté son corps pour ne laisser place qu’à cette tristesse infinie et permanente. Foutu cœur brisé. J’en aurais bien eu besoin de cet Irish.
Cinq minutes passent et le serveur revient avec nos commandes. L'odeur sucrée de la vanille et de la cannelle de son pain perdu flotte jusqu’à moi.
— Bon appétit ! s'exclame le serveur avant de s'éclipser.
Jodie retrouve de sa vigueur et mord dans sa pâtisserie. Du sucre glace lui reste aux bords des lèvres.
— Alors, cette fille, tu ne comptes pas la revoir ? demande-t-elle en s'essuyant le coin de la bouche du bout des doigts.
Sur le quai, le jeune garçon, qui semble déjà avoir oublié sa mésaventure avec le goéland, a quitté les bras de sa mère et tend l’index vers les profondeurs du canal. Sans doute, a-t-il aperçu des poissons.
— Tu dis ça comme si c'était dans la poche. Dans un couple, il faut être deux, je te signale. Qui te dit que je lui plais à elle ?
— T’es un beau gamin, ajoute Joe, en touillant son chocolat.
Je souffle du nez, un rire sans joie. Un instant, je m'imagine attablé en compagnie de cette femme. Sofia. A quoi ressembleraient nos conversations ? Serais-je capable de réfréner mes pulsions et mon mauvais caractère, sans l'alcool pour me rendre heureux ?
— Peut-être. Mais y a pas que le physique dans la vie. Je suis instable. Tu le sais très bien. T'en fais déjà bien trop souvent les frais.
Jodie me scrute, sa fourchette en suspens.
— Arrête de chouiner, Calimero, me raille-t-elle, à un moment faut se réveiller et prendre le taureau par les cornes. Qu'est-ce que ça te coûterait d'essayer ?
— Lui faire perdre son temps à elle, peut-être ? En plus du miens.
— Une histoire d’amour, c’est toujours un pari. Ça marche ou ça marche pas, et ça se saurait si ça marchait du premier coup. Toi, tu as peur que ça marche pas, alors tu préfères prendre les devants et disparaitre avant de tenter quoi que ce soit.
Je me crispe. Ma meilleure amie peut être rude parfois, mais je sais qu'elle balance ce genre de remarques pour me secouer.
— C'est bon, t'as fini ta psychanalyse de comptoir ?
Elle souffle sur son chocolat chaud, un sourire en coin.
— C'est la vérité, mon chat. Je te connais comme si je t'avais fait.
Je ne réponds pas. Une brise plus fraiche souffle sur le port, envoyant des serviettes en papier virvoleter sur la terrasse. Joe enfonce sa fourchette dans son pain perdu, puis le désigne d'un geste vague.
— T'en veux un bout ?
Je grimace. Mon ventre gronde, mais j’ignore ses plaintes.
— Non, merci.
Malgré un ciel bleu uniforme, les températures restent fraiches. Je porte ma tasse à mes lèvres. Le liquide amer me réchauffe un peu.
— C'est quand que tu as mangé pour la dernière fois ?
Je cale mes coudes sur la table pour me frotter la figure.
— Tu vois, tu recommences !
— Quoi ? s'exclame Joe.
— Jouer les mères poules.
Du sirop dégouline de sa bouche. Jodie attrape une serviette pour s'essuyer.
— Tu n'as pas répondu à ma question, mon chat, le nargue-t-elle.
— J'ai déjà mangé.
— Ah oui. Quand ?
— Tout à l’heure. Avant de venir, ici.
Joe recule contre son dossier et croise les bras sous sa poitrine.
— C'était quoi ? Vite ! me défie-t-elle.
Je garde le silence. Jodie s'esclaffe.
— Tu vois. Menteur !
Je lui envoie un clin d'œil puis bois une longue gorgée de mon café.
— Allez, insiste-t-elle, prends-en un peu. Pour me faire plaisir.
— Joe, j'ai vraiment pas faim. Et ce truc, ça colle aux dents, aux doigts, c'est... eurk, me plains-je, mon corps parcouru par un frisson de dégoût.
— Bon… Comme tu voudras. Ça a en fait plus pour moi.
Elle engloutit un gros morceau et expire dans un soupire de satisfaction :
— Humm... Tu loupes vraiment quelque chose.
— Tu m'en diras tant.
Je ferme les yeux, penche la tête en arrière pour laisser les rayons du soleil caresser mes joues. Le téléphone sonne à l'intérieur du café. Un bébé pleure dans sa poussette. Mon pied tapote nerveusement le sol et mes mains se mettent à trembler. Je les porte à ma médaille pour la tripoter, mais ça ne suffit pas à me calmer. J’aurais vraiment dû le prendre cet Irish.
N'en pouvant plus, je me lève et glisse plusieurs billets sous la soucoupe de ma tasse.
— Tout cet argent est censé m'impressionner ? m’interroge Jodie, mutine.
— J'ai besoin de marcher. Te presse pas, d'accord ? Prends ton temps. Je reviens.
Je pose une main sur son épaule et dépose un baiser sur sa tempe, avant de me fondre dans la foule de touristes.