La porte vibra sous des coups impatients.
— Putain, Numa, ouvre !
La voix d’Isaac, rauque, traînante, celle d’un mec qui n’a pas encore bu son premier café.
Numa ferma brièvement les yeux et poussa un soupir. L’idée de gérer Isaac avant même d’avoir enfilé un t-shirt propre ne l’enchantait pas. Mais il n’avait pas le choix.
Le verrou tourna dans un cliquetis sec.
Lorsque la porte s’ouvrit enfin, Isaac pénétra dans l’appartement avec son énergie habituelle, un mélange de nonchalance et d’assurance qui semblait imprégner chaque pièce où il mettait les pieds. L’air dense de la favela s’engouffra derrière lui, chargé de poussière, de chaleur et de cet effluve boisé qui lui collait à la peau.
Il s’attendait à retrouver Numa dans un état approximatif – ce n’était pas la première fois qu’il débarquait ici après une nuit agitée – mais son regard accrocha une silhouette sur le canapé, et il s’arrêta net.
Quelque chose en lui vacilla.
Une fille.
Ce n’était pas un détail anodin. Il connaissait les habitudes de Numa, savait qu’il ne s’embarrassait pas de complications inutiles. Mais il y avait quelque chose dans cette scène qui clochait. La façon dont elle était recroquevillée, son souffle trop rapide, la tension subtile dans les épaules de Numa.
Pendant une fraction de seconde, une sensation étrange lui traversa la poitrine. Un pincement. Un écho de quelque chose qu’il ne comprenait pas encore. Il l’observa, essayant de déchiffrer ce malaise insidieux qui lui nouait l’estomac.
Et comme toujours, plutôt que d’y faire face, il se réfugia dans l’humour.
— J’ai connu des lendemains de soirée où t’étais dans un plus sale état, mais là…
Il s’adossa nonchalamment au dossier du canapé, croisant les bras. Il voulait que ça paraisse naturel. Que ce battement hésitant dans sa poitrine s’efface sous le poids des habitudes.
Mais la fille ne réagit pas.
Elle ne bougea pas d’un millimètre.
Un frisson glissa le long de sa nuque.
Ce n’était pas normal.
Il plissa les yeux, détaillant enfin son visage, cette peau trop pâle sous la lumière pâle du matin, ces cheveux emmêlés, ces cernes violacés qui creusaient ses traits.
Et puis, la reconnaissance le frappa de plein fouet.
Un électrochoc.
— Attends…
Il sentit son estomac se tordre, son souffle se bloquer une seconde.
— Klea ?
Le masque tomba.
D’un mouvement brusque, il s’accroupit devant elle, cherchant à capter une réaction, un signe de vie plus tangible que ce souffle court et saccadé qui soulevait à peine sa poitrine. Ses doigts hésitèrent avant d’effleurer le bord de la couverture, comme s’il avait peur de la voir se briser sous son toucher.
Elle tremblait.
Un nœud d’inquiétude s’installa dans sa gorge.
Il tourna un regard féroce vers Numa, la mâchoire contractée.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Sa voix était plus rauque que prévu. Presque cassante.
Mais Numa ne répondit pas tout de suite.
Isaac sentit son dos se raidir. Une tension froide s’infiltra sous sa peau. Il ne savait pas quoi, mais il savait que quelque chose n’allait pas. Que cette nuit avait laissé des traces invisibles sur la peau de Klea, des marques qu’il n’arrivait pas encore à lire.
Et ça le rendait fou.
Mais avant que Numa n’ouvre la bouche—
Un bruit dans le couloir.
Isaac tourna la tête au même moment que Numa.
— Oh non…
La porte s’ouvrit dans un grincement.
Une deuxième tornade entra.
Seth.
Cheveux bruns en bataille, t-shirt trop large sur un jean délavé, sac en bandoulière négligemment jeté sur son épaule. Il traînait cette nonchalance propre à ceux qui prétendent s’en foutre mais qui, en réalité, en crèvent à l’intérieur. Il débarquait comme si de rien n’était, traînant cette nonchalance propre aux gens qui prétendent ne jamais être affectés par rien. Ceux qui traversent les tempêtes sans parapluie, juste parce qu’ils ont appris à aimer la pluie.
Numa lui lança un regard assassin.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
— J’ai séché.
Numa serra les dents.
— T’as bossé comme un malade pour entrer en fac, et tu balances tout en l’air pour… ça ?
Seth haussa les épaules, comme si ce n’était rien.
— Franchement, tu m’imagines avec ces gamins de riches qui te regardent comme si t’étais un insecte ?
Isaac, lui, ne quittait pas Klea des yeux.
Il sentait encore son cœur cogner contre ses côtes, ses doigts crispés contre son genou. L’inquiétude lui rongeait l’intérieur, comme un parasite invisible.
Il devait savoir.
Mais pas maintenant.
Seth était là.
Et Seth, c’était qu’un gamin. Numa ne l’impliquerait jamais. Encore moins dans cette histoire.
Alors, il rangea tout ça quelque part dans un coin de son esprit et afficha à nouveau ce sourire tranquille, celui qui faisait croire qu’il ne ressentait jamais rien.
— Honnêtement, Seth, j’ai rarement vu quelqu’un prendre des décisions aussi éclatées que toi.
— Merci.
Mais il n’avait plus envie de rire.
Il jeta un dernier regard vers Numa, et cette fois, il n’y avait plus rien de léger dans ses yeux.
Ils allaient en reparler.
Peu importe quand. Peu importe comment.
Mais il voulait des réponses.
— Nouvelle coloc ?
Un silence pesant s’installa, après la question de Seth qui déposa lourdement son sac au pied du canapé. Il se déplaçait comme s’il était chez lui. Il était chez lui. Loki sur ses traces en quête de caresse. Numa soupira. Sa main droite passa dans ses boucles en désordres. Pas qu’elles soient bien coiffées d’ordinaire, mais cette nuit mouvementée et son manque de sommeil ne lui était pas bénéfique. Et là, il aurait tout donné pour son moment de tranquillité. Si en tant normal, il n’était pas le plus enchanté que son habitation se transforme en QG alors qu’il n’y avait pas la place, dans cette situation il sentait que ses nerfs pourraient lâcher très rapidement.
— Non.
Seth haussa un sourcil, balançant son regard entre Numa et Klea.
— Alors, elle fait quoi ici ?
Un soupçon de curiosité perça son ton désinvolte, mais ce fut surtout le regard de Numa qui le fit tiquer. Il le connaissait trop bien. Il y avait quelque chose dans cette nuit qui avait tout changé. Numa ferma les yeux une fraction de seconde. Il aurait pu mentir, balancer une excuse bancale, mais l’expression d’Isaac l’en dissuada. Son ami n’allait pas lâcher l’affaire. Et surtout… il ne pouvait pas faire comme si Klea n’était pas là, comme si elle n’avait pas failli se dissoudre sous ses doigts cette nuit.
— Elle avait besoin d’un endroit où dormir.
— Et elle va bien ?
Isaac serra la mâchoire.
— T’as l’impression qu’elle va bien, toi ?
Seth haussa les épaules. Il n’était pas du genre à s’encombrer d’émotions inutiles, mais il n’était pas con non plus. Il sentit le poids dans la pièce, cette tension qui vibrait sous la peau de Numa et la colère sourde d’Isaac.
Klea, elle, ne bougea pas.
Numa pinça l’arête de son nez. Il n’avait pas l’énergie pour gérer ça maintenant.
Isaac jeta un dernier regard à Klea avant d’hocher la tête. Il n’aimait pas ça. Pas du tout.
Seth soupira et se laissa tomber sur une chaise.
— Bon, y’a du café, au moins ?
Numa secoua la tête, mi-exaspéré, mi-soulagé par la légèreté feinte de son ami.
— Sers-toi.
Seth ne se fit pas prier. Il attrapa une tasse ébréchée et se servit une dose trop forte de café noir. Il avait grandi avec l’amertume, que ce soit dans la bouche ou dans la peau. Ça ne l’avait jamais dérangé. Isaac, lui, restait tendu. Son regard oscillait entre Klea et Numa, cherchant à déchiffrer ce qui ne se disait pas.
— Sérieusement, qu’est-ce qui s’est passé ?
Numa hésita. Son regard dériva un instant vers Seth. Un flash. Des années plus tôt. Un gosse trop maigre, aux mains trop rapides. La première fois qu’ils s’étaient croisés, Seth tentait de lui voler son portefeuille. Mauvaise idée. Mais au lieu de lui éclater la gueule comme il l’aurait fait avec n’importe quel autre gamin des rues, Numa avait juste… soupiré. Et laissé tomber. Déjà las. Comme si ça ne valait même pas la peine.
Mais Seth était revenu. Encore et encore. À croire qu’il cherchait plus qu’un coup à faire.
Il avait grandi ici, entre la tôle rouillée et les ombres qui avalaient les mômes trop pauvres pour rêver. Numa l’avait vu traîner avec les mauvaises personnes, se brûler aux mêmes flammes qui menaçaient de le bouffer tout entier. Alors, il avait fait ce qu’il avait pu. Il ne l’admettrait jamais à voix haute, mais il avait payé ses études, trouvé des moyens de l’éloigner du chaos. Un pari bancal. Peut-être perdu d’avance. Mais Seth avait bossé. Suffisamment pour s’en sortir, en tout cas. Et Numa voulait qu’il reste dans la lumière. Il était trop solaire pour sombrer dans les ténèbres qui les entouraient.
Et voilà qu’il foutait tout en l’air.
Numa serra les dents. Il aurait pu exploser. Lui balancer à la gueule qu’il se démerde alors, que c’est pas à lui de le sauver. Mais il savait que c’était pas si simple. Pas pour Seth. Pas pour lui non plus.
Isaac, lui, n’avait d’yeux que pour Klea. Il savait qu’elle et Julietta étaient proches. Que Julietta avait été plus qu’une ancienne prof pour les gamins d’ici. Une lumière, un repère. Beaucoup des gosses qui traînaient ici avaient appris à lire grâce à elle. Peut-être même Seth, à une époque.
Il regarda Klea, immobile sous la couverture trop fine.
— Elle… elle était proche de Julietta.
Le temps se suspendit.
Isaac savait que Seth connaissait bien Julietta. Elle avait passé de nombreuses heures dans les Favelas afin d’aider les jeunes à s’en sortir scolairement. Seth ne faisait pas exception, même si les années s’étaient écoulées depuis le temps.
L’étudiant releva brusquement la tête, son souffle se bloquant dans sa gorge. Le nom résonna en lui comme un coup de poing invisible. Des souvenirs remontèrent à la surface sans qu’il ne puisse les en empêcher.
Julietta, son regard franc, son sourire fatigué. Ses doigts qui tournaient distraitement les pages d’un vieux livre, sa voix qui s’élevait doucement pour expliquer une équation que personne d’autre n’avait pris la peine de lui enseigner.
Elle n’avait jamais eu à le faire. Mais elle l’avait fait.
Elle l’avait vu, lui, Seth, dans cette ruelle où il traînait plus jeune, le regard perdu entre l’envie de se battre et celle de disparaître. Elle l’avait regardé sans mépris. Juste avec cette foutue compréhension qui le mettait mal à l’aise. Elle avait sauvé de nombreux enfants ici. Pas seulement lui.
Il n’avait jamais vraiment su comment la remercier.
Un frisson d’amertume lui rongea la nuque.
Son regard glissa vers Klea.
Il ne l’avait jamais rencontrée directement, mais il connaissait son nom. La coureuse. La gamine que tout le monde mentionnait avec une sorte de respect mêlé d’appréhension.
Et maintenant qu’il la voyait là, vidée de sa substance, il comprit.
Il fit le lien.
Julietta, Klea.
L’image de Julietta lui revint, sa voix qui parlait avec affection de cette gamine qui courait plus vite que son ombre. Qu’elle était son dernier rempart après. Il se souvint de certains gars qui racontaient les courses clandestines, qui murmuraient le nom de Klea avec admiration.
Et maintenant, elle était là.
Silencieuse. Brisée.
Seth posa lentement sa tasse, le goût du café devenu amer dans sa bouche. Il n’avait pas besoin de poser la question. Il savait déjà.
Isaac, lui, attendait toujours une réponse. Ses doigts se crispaient contre son jean, son regard oscillant entre Numa et Klea.
— Julietta…
Il s’arrêta. Son propre souffle lui parut trop fort, déplacé. Il n’avait jamais eu de mal avec les mots, mais là… là, ils refusaient de sortir.
Numa finit par parler, d’une voix basse, éraillée par le manque de sommeil.
— Elle est morte.
Le silence qui suivit la déclaration de Numa était trop lourd.
Trois mots. Elle est morte.
Ils n’étaient pas assez.
Isaac fixa son ami, cherchant ce qu’il ne disait pas. Il connaissait ce ton, cette manière qu’avait Numa d’articuler des phrases trop courtes quand il voulait minimiser quelque chose d’important. Seth, lui, accusa le coup avec une étrange neutralité. Il ne posa pas de questions tout de suite, son regard s’étant perdu sur Klea comme s’il pouvait deviner en elle les réponses qu’il ne formulait pas à voix haute.
Puis, il parla, d’une voix légèrement rauque :
— Comment ?
Une question simple. Une évidence.
Numa hésita. Ce fut infime, un battement de cils à peine perceptible, une tension furtive dans sa mâchoire. Ce n’était rien. Mais Isaac le vit. Il n’était pas dupe.
— C’était un accident, répondit-il enfin.
Un mensonge. Isaac ne connaissait que trop bien les règles de ce monde pour que ce ne soit qu’un accident. Pas pour retrouver Klea ainsi. Pas pour que Numa soit si inquiet, bien qu’il tentait de conserver un air neutre.
Isaac n’eut pas besoin de le dire à voix haute. Ses prunelles s’étaient déjà accrochées à celles de Numa, et dans cet échange silencieux, il lut tout ce que son ami refusait d’admettre devant Seth.
Numa savait.
Il savait que ce n’était pas un accident. Il savait ce qui s’était réellement passé, ou du moins, il avait une certitude qui dépassait largement cette excuse bancale.
Isaac serra la mâchoire. Son regard glissa vers Seth, puis revint sur Numa.
Il mentait pour lui. Pour le protéger.
Il ne voulait pas qu’il plonge là-dedans.
Isaac inspira profondément. Une part de lui brûlait d’envie d’exiger la vérité, de mettre Numa au pied du mur, de forcer la confrontation. Mais il n’en fit rien. Parce qu’il comprenait. Parce que c’était exactement ce qu’il aurait fait à la place de Numa. Alors, il laissa couler.
Ses paupières se baissèrent légèrement, et il hocha imperceptiblement la tête. Un accord silencieux entre eux. Pas maintenant. Mais plus tard, oui.
Plus tard, ils auraient cette conversation.
Numa détourna le regard, baissant brièvement les yeux vers Klea. Une manière d’échapper à cette vérité muette qu’ils venaient d’échanger. Seth, lui, ne vit rien de cet échange. Il accepta la réponse sans chercher à la contredire, et dans un soupir, il passa une main dans ses cheveux ébouriffés.
— Luken est au courant, finit par murmurer Numa à Isaac.
Le prénom suffit à figer Isaac.
Son frère.
L’information pesa une seconde dans l’air, et lentement, il hocha la tête. Si quelqu’un pouvait mettre un terme à cette histoire, c’était bien lui.
Mais Isaac n’oubliait pas.
Numa savait.
Et il comptait bien le faire parler.
Juste… pas maintenant.