Loading...
Link copied
Loading...
Loading...
Mark all as read
You have no notification
Original
Fanfiction
Trending tags

Log In

or
@
naomitoudsyg
Share the book

6. Jodie

Jodie

— Arrête de tirer cette tête.

— Fumer un ou deux joints passe encore. Mais tu ne devrais pas te mettre dans un état pareil quand tu rencontres des clients, lui conseillé-je, c’est risqué. Ces types pourraient profiter de toi.

Raphael avale une fourchette de son omelette au jambon et me défie d’un sourire espiègle.

— C’est ce qu’ils font déjà, non ?

Je confronte un instant ses yeux bleus, presque translucide sous la lumière dorée du matin, traversant les voilages des fenêtres, puis abdique en rabattant les pans de ma robe de chambre sur mon torse nu. Son regard est trop perçant, raconte beaucoup trop de malheurs. Raphael gagne quasiment toujours ces face-à-face. Je me lève et me dirige vers le percolateur pour me servir une seconde tasse de café. Il n’a pas tout à fait tort. Rares sont celles et ceux qui empruntent cette voie par pur plaisir. Nous avons tous et toutes un projet, une histoire avec son lot de problèmes qui nous y oblige. Natasha a été mise à la porte par ses parents lorsqu’ils ont appris sa grossesse hors mariage. Le géniteur n’a pas assumé ses ébats et depuis elle se démène pour offrir une vie décente à sa fille. Tammy subit des discriminations à l’embauche à cause de ses origines Inuits et Joleen a besoin d’argent pour financer sa drogue. Ces types profitent de notre détresse pour assouvir leurs envies, c’est un fait.

— Tu m’as compris. Ils pourraient t’imposer des pratiques dont tu n’as pas envie... ou refuser de te payer. Ce n’est pas parce qu’on vend nos services que l’on doit accepter n’importe quoi de leur part. Sans parler du fait que tu t’es littéralement effondré par terre. Si je n’avais pas été là pour te ramasser, tu aurais passé la nuit sur ce parking, dans le froid, à la merci du premier tordu du coin ou des flics.

— Ça n’aurait pas été la première fois, plaisante Raphael.

— Ne le prend pas à la légère, le sermonné-je.

Je balance un sucre dans ma tasse à l’effige d’un flamant rose et fouille dans un tiroir à la recherche d’une petite cuillère propre, les images de son passage à tabac par ces hommes en uniforme tournant en boucle dans ma tête. Raphael est très provocateur. Il n’est pas du genre à se laisser embarquer sans riposter, mais ce jour-là, j’ai bien cru qu’ils allaient le tuer.

— Je ne le prends pas à la légère, rétorque-t-il, plus sec.

— Si. Tu prends toujours tout à la légère. Tu aurais pu te blesser en tombant. J’ai même hésité à appeler une ambulance, mais je ne l’ai pas fait parce que tu m’en aurais voulu à mort comme la dernière fois. Tu détestes les hôpitaux. Tu en ressors toujours plus malade que tu y es entré. C’est à n’y rien comprendre.

Rien que le temps de se faire poser un platre l’a plongé dans un sale état. Raphael a quitté l’hôpital, tremblant et pâle comme un linge. Je ne l’avais jamais vu aussi mal auparavant. Même les médecins ont insisté pour le garder quelques heures pour trouver l’origine de la dégradation de son état de santé. Lui a refusé les tests supplémentaires et a signé une décharge pour sortir de là le plus vite possible. Le plus étrange, c’est qu’à peine arrivé chez lui, les couleurs sont revenues sur ses joues et il sautait partout, plein de vitalité. Heureux, surtout, d’avoir obtenu des antidouleurs avec lesquel il pouvait se défoncer.

— C’est rien, je t’assure. J’étais à jeun. C’est pour ça que l’effet a été si fort. Je ferai plus attention la prochaine fois, promet-il, je mangerais avant s’il faut.

— C’est aussi ce que tu as dit la dernière fois.

Je touille mon café puis en avale une gorgée avant de renverser le reste dans l’évier en poussant un long soupir. Mes muscles se tendent sous la soie. Ce garçon finira par m’enterrer avant l’heure avec ses conneries. J’ai beau le réprimander comme le ferait une mère, il reste têtu comme une mule. J’ai parfois l’impression que ça l’amuse, tout ça.

— Je suis désolé d’avoir écourté ta nuit, s’excuse Raphael, après un temps. Tu n’as pas dû ramener beaucoup d’argent hier soir.

C’est vrai que j’ai connu mieux comme paie. Certes, 200 dollars c’est mieux que rien, mais ce n’est pas assez, même combiné avec mon salaire. Toutefois Raphael passe avant tout. Avant ça. Il est ce qui ressemble le plus à une famille à mes yeux. Il est tout ce j’ai. Tout ce qu’il me reste. La raison de me lever chaque matin et ça m’arrive de lui en vouloir d’être si léger avec sa propre vie. Puis je me rappelle que c’est sa façon de tenir le coup.

— L’argent est bien le dernier de mes problèmes, mon chat. Tu le sais.

Je me retourne pour lui faire face et l’observe séparer le jambon de son omelette avec sa fourchette. Sa main tremble un peu. De fatigue ou peut-être du manque. Un élastique orne son poignet gauche mais ce n’est pas pour s’attacher les cheveux qu’il le porte toujours sur lui.

Je pousse un second soupir mi-excédé mi-amusé.

— Tu vois. Tu as déjà abandonné tes bonnes résolutions. Tu en as même pas mangé la moitié.

Raphael repousse l’assiette avec une mine dégoutée.

— Si j’avale une bouchée supplémentaire, je vais redécorer ton magnifique tapis.

Ce ne sera pas la première fois, l’imité-je.

Il relève le menton, le regard radouci.

— Je te déteste.

— Moi aussi, répliqué-je, en lui jetant un torchon à la figure. Je vais m’habiller.

Mes chaussons jaunes frottent le sol quand je sors de la cuisine. Je m’enferme dans la chambre et ouvre l’armoire en ignorant le miroir de la porte. J’attrape plusieurs chemises, plusieurs jupes, plusieurs robes et pantalons. Les balance sur le sol. Les récupère pour les jeter à nouveau. Du rose, du bleu, du jaune et de l’orange. Ma penderie est un véritable arc-en-ciel. Il fut un temps où je me cachais sous des vêtements informes et sombres. Sans nuances. Sans vie. Plus maintenant. J’ai décidé de vivre telle que je l'entendais, ou presque.

Après plusieurs essayages infructueux, je jette mon dévolu sur une blouse blanche et une longue jupe plissée. Pas facile de s’habiller lorsque l’on ne rentre pas dans les critères féminins. Je m’installe à ma coiffeuse et opte pour cette perruque blonde et ses jolies ondulations. Concentrée, je replace une mèche derrière mon oreille, vérifie l’alignement de la raie du milieu. La moindre imperfection m’angoisse, me donne l’impression qu’on va deviner que je suis une imposteur.

Vient enfin l’étape que je redoute le plus : celle de me voir au naturel. J’écarte les volets du miroir et toise mon reflet. Cette mâchoire trop carrée. Ce nez trop large. Ces lèvres trop fines et ces cils trop courts. Ma paume caresse mes joues pour s’assurer qu’aucun poil n’ait poussé, malgré une épilation définitive dont la dernière session a été effectuée plusieurs semaines auparavant. 350 dollars la séance. Des mois d’économies, mais le résultat vaut le coup. Cette barbe était ce qui me complexait le plus. Jamais je n’aurais pensé avoir une peau aussi lisse à cet endroit. Je m’applique un maquillage léger, de quoi adoucir mes traits, et arrive enfin à me trouver belle.

Je me parfume quand deux coups résonne à la porte.

— Entre.

Je referme mon rouge à lèvres et m’installe au bord du lit pour enfiler des talons assortis au bleu de ma jupe. Appuyé contre le chambranle, Raphael m’examine de haut en bas, les poings enfoncés dans le bas de son jogging.

— Tu es splendide, commente-t-il.

— Merci. Toi, en revanche, t’as vraiment une sale gueule.

Il s'esclaffe.

— Sympa.

— Mais réelle. Tu devrais profiter de ce beau soleil pour reprendre des couleurs. Mais si tu veux un conseil : va te laver le visage avant. Tu risques de faire peur aux enfants.

Ses cheveux sont en pétard et son maquillage s’est étalé partout sur son visage. Il fait un pas dans la chambre accueilli par une douce odeur de jasmin.

— T’as un rencard ou quoi ? me demande Raphael, amusé.

— Du tout.

Il écarte les bras pour désigner les dizaines de vêtements éparpillés sur le sol.

— Alors, c’est quoi ce bordel ?

— J’aime être belle quand je sors.

Je me hisse sur mes hauts talons et tends les bras vers lui. A l’aide de mes doigts, je recoiffe comme je peux ses cheveux complètement désordonnés. Puis je lèche mon pouce que je passe sur le coin de sa bouche. La mine dégoutée, Raphael s’écarte.

— Arrête, rit-il, c’est dégueulasse.

— Va te laver le visage, je te dis. Tu ressembles à un clown. Un clown affreux, insisté-je, en faisant les gros yeux. Et tu pus la cigarette froide.

Je sors de la chambre et enfile une courte veste en jeans.

— Tu viens sur Kensington, ce soir ? Parce que je ne serai pas là.

Ses yeux pétillent.

— Donc j’ai raison. T’as un rencard !

— Il est onze heures. Si j’avais un rencard, d’ici ce soir, il serait terminé.

— Hum. Tout dépend. Je me suis déjà montré très endurant.

— Ça ce n’est pas un rencard, espèce d’obsédé. C’est une sieste crapuleuse prolongée. Alors, ce soir ?

J’ai appris à le connaitre ces trois dernières années. Je sais qu’il est libre, qu’il vogue au gré du vent, comme je sais que ça lui arrive parfois de disparaitre pendant des semaines sans donner signe de vie. Nous faisons partie de ces amis qui pourraient ne pas se voir pendant dix ans mais se retrouver comme si nous ne nous étions jamais quittés.

Il hausse les épaules, se laisse  de nouveau tomber contre le chambranle.

— Je sais pas. Tu me connais. Je suis assez versatile.

Je pouffe de rire.

— Ça je veux bien te croire, commenté-je, d’une phrase pleine de sous-entendus.

J’embrasse le bout de ses doigts avant de les agiter vers lui.

— Claque bien la porte quand tu pars.

— T’en fais pas, j’ai l’habitude.

Un coup d’œil derrière moi, puis je disparais dans la rue. On ne peut décidemment rien lui cacher à ce gamin, car j’ai effectivement un rencard, mais pas comme il l’entend. Nous ne nous voyons pas. Nous ne faisons que discuter par écran interposé depuis plusieurs mois. Marilyn ignore tout de ma transition. Quand je lui parle de vive voix — ce que je repousse le plus souvent en pretextant n’importe quelle excuse — je camoufle le plus possible mon timbre naturel. Je sais qu’un jour je devrais finir par le lui avouer, surtout si nous décidons de nous rencontrer et d’aller plus loin. Sous les draps, je ne pourrais plus me cacher.

Comment this paragraph

Comment

No comment yet