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10. Raphael

Raphael

Les mains enfoncées dans les poches, je déambule le long du front de mer. Le cri strident des mouettes, attirées par les effluves de la poissonnerie, éclate au-dessus de moi tandis que je m'approche de l'Alaska Commercial Fishermen's Memorial. Un monument dédié aux pêcheurs disparus. Quelques coquillages et bouquets de fleurs ont été déposés à son pied par les familles ou proches de ces hommes et ces femmes qui ont consacré leur vie à la pêche. Je m'arrête devant un mur où leurs noms sont gravés. L'étoile qui en accompagne certains indique une perte en mer. Je frôle doucement les inscriptions froides, en ressent le poids de leurs histoires, puis m'éloigne avant que celles-ci ne deviennent insupportables. Je m'installe sur un banc, happé par le paysage montagneux et l’esprit bercé par le clapotis des vagues.

Mes doigts tremblent quand j’ôte mes lunettes pour frotter mes yeux brûlants de fatigue. Je n’ai pas beaucoup dormi, hier soir. Sofia a hanté mes rêves. Cette femme m’obsède. C’est la première fois que je ressens une attraction aussi forte et elle n’est pas seulement physique. Elle me bouffe les tripes.

Je remets ma monture en place et sors ma troisième cigarette de la matinée. Faut que je m'occupe les mains. La bouche aussi. Sinon je vais péter un plomb. Pas seulement à cause du sevrage. Plus je suis sobre, plus je ressens les émotions des autres comme si c'était les miennes avant même qu'ils ne l'expriment. Je ris, pleure, hurle avec ces étrangers. Ce don — ou cette malédiction, comme je préfère la nommer — est apparu durant mon enfance. Depuis, je le subis plus que je n'en profite.

— Hey.

Je me retourne au son de la voix de Jodie.

— Hey. Désolé de t'avoir planté là-bas. J'avais besoin de prendre l'air.

Elle s'installe sur le banc à mes côtés, jambes croisées sous sa longue jupe. Ses ongles de pieds portent le même vernis bleu que ceux de ses mains — sans les pâquerettes.

— Prendre l'air en fumant une clope ? C'est un peu contreproductif, tu ne penses pas ?

J’expire par le nez. Je l'adore, mais qu'est-ce qu'elle peut être enquiquinante quand elle s'y met. Joe ne comprend pas à quel point j’ai besoin de ça, car malgré la confiance infinie que je lui voue, elle ne connait pas mes secrets les plus enfouis. Elle ignore tout de mes cauchemars et des émotions parasites qui s'infiltrent en moi à travers la moindre faille.

— Laisse-moi au moins les cigarettes, s'il te plait. C'est du tabac. Pas de l'herbe. Je suis pas con. J’ai pas envie de me faire choper par ces connards de flics et finir de nouveau à l’hosto. D'ailleurs, en parlant d'herbe... ça ne te gêne pas de me taxer une taffe de temps en temps.

— Le cannabis n'a rien à voir avec de l'oxy ou toutes les autres merdes que tu renifles.

— Bon, soupiré-je, si c'est pour me faire la morale que tu m'as proposé ce déjeuner, je préfère encore rentrer chez moi. Je sais que tu te fais du souci, mais...

— Bien sûr que je me fais du souci. Tu crois que j'ai envie de me recueillir sur ta tombe parce que t'auras fait une erreur de dosage ? J'ai quarante-cinq ans. Je dois mourir avant toi, mon chat. Pas l'inverse.

Je secoue la tête, désespéré. Je déteste quand elle aborde ce sujet.

— Arrête de dire ces conneries. T'es chiante. T'as vraiment le don de pourrir l'ambiance, craché-je, en écrasant le mégot sur le banc avant de le jeter dans l'eau.

Jodie pose sa tempe sur son épaule. L’odeur de son shampoing à la pomme me chatouille les narines. Mes muscles se détendent.

— Ils cherchent un nouveau commis dans le restau où je travaille. Ça te tente ?

Je m'écarte brusquement.

— Tu bosses toujours pour ces connards ?

— Faut bien payer le loyer. Et ça m'évite de me rendre trop souvent sur Kensington. On gagne pas des millions et le boss est un gros con, c'est vrai. Mais c'est toujours mieux que rien. Alors, qu'est-ce que t'en dit ?

Je me gratte la nuque. Ma jambe se remet à sautiller sur les planches. Un restaurant est égal à beaucoup de monde, et beaucoup de monde est égal à beaucoup d'émotions. Sans parler de l'alcool en libre accès. Un mauvais mélange qui pourrait m’exploser à la gueule. Je me mords l'intérieur des joues, les yeux fixés sur les montagnes de l'île Douglas. Travailler en cuisine, je l'ai déjà fait, et ça c'est plutôt mal terminé. Comme avec Steve, j’ai fini par m'embrouiller avec mon ancien patron. De l'argent avait disparu de la caisse et bien entendu, ils ont accusé "le camé", alors que je le clamerai toujours haut et fort, je n’ai absolument pas touché à ce fric. Quoiqu'il en soit, mon boss n'a rien voulu entendre et m’a foutu dehors.

Je me gratte le nez en reniflant. Je ne peux pas cracher sur cette offre.

— Pourquoi pas. C'est quoi l'adresse, déjà ?

— Je te l'enverrai sur WhatsApp, me promet Joe.

Le silence retombe. Ma main reprend ses tremblements. Jodie glisse ses doigts dans les miens et se blottit contre mon épaule, paupières closes. Elle est bien la seule personne au monde que je laisse ainsi empiéter dans mon espace personnel. Faut dire qu'elle a sacrément mérité ce privilège. Pourtant, quand nous nous sommes rencontrés, j’étais un véritable "chat sauvage", comme elle aime souvent me lui rappeler. Impossible de m'approcher ni même de me parler sans que ne sorte les crocs et les griffes. Mais elle n'a pas lâché l'affaire pour autant. Elle a tout de suite compris que derrière ces mots et cette violence affichés se cachait un garçon perdu.

— Je suis contente que tu sois venu, m’avoue-t-elle, j’apprécie beaucoup ces moments passés ensemble.

Je souffle du nez.

— Si je n’étais pas venu, tu aurais sonné à mon appartement jusqu’à ce que je t’ouvre.

Un éclat de rire s’échappe de ses lèvres.

— C’est vrai, mais il faut bien que quelqu’un s’occupe de toi.

Elle m’embrasse la joue puis efface d’un geste tendre le rouge que ses lèvres ont imprimé sur ma peau. Je plonge avec douceur dans son regard chocolat. Au début de notre relation, je refoulais cette profonde affection que je ressentais envers elle. J’avais l’horrible impression de trahir la mémoire de ma mère en aimant une autre femme de cette manière. Comme si cette place dans mon cœur lui était toujours réservée treize ans après. Ce sera toujours le cas, au fond. Jamais personne ne la remplacera. Mais Jodie a gagné le droit d’y entrer.

Mes yeux dérivent au loin, sur la vie du port, avant de s'accrocher sur une silhouette familière. Celle d'une femme qui déambule d'un pas tranquille le long du front de mer. Même sans ses strass et avec ses cheveux sombres relevés, je la reconnaitrais entre mille. Son pull rouge tranche avec le bois de la promenade, comme une balise dans la brume.

Mon sourire se dissipe. Jodie pivote sur le banc.

— Qu’est-ce qu’il y a ? On dirait que tu as vu un fantôme.

— C'est elle... Sofia, soufflé-je.

— Où ça ?

Je tends le bras sans la quitter des yeux.

— Là, avec le pull rouge et le jean blanc, précisé-je, la voix faible.

Gênée par le soleil, Joe plisse des yeux. Un courant d'air soulève une de ses mèches brunes qui vient se coller à ses lèvres. Elle la repousse d’un geste agacé et suit la direction indiquée.

— Mignonne. Je comprends pourquoi elle t'a tapé dans l'œil. Vas-y, m'encourage-t-elle, en me tapotant la hanche. Vas lui parler.

— Non !

Jodie claque ses mains sur ses cuisses, mimant de se relever.

— Très bien. Mama Jodie va s'en charger.

— Alors là, certainement pas. J'ai pas dix ans !

— Alors, qu’est-ce que tu attends ? Fonce beau gosse ! réplique-t-elle.

Le cri lointain d'un goéland fend le silence. Quant à moi, je reste scotché sur place, les doigts crispés sur les rebords du banc. Mon estomac se contracte et une bouffée de chaleur me brûle les joues. Mes paumes moites glissent sur mes genoux. J’ai la trouille. Moi, qui a déjà roulé à près de deux cents sur l'autoroute. Moi, qui ai déjà sauté du haut d'un pont, les pieds attachés à un simple élastique. Moi, qui me suis mis dans toutes les galères possibles et inimaginables... Ai la trouille d'aller parler à une femme.

— Je vais y aller, se moque Jodie, une étincelle de malice dans les yeux.

Elle se lève lentement, son regard espiègle dans le mien.

— Joe, s’il te plait. Non.

Je me recoiffe, me caresse la nuque, le nez. Mes mains tremblent de plus belle et pas seulement à cause du manque qui me ronge les nerfs, aussi à cause du trac. Debout, Jodie me juge avec une moue de défi, paumes sur ses hanches. Mon attention alterne entre mon amie et Sofia. Merde. Je ne peux pas. Je n’y arriverais pas. Cette femme est hors de portée. Elle est trop bien pour toi, me répète cette voix vicelarde. Qu’aurais-je à lui offrir avec mon foutu passé et mon cœur cabossé ?

Quand elle s’engage vers la rue, un frisson me parcourt. Les souvenirs de cette danse partagée m’encourage à ne pas la laisser filer. C’est vrai qu’il y avait eu un truc entre nous. Je ne peux pas le nier. Je l’ai senti, cette complicité et je suis presque sûr qu’elle aussi.

Je lève le menton vers mon amie, les traits crispés par l’angoisse.

— T’es chiante. T’es vraiment chiante.

Je bondis sur mes jambes, époussette mon jean délavé, tandis que Jodie saute sur place.

— Oui, s’extasie-t-elle, tu vas voir, ça va super bien se passer. J’en suis sûre. T’es un garçon en or et cette fille s’en rendra vite compte.

Je grimace. Joe lève son index.

— Tututu… Je ne veux entendre aucune jérémiade. Tu es beau et tu es bon. Répète après moi, je veux l’entendre.

— Elle s’en va.

— Ok, fonce, réplique-t-elle en me poussant vers la place. Et souris, bordel ! Fais pas cette tête de déterré !

Les poings fourrés dans les poches de mon pull, je m’avance vers ma danseuse maladroite. Mes pieds pèsent une tonne. Arrivé à mi-chemin, je me retourne vers Joe, ma bouée de sauvetage dans l’océan agité que sont ses pensées en ce moment. Elle m’encourage en agitant ses doigts.

— Allez !

Mes jambes me trainent jusqu’à la place. Sofia se tient en son centre, absorbée par l’écran de son téléphone. Une image banale, et pourtant j’ai l’impression qu’un projecteur est rivé droit sur elle, occultant tout le reste. Plus j’avance vers elle, plus la peur se diffuse dans mes veines. Mon cœur cogne fort. La tête me tourne. Autour de moi, le monde s’efface. Les sons se diluent. Si ça continue, je vais finir par tomber dans les pommes au milieu de tout le monde. Au moins, me surprends-je à penser, un malaise me sauverait de cette situation.

Désormais à quelques mètres d’elle, je me fige, net. Mes joues me brûlent. Mon estomac le torture. J’entrouvre la bouche, mais aucun mot ne souhaite en sortir. Comme si ma propre langue me disait : démerde-toi. Je ferme les yeux, inspire. L’air a un goût de sel. C’est foutu. Je vais me ridiculiser.

Je remplis mes poumons d’air, me lance… Sofia se retourne, fronce les sourcils en m’apercevant, puis son sourire apparait. Un vrai. Large, doux et rayonnant.

— Raphael ?

Coupé dans mon élan, j’avale ma salive de travers et me mets à tousser comme un tuberculeux. Sofia a à peine prononcé mon nom et me voilà en train d’agoniser sur place. Superbe entrée. La classe incarnée.

— Ça va, me demande-t-elle, en tapotant entre mes omoplates.

— Oui… je… hey. Comment ça va ?

— Super ! Je profite du beau temps. C’est pas souvent qu’on a un aussi beau soleil, à Juneau.

J’étudie le ciel bleu.

— C’est vrai.

Je reviens sur elle. Même en pleine journée, ses iris demeurent insondables. Perturbé, je m’éclaircis la gorge. me gratte la nuque, le bout du nez.

— Bon… Euh…

Je souffle un bon coup, reprends :

— Merde... Je suis vraiment pas doué pour ce genre de chose.

Ma maladresse la fait rire. Un rire qui enflamme mon cœur.

— T’étais pas aussi timide, samedi.

— C’est plus facile dans le noir et après quelques verres, avoué-je.

Un silence s’installe. Mais il n’a rien de pesant. Il est doux, agréable. Sofia incline la tête, les paupières plissées pour se protéger de la lumière vive.

— Tu voulais me dire quelque chose avant de t’étouffer ? demande-t-elle, espiègle.

Je cherche mes mots, mon courage. Ma langue trébuche. Pourquoi j’ai écouté Jodie ? Je m’apprête à rebrousser chemin, à marmonner un : c’est pas grave, quand Sofia me tend la main.

— Et si on marchait un peu ?

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