Raphael
— Comment ça se fait que je ne t'ai jamais croisée au Sphinx auparavant ? lui demandé-je.
J’en suis quasi sûr. Sofia n'est pas une cliente régulière du club. Une femme comme elle… Je l'aurais remarqué bien plus tôt et m’en serais souvenu. Pas seulement pour son joli minois, encadré de cette longue chevelure d’ébène ni pour cette robe rouge qui épousait à la perfection son teint hâlé, aussi pour cette chorégraphie décalée qui continue de m’amuser chaque fois que j’y repense. Cette scène absurbe est tatouée à jamais sur mes rétines.
— C'était la première fois qu'on y allait, avoue ma danseuse, Loren tenait à fêter notre passage en seconde année. Perso, ça me stressait un peu parce qu'on n’a que dix-neuf ans. Je me suis dit que si on se faisait prendre, ça risquait de nous créer des problèmes avec l'université. Faut croire que maquillées et bien apprêtées on fait plus vieille.
Je ravale un rire. Je n’ai jamais foutu les pieds dans une université — ma vie ayant suivi un chemin bien moins académique — mais je doute qu’entrer en boite de nuit en dessous de l’âge légal puisse valoir une exclusion définitive. Elle n’a tué personne. Elle s’est juste amusée en se sirotant un cocktail trop sucré. Et sans alcool, qui plus est…
Que fait la police ?
Je me mords l’intérieur des joues. Cette fille n’avait pas l’air si angoissée que ça au Sphinx, quand elle dansait dans les bras de son amie. Les siens étaient si peu synchronisés qu’ils semblaient mus d’une volonté propre, ou qu’elle était en train de se faire électrocuter. Voire les deux en même temps. Elle a bousculé un homme, marché sur le pied d’un autre, frôlé un serveur chargé de cocktails manquant de renverser son plateau avant que celui n’évite par miracle la catastrophe. Et elle avait l’air encore moins angoissée, quand c’est entre mes mains qu’elle se donnait à fond.
— Tu ne serais pas en train de te moquer de moi, par hasard ?
Ses yeux noirs s’ouvrent en grand.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tu me paraissais très à l’aise pour quelqu’un de stressé, dis-je en mimant des guillemets. T’en avais de l’énergie à revendre. Une vraie pile électrique.
Ses joues s’empourprent.
— Pourtant c’est le cas, je t’assure ! Je me suis laissée emporter par la fougue du moment, voilà tout.
— Mouais.
— Mouais, répéte-t-elle, hilare. Je n’ai aucun compte à te rendre !
— Dans tous les cas, mademoiselle Sofia, reprends-je, en me penchant vers elle. Ils vérifient rarement les cartes d'identité, que ce soit au Sphinx ou au Flamingo. J'ai vingt ans et pourtant ça fait deux ans que j'y entre sans aucun problème. Je ne me suis jamais fait contrôler.
Son souffle chaud me brûle, tandis que je ne respire plus. Les images affluent. Je revois ses cuisses charnues, ses hanches, sa poitrine couverte de paillettes scintillant sous les spots tamisés. J’imagine mes doigts sur sa peau nue. Ma bouche dans l’arc délicat de son cou. Son odeur entêtante de Lilas. J’ai grandi dans un monde sans fleurs, sans douceur, mais depuis que j’ai rencontré cette femme, j’ai l’impression de voyager au jardin d’Eden. Elle est terrifiante, fascinante.
Je recule avant de commettre une connerie.
— Bon danseur et hors-la-loi... J'ignorais que c'était compatible, commente-t-elle, espiègle, les bras croisés sous sa poitrine.
— Tu n’imagines pas à quel point…
Que penserait-elle de moi si elle savait ? Que j’ai grandi la rage au corps ? Qu’à l’âge où les adolescents jouent aux jeux vidéo, je passais mes après-midi dans des squats miteux à fumer des joints et pire encore ? Que j’ai dû user mes poings pour survivre ? Sofia ignore tout des horreurs qui traverse mon esprit en cet instant. Elle me sourit, innocente. Le plus beau sourire que j’aie jamais vu. Le plus sincère. Un grain de beauté trône au-dessus de sa lèvre et je peine à m’en décrocher. Voilà près de dix minutes que nous bavardons tous les deux, assis sur un banc rongé par l’humidité, avec pour unique compagnie la rumeur de la houle. Nos genoux se frôlent de temps en temps et je sens monter en moi une vague de douceur. Mes mains ne tremblent plus et cette femme semble en être le remède. Malheureusement, ce répit ne durera pas, je le sais. Je ne suis qu'en sursis, alors je savoure chaque seconde passée en sa compagnie.
— Qu'est-ce que tu étudies ? l’interrogé-je.
— Je suis un programme pour devenir éducatrice spécialisée.
Je jette un rapide coup d'œil sur la droite, là où m'attend Jodie, mais elle s’est éclipsée. A sa place, un vieil homme aux yeux perdus contemple le ballet des navires. Mon regard explore les docks. Des bateaux de pêche amarrés tanguent paresseusement sur l’eau. Une joggeuse passe, tractée par un chien tirant la langue. Deux types discutent en agitant les mains. Aucun signe de mon amie. Elle m'a laissé seul face à mon destin. Je me sens reconnaissant qu'elle m'ait poussé à aller vers Sofia, même si j’ignore si c'était une bonne chose ou pas. Je n'ai aucune foutue idée de comment m'y prendre pour séduire une femme dans un but romantique. Je n'ai jamais eu ni d'amoureux ni d'amoureuse, juste des histoires sans lendemain. Je sais baiser, pas aimer. Je ne sais même pas si j’ai vraiment envie de me lancer dans une relation durable avec elle. Mais Sofia et ses iris noires qui semblent emprisonner l’univers tout entier me troublent. Irrémédiablement, cette femme me trouble.
Je reviens sur ma danseuse maladroite et lui demande en quoi consistent ses études.
— On nous forme à devenir des enseignants capables de prendre en charge des enfants qui ont des besoins spécifiques, m’informe-t-elle.
Je hoche la tête, intrigué.
— Quel genre de besoin ?
— De toutes sortes. Autisme, troubles de l'apprentissage, comportementaux, handicaps...
Ou en prison, ajouté-je, pour moi-même. Je me souviens des éducateurs de la maison d’arrêt où j’ai passé la majeure partie de mon adolescence. Ceux qui s’efforçaient à nous apprendre des leçons tandis que je rêvais d’évasion définitive.
— Et ça te plait ? m’enquiers-je.
Sofia opine.
— Beaucoup ! Je trouve ça super qu’on puisse accompagner des enfants en difficulté et les aider à s’en sortir quel que soit leur parcours.
J’acquiesce. Donc en plus d'être belle à tomber, cette femme possède un grand cœur.
— Ma mère aussi était instit. Enfin, pas spécialisée. Une instit normale dans l’élémentaire, précisé-je.
— Ici ?
— Au Canada.
Accoudée sur le dossier du banc, Sofia penche la tête, le menton appuyé sur son poing. Le vent salé envoie l’une de ses mèches brunes lui scinder le visage en deux. Je réprime mon envie de la remettre en place derrière son oreille sur laquelle un éclat attire mon attention. Un dauphin doré, souligné d’une pierre écarlate.
— Tu es canadien ?
— Colombie-britannique, pour être plus précis.
— Tu n’as pas du tout d’accent.
Je me frotte le bout du nez, replonge dans ses yeux.
— J’ai déménagé à Anchorage quand j’avais huit ans, expliqué-je, si j’en avais un, j’ai dû le perdre en cours de route.
— Anchorage ? C’est loin ! À quelle occasion tu as atterri à Juneau ?
Ma mâchoire se crispe. Je ne peux pas lui dévoiler la vérité. Ma danseuse, aussi ouverte d’esprit soit-elle, me prendrait pour un dingue si je lui avouais voir des couleurs imaginaires et rêver d’événements terribles sur le point de se produire.
— Je suis arrivé ici fin 2009. J’avais… besoin de changer d’air.
La réponse me convient. C’est une vérité en soi. Anchorage et tous les souvenirs que cette ville renfermait m’oppressaient. Je ne sortais plus de chez moi, terrifié à l’idée de mettre un pied dehors et de subir les émotions des autres, d’appeler des cauchemars.
— Perso, j’ai toujours vécu ici. Face à ces montagnes, réplique Sofia, en désignant les crêtes.
— Tu as déjà grimpé là-haut ? demandé-je, en me protégeant les yeux, une main en visière malgré mes lunettes de soleil.
Je n’ai jamais fait ça : proposer une balade. D’ordinaire, j’offre mon lit, une clope. Mais pas à elle… Sofia mérite quelque chose de propre, de pur.
— Tu vas rire, mais non. Même Table Top qui a la réputation d’être assez facile, je ne l’ai jamais gravi.
— On pourrait y faire un tour, un de ces quatre, proposé-je.
Elle balaie sa mèche rebelle d’un revers et se mord la lèvre inférieure. Les bracelets qui ornent son poignet s’entrechoquent, produisant un agréable cliquetis. Devant sa mine gênée, je m’empresse d’ajouter :
— Ce n’est qu’une idée balancée comme ça. Tu n’es pas obligé d’accepter. Ce n’est pas comme si on avait partagé un slow.
— Quelle horreur ! T’imagines ? Moi, danser un slow avec un parfait inconnu ? Jamais.
— Ce serait de la pure folie.
— Et dangereux, enchaine ma danseuse, en riant.
Son rire cristallin m’écorche le cœur. Puis un silence tombe, nullement pesant. Presque complice.
Dangereux. Je réalise que le mot convient parfaitement. Cette femme-là, avec sa lumière, est dangereuse. Pour moi. Pour elle-même. Parce que déjà je la sens qui s’infiltre dans mes veines : cette toxine douce et enivrante. Chacun de ses regards, chacune de ses paroles est un puissant shoot qui déverse autant de dopamine et d’endorphine dans mon organisme. Cette femme-là est une délicieuse drogue.
— Alors, cette balade ? demandé-je en ne la quittant plus du regard.
— Pourquoi pas, approuve-t-elle, en jouant avec ses breloques. Ça peut être sympa. Mais avant ça… Faisons les présentations convenablement.
Elle m’offre sa main avec assurance.
— Sofia. Sofia Delgado.
Je l’imite.
— Raphael. Raphael Kelly.