La voiture roulait en silence, avalant les rues escarpées de la favela. Le moteur grondait doucement sous la tension du trajet, comme un écho du chaos encore suspendu entre eux. Numa tenait le volant d’une main ferme, l’autre posée sur le levier de vitesse, comme s’il pouvait garder le contrôle sur quelque chose qui lui échappait déjà.
À côté de lui, Klea semblait ailleurs. Dissoute dans la pénombre du siège passager, le regard perdu dans un point flou entre le pare-brise et l’infini. Sa respiration était silencieuse, à peine perceptible. Seule la lueur blafarde des lampadaires effleurait son visage, projetant des ombres sous ses yeux cernés. Elle ne bougeait pas, recroquevillée contre elle-même, comme si son propre corps était devenu un espace étranger.
Numa ne disait rien. Il jetait parfois un coup d’œil vers elle, ouvrait la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. Quels mots pouvaient encore avoir du sens après ce qu’elle venait de vivre ? Alors il se contenta de conduire, laissant la nuit refermer ses griffes sur eux.
L’ascension à travers les ruelles accidentées fut plus longue que d’habitude. Peut-être parce qu’il roulait plus lentement, conscient du poids invisible qui pesait sur elle. Ou peut-être parce que le temps lui-même s’étirait, incapable de se calquer sur la violence de la soirée.
Lorsqu’ils atteignirent enfin la petite maison de Numa, perchée sur les hauteurs de la favela, il coupa le moteur. Un instant, ils restèrent là, figés dans un entre-deux, bercés par le lointain bourdonnement de la ville qui ne dormait jamais.
— Klea…
Pas de réaction.
Il soupira, contourna la voiture et ouvrit sa portière. Une brise tiède s’infiltra dans l’habitacle, soulevant une mèche de ses cheveux emmêlés. Elle ne broncha pas.
— Viens.
Il effleura son bras du bout des doigts. Elle sursauta violemment.
Un éclair de panique traversa son regard. Puis elle sembla le reconnaître et s’abandonna contre lui, comme un pantin dont les fils venaient de céder. Il eut juste le temps de la rattraper avant qu’elle ne s’effondre.
— Putain…
Elle était glacée, malgré la chaleur moite de la nuit. Il raffermit sa prise sur elle et l’entraîna à l’intérieur.
Les marches grinçaient sous leurs pas. L’ampoule vacillante du couloir jetait des éclats tremblants sur les murs défraîchis. À chaque pas, Numa sentait son poids contre lui, une présence à la fois là et absente.
Quand ils passèrent la porte, une silhouette bondit du haut d’une étagère.
Un éclair doré dans la pénombre.
Loki.
Le chat noir atterrit souplement sur la table, ses pupilles dilatées brillant dans l’ombre. Il fixa son maître, puis, d’un geste désinvolte, fit basculer un verre posé trop près du bord.
BAM.
Le bruit fendit l’air.
Klea s’immobilisa.
Son cœur implosa.
Le sol s’effaça sous ses pieds.
Tout vacilla.
Une autre image s’imposa.
Verre brisé. Liquide renversé.
Une flaque translucide qui s’étalait lentement sur le carrelage.
Une goutte roula du bord de la table.
Elle la suivit des yeux.
BAM.
Un autre bruit. Le même. Mais ce n’était plus du verre.
Un trophée tombant au sol.
Le sien.
Elle sentit encore le poids du métal doré dans sa main.
L’excitation.
L’euphorie.
Puis la chute.
Le carrelage froid sous ses genoux.
Une main immobile.
Un corps.
Sa mère.
L’odeur du sang lui revint en plein visage.
Forte. Écœurante.
Quelque chose s’écrasait contre sa poitrine, l’empêchant de respirer.
Un bruit. Une respiration. Trop rapide. Trop forte.
Une pression sur son épaule.
— Klea ?
Elle sursauta.
Tout trembla.
L’image se brisa en mille morceaux.
L’appartement de Numa se superposa à celui du passé.
Le canapé sous elle était réel.
Le verre brisé n’existait plus.
Mais son cœur battait encore ailleurs.
Loki s’étira près des débris, indifférent à l’orage dans sa tête.
Elle tremblait.
Numa ne dit rien. Il s’agenouilla devant elle, posa une main hésitante sur son bras.
— Reste avec moi, murmura-t-il.
Elle ne répondit pas.
Il la laissa s’effondrer sur le canapé, tira une couverture sur elle, puis resta là, en silence.
À veiller.
À attendre qu’elle revienne.
L’obscurité l’avait engloutie.
Une nuit sans contours.
Sans rêves.
Sans échappatoire.
Seul un poids diffus sur sa poitrine. Un poids qu’elle ne comprenait pas, mais qui l’écrasait doucement.
La favela s’étalait sous eux comme un chaos figé, un amas de tôles, de béton fissuré et de fils électriques emmêlés. Vue d’en haut, elle semblait presque paisible, baignée par la lumière laiteuse de l’aube. Mais ici, dans la petite maison de Numa, l’air était lourd, chargé d’humidité et de relents de tabac froid, de café tiède et de quelque chose de plus indéfinissable : la fatigue, peut-être, ou simplement la vie qui s’accroche.
Klea était toujours sur le canapé, enveloppée dans la couverture trop fine pour réellement la réchauffer. Loki dormait en boule contre elle, son pelage noir contrastant violemment avec la pâleur de sa peau. Son souffle était irrégulier, trop rapide par moments, comme si son corps refusait encore de lâcher prise.
Numa, lui, s’affairait en cuisine, dos à elle, mais son attention ne l’avait jamais quittée. Il jetait parfois un coup d’œil furtif, vérifiant si elle était toujours là, si elle respirait toujours.
Puis une odeur.
Ronde. Chaude. Amère.
Le café.
Une routine. Une habitude gravée dans la peau du matin.
Lentement, le voile du sommeil se fissure.
Klea bouge légèrement sous la couverture, ses membres sont lourds, sa tête engourdie, mais ce parfum…
Ce parfum, elle le connaît.
Elle sait exactement où elle est.
Chez Julietta.
Évidemment.
Pourquoi aurait-il pu en être autrement ?
Hier soir, elle a gagné. Elle s’en souvient maintenant. Elle a bu, beaucoup trop, elle en paye le prix. Sa tête bourdonne, ses muscles sont ankylosés, et Julietta, fidèle à elle-même, prépare déjà du café, une main sur la hanse de la tasse, l’autre refermant le pot de sucre.
C’est le matin. Un matin normal.
— Tu veux du café, Klea ?
La voix est douce. Fatiguée, mais douce.
Elle hoche la tête sans ouvrir les yeux. Murmure un oui à peine audible.
Mais rien ne vient.
Pas de bruit de liquide versé.
Pas de pas qui s’éloignent.
Juste un silence trop compact.
Un doute s’infiltre. Sourd. Collant.
Quelque chose lui effleure le bras. Une pression légère, réconfortante. Une présence. Julietta.
Klea entrouvre enfin les yeux—
Le contact disparaît.
Elle est seule.
Son souffle s’accélère. Son cœur cogne trop fort, trop vite.
Julietta n’est pas là.
Mais alors… qui lui a parlé ?
Elle se redresse brusquement. Son crâne tourne, son estomac se noue. Elle plisse les yeux pour s’habituer à la lumière—
Ce n’est pas son salon.
Ce n’est pas l’appartement de Julietta.
C’est une pièce trop étroite, aux murs défraîchis, envahie par l’humidité et l’odeur de tabac. Une étagère menace de s’effondrer sous le poids des souvenirs empilés.
Numa.
Il est là. Dos à elle, tasse à la main.
Ce n’est pas chez Julietta.
C’est chez Numa.
Et alors, tout explose en elle.
Le bruit du verre brisé.
Le sang.
Le corps de Julietta.
Elle agrippe la couverture comme si elle pouvait se protéger du poids de la mémoire. Mais elle ne peut pas. Ça s’infiltre sous sa peau, ça s’accroche à ses os.
Une nausée brutale la plie en deux.
Elle veut s’échapper. Mais il n’y a rien où fuir.
Alors elle se replie. Se laisse happer par l’obscurité moite de la favela. Par l’épuisement qui la fauche avant qu’elle ne puisse penser davantage.
Elle s’efface.
Juste un peu plus longtemps.
BAM BAM BAM.