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KiriaParker
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Chapitre 8 [Partie 2]

La nuit avait posé son voile trouble sur la ville. Les lampadaires diffusaient une lumière pâle, tremblotante, projetant des ombres mouvantes sur le bitume humide. Luken marchait d’un pas mesuré, les mains enfoncées dans les poches de sa veste, son regard froid balayant les alentours. Le quartier avait toujours eu une odeur particulière : un mélange d’humidité, de tabac froid et d’essence rance. Il connaissait cet endroit. Trop bien.

La chaleur moite du bar l’enveloppa aussitôt qu’il passa la porte. L’odeur âcre de tabac froid, de bière éventée et de cuir usé le frappa en plein visage. Luken balaya la pièce d’un regard rapide, automatique. Il savait que ce genre d’endroit fonctionnait sur des codes invisibles. Des alliances tacites, des présences acceptées ou tolérées.

Lui ?

Il était toléré. Tout juste.

La conversation ambiante se fit plus feutrée à son entrée, comme un souffle de méfiance instinctive. Les habitués ne l’avaient jamais vu en uniforme, mais ça ne changeait rien. Ils savaient qui il était. Et surtout, ce qu’il représentait.

Il n’en avait rien à foutre.

Il avançait d’un pas mesuré, les épaules basses mais le regard alerte, la mâchoire serrée comme s’il mâchait du plomb. Certains détournèrent les yeux, d’autres l’observèrent du coin de l’œil, jaugeant si sa présence signifiait des emmerdes ou s’il venait juste noyer une longue journée dans l’alcool. Ayden, lui, ne leva même pas immédiatement les yeux. Il continuait sa conversation avec un type en bout de comptoir, un habitué à la barbe grisonnante qui triturait nerveusement un briquet entre ses doigts. Un tic qui trahissait un secret mal digéré.

— Le problème avec le passé, disait le client d’un ton bas, c’est qu’il a tendance à revenir cogner à la porte quand on s’y attend le moins.

— Mmh, ouais. Parfois, vaut mieux éviter d’ouvrir, répondit Ayden en posant un verre propre sous le bar. D’autres fois, faut juste avoir la bonne clé.

Il releva finalement les yeux vers Luken, et un sourire en coin étira ses lèvres.

— T’as une sale gueule, toi.

Luken ignora la remarque et s’installa sur un tabouret, son dos raide contre le comptoir.

— Un whisky. Quelque chose de correct.

Ayden hocha la tête et attrapa une bouteille sans se presser. En lui versant son verre, il reprit d’un ton tranquille :

— T’arrives après la tempête. Ou avant, peut-être.

— Tu parles de quoi ?

Ayden haussa un sourcil amusé.

— D’un peu tout. Les gens parlent. Mais t’sais bien, ici, c’est toujours que des rumeurs.

Luken prit son verre et le fit tourner entre ses doigts, réfléchissant à la manière dont Ayden posait ses mots. Un bruit de chaise raclée retentit derrière lui, suivi de quelques murmures à peine audibles. Il ne se retourna pas, mais il savait que certains se demandaient pourquoi il était là. Et surtout, ce qu’il savait.

— Les rumeurs, ça va, ça vient, reprit Ayden en essuyant le comptoir d’un geste négligé. Suffit de tendre l’oreille au bon moment.

Luken but une gorgée. L’alcool lui brûla la gorge, mais il était trop concentré pour s’y attarder.

— Et c’est quoi, le bon moment ?

— Ça dépend. Des fois, faut remonter un peu loin pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui. T’sais, les vieilles histoires qui traînent encore dans l’air.

Luken posa lentement son verre. Son regard s’attarda sur Ayden, cherchant à lire entre les lignes.

— C’est dangereux de s’accrocher au passé.

— Ouais, confirma le barman en haussant légèrement les épaules. Mais y’a toujours des cons pour vouloir le déterrer. Ou d’autres qui prient pour qu’il reste six pieds sous terre.

Silence.

Luken savait qu’il ne parlait pas pour rien. Ayden n’était pas du genre à philosopher sur le temps qui passe sans raison. Il lui disait quelque chose. Mais à sa manière. Sans rien donner directement. Juste assez pour que Luken fasse le lien lui-même.

— Et toi ? demanda Luken en le fixant. T’es de quel côté ?

Ayden sourit, pencha légèrement la tête.

— Moi ? Je sers des verres.

Un ricanement discret s’échappa d’un client un peu plus loin.

Luken serra la mâchoire. Ayden était prudent, comme toujours. Il l’aiguillait, mais sans se compromettre. Il ne lui dirait rien de plus ouvertement. Pas ici. Pas devant ces oreilles qui traînaient.

Alors Luken laissa tomber. Pour l’instant.

Il finit son whisky en silence, le poids de la conversation s’installant dans un coin de son esprit. Il savait qu’il allait devoir creuser. Mais pas maintenant. Il devait digérer l’information. La tordre dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle prenne un sens.

Ayden posa un deuxième verre sur le comptoir, sans un mot. Luken hésita une fraction de seconde avant de le prendre. Et puis merde, il n’était plus en poste, il pouvait bien boire encore un peu. Que lui dirait-on, quand d’autres policiers trahissaient leur valeur pour un peu plus d’argent ?

Le deuxième verre était presque vide quand Luken s’aperçut qu’il n’écoutait plus vraiment les bruits du bar. Les voix autour de lui s’étaient fondues en un brouhaha indistinct, comme un fond sonore trop lointain pour être réel. Même le regard d’Ayden, perçant mais détendu, lui paraissait flou.

Son esprit dérivait. Il se perdait entre les fils rouges de son tableau blanc mental, entre les non-dits de Numa, les doutes de Hera, l’entêtement d’Isaac… et cette foutue affaire qui n’en était pas une.

Qu’est-ce que tu fous, Luken ?

Il passa une main sur son visage, frottant ses paupières comme pour essuyer l’alcool qui lui embrouillait le crâne. Ça ne servit à rien. Il avait beau essayer, il n’arrivait pas à remettre de l’ordre dans ses pensées.

Isaac avait raison sur un point : il évitait les vraies questions. Pourquoi diable avait-il accepté cette foutue mission ? Depuis deux jours, il se noyait dans des justifications bancales. Il se disait que c’était pour éviter que cette affaire tombe dans l’oubli. Que Numa, pour une fois, n’avait peut-être pas tort. Que si ce meurtre était signalé trop vite, il disparaîtrait sous les piles d’autres crimes jamais résolus, sous les magouilles d’un commissariat gangrené jusqu’à la moelle.

Mais était-ce la vraie raison ?

Ou bien… était-ce juste parce qu’il ne supportait plus de jouer les marionnettes dans un système qu’il méprisait ?

Sa gorge se serra.

Son badge.

Il eut un mouvement de recul presque imperceptible en y pensant. Un réflexe absurde. Comme si son propre insigne lui brûlait la poitrine, comme s’il le portait encore malgré son absence physique. Luken vida d’un trait le fond de son verre et le reposa brutalement sur le comptoir. Ayden ne broncha pas. Il connaissait cette lueur trouble dans ses yeux. Il l’avait déjà vue chez d’autres, bien avant lui.

— Si tu comptes décuver ici, j’vais devoir te faire payer une chambre, lança-t-il d’un ton tranquille.

— J’ai pas l’intention de dormir.

— T’as pas l’air d’avoir l’intention de penser droit non plus.

Luken lui lança un regard en coin, mais Ayden haussa simplement les épaules avant de s’éloigner pour servir un autre client.

Il enfonça son visage dans ses mains.

Deux jours. Deux jours qu’il évitait de répondre aux messages d’Isaac. Deux jours qu’il fuyait les soupçons de Hera. Deux jours qu’il savait exactement ce qu’il aurait dû faire en tant que policier.

Prévenir ses supérieurs.

Ouvrir une enquête officielle.

Foutre ce meurtre sur la table et laisser le commissariat en faire ce qu’il voulait.

Mais il ne l’avait pas fait.

Parce qu’il savait.

Il savait que cette affaire, comme tant d’autres avant elle, serait balayée sous le tapis si elle ne servait pas un intérêt plus grand. Il savait que son rapport serait lu par des yeux déjà complices, que la justice, la vraie, n’en aurait jamais connaissance.

Et il savait que Numa, malgré toute la haine qu’il lui inspirait, avait raison.

Si personne ne remuait la merde, alors personne ne la remarquerait.

Mais putain… pourquoi lui ?

Pourquoi c’était à lui de porter ce poids, alors que tout ce qu’il voulait, c’était faire son boulot sans devoir choisir entre ce qui était juste et ce qui était légal ?

Il serra la mâchoire et repoussa son verre.

Ses pensées tournaient en boucle, incapables de se fixer sur un seul point. L’alcool n’aidait pas. Il savait que boire pour calmer cette tempête était une connerie monumentale. Mais il n’avait rien d’autre sous la main.

Luken observa distraitement la surface ambrée de son verre, la lumière du bar y projetant des reflets mouvants. Un murmure de conversation, le cliquetis des glaçons dans un verre, la musique étouffée par le brouhaha. Il s’accrochait à ces bruits familiers, cherchant un ancrage.

Puis, un mouvement à l’entrée attira son attention.

Rien de notable, en apparence. Juste un type qui hésitait sur le pas de la porte, scrutant la pièce d’un regard furtif. Pas de quoi déclencher un signal d’alerte chez quelqu’un d’autre. Mais Luken, lui, nota tout.

La tension discrète dans les épaules. L’ombre d’un soupir retenu avant d’entrer. Ce léger instant d’arrêt, presque imperceptible, avant de faire le premier pas. Il soupira avant même de lever les yeux, pendant que son frère se glissa sur le tabouret à côté de lui, un peu trop vite, comme s’il cherchait à noyer une hésitation dans le mouvement. Luken n’eut pas besoin de le regarder pour comprendre. Isaac essayait de jouer l’indifférence, comme toujours. Mais quelque chose avait changé.

D’ordinaire, il s’installait avec cette arrogance nonchalante qui lui était propre, balançant son poids contre le comptoir, le dos droit, le regard assuré. Ce soir, c’était différent. Son coude reposait un peu trop lourdement sur le bar, son autre main traçait des cercles lents sur le bois usé. Et surtout, il n’avait pas encore prononcé un seul mot.

Luken ne fit aucun commentaire. Pas tout de suite. Isaac fit signe à Ayden.

— Un verre pour moi aussi.

Luken haussa un sourcil mais se tut. Le silence entre eux était épais. Presque pesant.

Ayden posa le verre devant Isaac, et ce dernier l’attrapa, mais ne but pas tout de suite. Il se contenta de fixer l’alcool comme s’il espérait y trouver une réponse. Puis, il tourna lentement la tête vers Luken. Et dans ses yeux, il n’y avait plus la colère d’avant. Juste autre chose. Quelque chose de plus grave.

— Tu le sais, hein ?

Luken ne répondit pas. Il ne voulait pas entendre cette question. Parce qu’il connaissait déjà la réponse. Mais Isaac continua.

— Tu sais très bien que cette histoire va nous bouffer, tous les deux.

Un ricanement bref s’échappa de la gorge de Luken. Il attrapa son verre vide et le fit tourner entre ses doigts.

— C’est déjà le cas, non ?

Isaac ne réagit pas tout de suite. Puis, lentement, il porta son verre à ses lèvres et but une gorgée.

— Ouais.

Un silence. Lourdeur suspendue entre eux. Luken observa Isaac du coin de l’œil alors qu’il reposait son verre sur le comptoir. Ses doigts serrèrent brièvement le cristal avant de se détendre, comme s’il lui en coûtait de lâcher prise.

Mauvais signe.

Isaac était du genre à masquer le bordel qui le suivait partout. Il excellait à l’art du mensonge décontracté, à faire croire que tout allait bien même quand tout brûlait autour de lui. Mais là… Là, c’était différent.

Luken connaissait ces infimes variations, ces silences trop longs, cette façon qu’avait son frère d’éviter son regard sans en avoir l’air. Et surtout, ce fichu tic nerveux—ses doigts traçant des motifs invisibles sur le bois du bar. Il allait ouvrir la bouche, lui poser la question qu’il fallait, quand Isaac parla le premier.

— T’as déjà eu cette sensation ?

Luken ne répondit pas tout de suite.

— Laquelle ?

Isaac inspira lentement, roula son verre entre ses paumes.

— Comme si t’avais fait une connerie… mais pas une de celles dont tu peux te sortir en souriant et en sortant un billet. Un truc… plus profond.

Luken sentit son estomac se nouer.

— T’es en train de me dire quelque chose ou t’essaies juste de vider ton sac ?

Isaac eut un sourire, mais il était tordu, sans chaleur.

— Un peu des deux.

Il finit son verre d’un trait, grimaça légèrement, puis posa son regard sur Luken.

— On devrait peut-être rentrer.

C’était une fuite. Un signal d’alarme déguisé. Isaac, le type qui traînait toujours plus longtemps que nécessaire, qui aimait faire durer les soirées jusqu’à ce que la ville s’efface derrière l’alcool et les rires, venait de proposer de partir.

Luken planta son regard dans le sien, scrutant les ombres qui se terraient derrière ses prunelles. Il n’y vit pas de peur franche, pas encore. Mais il y avait autre chose. Une tension sous-jacente, un calcul silencieux.

Il savait que ça ne servait à rien d’insister. Pas maintenant.

— Ouais. Allons-y.

Ils se levèrent en même temps. Ayden leur lança un regard en coin mais ne posa pas de question. Il savait quand il ne fallait pas en poser.

L’air nocturne s’engouffra dans leurs vêtements dès qu’ils franchirent la porte du bar. Une fraîcheur qui aurait dû être anodine, mais qui, ce soir, portait un goût amer. Luken avança, les mains enfoncées dans les poches. Isaac marchait à côté de lui, un peu plus tendu que d’habitude.

Quelque chose clochait.

Et Luken savait que les problèmes continueront de s’accumuler, sans qu’il ne puisse tout gérer de front. Pas si Isaac n’y mettait pas un peu du sien.

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