Sofia
— Le mec aux cheveux roses ? s'exclame Loren.
J’acquiesce.
— Lui-même.
Perplexe, elle fronce ses sourcils parfaitement épilés.
— Je croyais qu'il était gay.
Mon chocolat fume entre mes doigts, réchauffant mes paumes refroidies par les courants provenant de la porte qui ne cesse de s’ouvrir et de se refermer sous les va-et-vient des clients. Je souffle sur ma boisson avant d’en goûter une gorgée.
— Bi, rectifié-je, de ce que j’ai compris.
Du bout des ongles, Loren picore un miniscule morceau de sa gaufre saupoudrée de sucre glace. Elle se lèche la pulpe de son pouce et de son index avec élégance avant de les essuyer dans sa serviette.
— C’est officiel. Je ne comprendrais jamais tes goûts en matière d’hommes.
— Quoi ? Il est mignon.
Pour étoffer mes propos, je fouille dans mon sac et sors mon téléphone. J’ouvre Facebook sur lequel nous avons échangé nos profils en nous quittant au port. J’ai passé une bonne partie de ma soirée à le stalker, me demandant s’il en faisait autant là où il était. Je défile les photos, l’écran tourné vers mon amie. Sur chacun des clichés, Raphael dégage un charme brut, paré de cet air provocateur qui ne le quitte jamais. Ses cheveux ont subi tellement de colorations que j’ignore quelle est la vraie.
— Regarde. Ne me dis pas que tu le trouves moche.
Sa bouche se tord dans une moue peu convaincue.
— Non, il a du charme… Si on aime le style émo et ado attardé, lâche-t-elle.
C’est vrai que Raphael n’a rien à voir avec son Dylan, grand blond au style scandinave, toujours tiré à quatre épingles. Du genre à porter une chemise repassée les jours fériés. Avec Loren, blonde également et ses jambes interminables, ils forment le couple parfait, presque caricatural. Les Barbie et Ken de notre monde.
Sans prévenir, celle-ci attrape mon téléphone pour se promener sur son mur.
— Eh !
— Tiens… Il a une moto, note-t-elle.
Je l’ai aussi découverte sur sa photo de couverture. Une bécane aux allures vintage avec ce phare rond, semblable à l’œil d’un cyclope.
— Cool, pas vrai ?
— Il n’a pas beaucoup d’amis... Moins cool.
— Il débarque à peine, argumenté-je, en récupérant mon portable. Il n’a peut-être pas eu le temps de se créer un cercle.
Je ne lui dis pas, mais ce point m’a également intrigué. Pas de parents. Pas d’amis tagués. Des commentaires rares, le plus souvent venant d’une certaine Jodie, dont le profil reste tout autant mystérieux.
— N’empêche que c’est bizarre. Il n’a pas eu de vie avant ? Il est tombé du ciel, ton Raphael ?
— Pourquoi pas ? Après tout, Raphael, c’est un nom d’ange.
Elle secoue la tête, l’esquisse d’un sourire aux bords des lèvres. Je porte de nouveau mon mug à ma bouche avant de lancer un coup d’œil vers l’extérieur. Une fine buée s’accumule sur la grande baie vitrée par laquelle on distingue les montagnes. Leur sommet couvert de neige éternelle embrasse un ciel laiteux. Bien que nous soyons en été, les températures restent fraiches et l’air humide. Certains passant ont d’ailleurs préféré garder leur coupe-vent pour aller se balader en ville.
— En tout cas, il me plaît, assuré-je, en enfouissant mon téléphone dans mon sac à main. Il me fait rire. Il m’a même proposé de gravir Table Top ensemble.
Un blanc tombe. Loren écarquille ses grands yeux bleus — qui n’ont pas ce magnétisme irrésistible que dégageaient ceux de Raphael — et pose sa tasse de thé dans un bruit sec contre sa soucoupe, attirant le regard réprobateur d’un vieil homme assis à la table voisine.
— Tu plaisantes, j’espère ? Qu’est-ce que tu lui as répondu ?
J’avale une lampée de mon cacao avant de répondre, savourant de la voir tréprigner d’impatience.
— J’ai dit que ça pourrait être sympa.
Qui fait ça ? Proposer une randonnée à une fille qu’il vient de rencontrer ? Pas un cinéma. Pas un restau. Non. Une balade en pleine montagne. Sa question m’a tellement prise à dépourvue que je n’ai pas su quoi répondre sur le moment. Et pourtant… j’ai fini par accepter. Peut-être que je suis imprudente. Peut-être que je suis folle. Mais je lui fais confiance sans savoir pourquoi.
Loren se redresse sur sa chaise.
— Mais tu ne le connais pas ce gars, s’étrangle-t-elle, sa voix montant dans les aigus. Et tu vas aller toute seule avec lui, là-haut ? T’es inconsciente ! Ça pourrait être un serial killer ! Déjà qu’ils nous a menti sur son orientation sexuelle.
Je fais rouler mon tasse entre mes paumes, mes ongles tapotant la céramique tiède. La vapeur qui s’en élève exhale une odeur sucrée. La réaction de Lolo ne me surprend pas. Elle a toujours été la plus prudente. Le genre qui vérifie dix fois avant de traverser la rue, à avoir une batterie de secours dans son sac et les localisations activées. Elle aime les choses carrées et déteste tout ce qui sort de l’ordinaire. Et Raphael n’est pas un garçon ordinaire.
— Il ne nous a pas vraiment menti quand on y repense. Il n’a jamais dit qu’il était gay. Il nous a dit qu’il n’était pas hétéro. Ce qui offre une multitude de possibilités.
— N’empêche. Il nous a manipulées pour qu’on le suive dans ce club.
— Raphael ne nous a pas manipulées… T’es parano, là, rétorqué-je, tu oublies que c’est le seul qui soit intervenu quand ce vieux porc nous collait au Sphinx.
Un silence s’installe ponctué par le brouhaha ambiant du café. Une musique folk s’échappe depuis des haut-parleurs. Un bébé pleure quelque part dans la salle. Des éclats de voix éclatent et le sifflement d’un percolateur résonne derrière le comptoir.
Je replonge le nez dans mon chocolat chaud. Vaincue, Loren lève les deux mains.
— D’accord, d’accord… Tu fais ce que tu veux après tout, mais fais juste gaffe, ok ? Je n’ai pas envie qu’on retrouve ton corps démembré au fond d’un ravin.
Je me retiens de rire face son imagination lugubre.
— Promis. Si jamais il essaie de me tuer, tu seras la première au courant.
Elle sourit, attendrie.
— Si ce mec ose te faire du mal c’est moi qui finirai en prison pour meurtre.
Mes yeux roulent dans leur orbite. Elle a l’air d’une fille coincée de prime abord, mais il ne faut pas se fier aux apparences. Surtout avec elle. Je me souviens du jour où un garçon m’a brisé le cœur au lycée. Pour me venger, Loren a subtilisé sa bouteille de shampoing dans les vestiaires, tandis qu’il s’entrainait à l’extérieur et a remplacé le savon par de la crème dépilatoire. Le lendemain Arthur est arrivé en cours avec une casquette vissée sur le crâne. Adieu, belles boucles brunes. Bonjour, boule à zéro.
Loren croque de nouveau dans sa gaufre quand une lueur espiègle traverse son regard.
— C’est un bon coup, au moins ? s’enquiert-elle, sans gêne.
Prise de court, je manque de m’étrangler avec ma salive. Je me tapote le sternum en riant nerveusement.
— Lolo !
— Alors ?
Je m’éclaircis la gorge.
— J’en sais rien ! On n’a pas encore franchi cette étape, si tu veux tout savoir.
— Même pas un petit bisou ? insiste-t-elle.
— Non plus.
Loren me dévisage un instant.
— Tu joues les coincées, maintenant ?
Je m’humecte la lèvre et recule contre le dossier de ma chaise, la poitrine bombée.
— Qui te dis que c’était moi la plus coincée d’entre nous deux ? C’était peut-être lui, le timide dans l’histoire, répliqué-je.
— Alors, il n’y a rien eu du tout ?
Je baisse les yeux sur mon mug, rougissant malgré moi. Rien que de repenser à sa main glissée sous ma robe, pour s’enrouler autour de ma cuisse me hérisse le poil. J’ai senti sa chaleur, sa confusion dans son regard. Il n’a pas essayé de me conquérir. Sous ses doigts, j’ai redécouvert ce que c’est d’être désirée, d’être vue... d’exister. Et ça, ça vaut tous les baisers volés.
— Si. Bien sûr. Il y a eu cette sorte... d’alchimie entre nous, repris-je, en triturant l’anse fendue.
J’ignore pourquoi Raphael m’attire autant. En tant normal, je ne suis pas attirée par les garçons aux allures de badboy. C’est peut-être ce paradoxe entre l’image qu’il renvoie et ce que j’ai lu en lui qui m’interpelle. Dans ce bar, j’ai rencontré un homme fougueux qui ne craignait pas d’user de ses charmes. Sur le port, j’ai fait face à un homme moins impétueux, mais toujours aussi attentionné.
— Alchimie du genre : il me touche la main et j’ai des papillons dans le ventre ? me chambre Loren.
— Raté. Je n’ai pas eu de papillon avec lui. Je me suis sentie légère. Comme si… Comme si plus rien d’autre n’existait autour de nous.
Mon amie me toise, amusée.
— Ouah. C’est pire que ce que je croyais. Tu es foutue, ma pauvre.
— Te moques pas de moi ! m’exclamé-je.
Son petit doigt levé, Loren boit une gorgée de son thé à la menthe.
— En tout cas, si les choses deviennent torrides, ajoute-t-elle, je veux connaître tous les détails.
— Rêve.
Notre dévivons rapidement vers des sujets plus terre-à-terre : la rentrée, les cours, les profs qu’on apprécie ou pas. Le temps a filé sans que nous nous en rendions compte. Hier encore, je rencontrai une petite blondinette au jardin d’enfants et aujourd’hui je fais face à une femme.
Au moment de nous quitter, Loren m’enlace.
— Sois prudente avec ton barbe-à-papa.
Je lève les yeux au ciel, mais répond à son étreinte.
— Je te le promets.