J’ai la course parfaite pour toi
Ramène ton joli cul à l’entrepôt
T’as 10 minutes
Exténuée, Klea passa une main dans sa chevelure brune parsemée de mèches blondes. Après une journée plus qu’éreintante à subir continuellement les remarques de clients, sous couvert qu’elle était une femme, elle ne pouvait pas s’y connaître en mécanique, et la chaleur accablante de la capitale, elle hésitait. Pourtant, l’offre était plus qu’alléchante.
Vai te foder1 !
Le portable rangé dans la poche arrière de son jean taille haute, elle revint sur ses pas, en toute discrétion dans l’espoir de ne pas attirer l’attention de Julietta. Cette soirée lui permettrait de gagner plus d’argent qu’elle n’en aurait en un mois, et elle ne cracherait pas dessus pour aider dans les travaux de rénovations de la pauvre habitation qui commençait à tomber en ruine. Pour Klea, ce serait une manière de la remercier de l’avoir recueillie.
— Klea, souffla la personne.
La conductrice jura intérieurement et se tint immobile devant le petit salon. Assise sur un fauteuil usé, Julietta tricotait une écharpe rouge, la télévision fonctionnait plus pour fond sonore que par intérêt. Klea déglutit, elle connaissait par cœur les prochaines paroles qu’elle débiterait : une remontrance pour lui annoncer qu’elle risquait sa vie pour rien et que bientôt, elle aurait des emmerdes. Et Julietta ne voulait pas avoir affaire avec ce genre de problème. Elle était bien trop vieille pour subir ces futilités et elle tenait trop à la jeune femme pour la voir tomber si bas dans la délinquance comme son père alors qu’elle percevait en elle la lumière de sa mère.
Sauf qu’elle ne pouvait pas comprendre. Julietta avait vécu confortablement.
Klea, elle, avait passé son enfance ballottée de foyer en foyer, se cherchant une place sans jamais en trouver une. Avant que Julietta ne prenne soin d’elle.
Son unique échappatoire résidait dans les voitures et l’instant de liberté que lui procuraient les courses. Dernier lien qui la reliait encore à son père. Chose qui ne plaisait absolument pas à l’ancienne institutrice. Elle connaissait bien la famille pour avoir travailler avec Lúcia, et après l’arrestation de César pour le meurtre de sa femme, elle comptait tout faire pour éloigner le plus possible Klea de ce monde dangereux.
— Tu sais, je me fais beaucoup de soucis pour toi, lui confia-t-elle.
Elle suspendit son geste pour observer la plus jeune avec ces yeux foncés cernés. La fatigue prenait de plus en plus le dessus sur elle. Le poids des responsabilités croulait sur ses épaules depuis la perte de son mari et l’abandon de son fils qui avait tenté de faire fortune aux États-Unis, fuyant son foyer. Klea était devenu un ancrage pour ne pas se perdre dans la solitude. Comme une redevance auprès de Lúcia.
Les yeux de Klea évitaient son regard pour ne pas sombrer dans sa tristesse. Elle se concentra sur la table basse en bois, éraflée par les années, encombrée de magazines et de quelques photos de famille, les visages souriants figés dans un passé plus heureux. Cette époque lointaine restait ancrée dans l’esprit de Julietta qui espérait, un jour, revoir son fils. Entre elles, une photo de Julietta et Lúcia, avec quelques enfants dans une association pour leur permettre d’avoir une éducation malgré les difficultés des Favelas.
Le salon, bien que modeste, était propre et rangé, entretenu par la conductrice lorsqu’elle n’était pas au garage, décoré par d’anciens meubles, hérités ou récupérés, où des signes d’usure étaient perceptibles. Le fauteuil qu’occupait Julietta était couvert d’une housse décolorée par le temps. Les commentateurs à la télévision continuaient de faire leur pronostic concernant le match qui approchait, pourtant aucune des deux femmes ne portait une attention sur leur avis. Les doigts de Julietta recommencèrent sans décrocher son regard vers Klea.
— Je suis assez grande, je sais ce que je fais, affirma la concernée.
Non, pas vraiment.
Elle voulait juste jouer avec les limites, frôler l’interdit, la mort, sentir ce sentiment de puissance que pouvait lui procurer une voiture lancée à pleine vitesse sur les routes désertes. Ce n’était pas que pour elle, mais pour son père aussi. Les courses illégales n’étaient pas la solution qu’il espérait pour elle, pourtant, il l’avait initiée très tôt à cet univers. Ensemble, il ne ratait jamais un grand prix de formule un, s’amusant à commenter et effectuer les meilleures stratégies. Klea concourait même souvent dans des compétitions de karting et se débrouillait assez bien pour le rendre fier. Au point d’être reconnue dans ses catégories. Il expérimentait par procuration une passion qu’il n’avait jamais pu exercer et elle, adorait cette sensation de vitesse qui parcourait ses veines à chaque virage, à chaque victoire qu’elle remportait. Pourtant, aujourd’hui, ce n’était plus que d’anciens souvenirs qui la hantaient.
La conductrice avait fait une croix sur les courses professionnelles très rapidement après cette soirée cauchemardesque. Mais, elle n’abandonna pas entièrement les voitures. C’était ce qui la rendait vivante. Comment survivrait-elle sans ?
— Toutes ces choses, ça finit toujours mal. Les gens sont dangereux dans ces milieux, argumenta-t-elle. Il y a des trafics, je veux pas que tu trempes dedans. T’es une fille, entourée d’hommes…
— Il ne m’arrivera rien. Je me débrouille mieux qu’eux. Et puis, tu sais, aujourd’hui, beaucoup de femmes participent sans pour autant qu’il y ait de problèmes ? C’est beaucoup plus sécurisé qu’avant, et ce n’est pas aussi horrible que le laissent prétendre les infos.
Julietta n’ajouta rien, sans pour autant être convaincue. Son regard s’égara sur la photographie. La solitude l’effrayait. Abandonnée par son fils, par son mari, elle ne voulait pas perdre un autre proche. Pas encore une fois. Sauf qu’elle ne pouvait pas décider à la place de Klea. Elle connaissait les risques, elle les avait acceptés dès son plus jeune âge.
— Klea, fais au moins attention à toi. Je ne veux pas que tu finisses comme elle…
Ses paroles n’étaient qu’un murmure qui se confondait avec les commentaires de la télévision, mais elles arrachent un sourire triste à la conductrice qui enfila à la hâte sa veste en jean avant de se précipiter à l’extérieur. Elle ne finirait pas comme sa mère. Ce ne sont pas les courses qui l’avaient emporté, mais les affaires de son père. Et même si elle était trop jeune pour comprendre, elle en savait assez aujourd’hui pour avoir fait des rapprochements avec les cartels sans connaître le dernier mot de l’histoire.
— T'es où bordel ? siffla Numa.
— Bientôt là.
— Klea, te fous pas de moi.
— Je gère, je serais là dans les temps.
Il raccrocha en lâchant un juron. Klea l'imagina passer une main dans ses cheveux bouclés, énervé, regrettant presque d'avoir misé sur elle et non sur un autre pilote. Et elle ne se pressa pas plus, se délectant de cette attente qu'elle faisait monter pour que la tension augmente encore plus entre les participants. Autant qu'ils marinent un peu avant qu'elle ne remporte cette victoire.
L'air chaud et moite de Rio enveloppait Klea alors qu'elle se préparait pour la course. Autour d'elle, les maisons s'animaient. Les fenêtres ouvertes laissaient entendre des cris d'excitation, les habitants étaient impatients devant le début du match. L'hymne brésilien résonnait dans l'air, vibrant à travers chaque rue, chaque quartier. Pour la population, le football n'était pas seulement un sport, mais une échappatoire, une raison de vivre. Le temps d'un instant, toute la misère s'oubliait. Le foot devenait un espoir. Sauf que ce n'était qu'un plaisir éphémère. Le temps d'une compétition enflammée qui pouvait s'arrêter aussi vite qu'elle n'avait commencé.
Klea, pourtant, n'avait pas une seconde à perdre. Elle laissa cette atmosphère derrière elle et se dirigea vers sa Nissan Skyline. Son cœur s'accélérait à l'idée de la retrouver. La voiture, bien que marquée par des courses passées, restait son alliée la plus fidèle. C'était plus qu'un simple bolide pour elle. Héritée de son père, cette voiture représentait leur histoire commune, un lien forgé à travers les années. Lorsqu'elle l'avait récupérée, la Skyline était dans un état presque irréparable, mais après des semaines d'efforts, Klea avait réussi à la restaurer, en faisant à nouveau une bête de vitesse prête à conquérir les routes.
La carrosserie argentée, ornée de bandes bleues, captait la lumière des réverbères, lui conférant une allure féroce et imposante. Sous le capot bombé, le moteur, qu'elle avait elle-même perfectionné, grondait de toute sa puissance. Les nombreuses heures passées au garage, à peaufiner chaque détail, avaient porté leurs fruits. Les jantes chromées brillaient faiblement sous l'éclairage de la rue, tandis que l'aileron arrière donnait à la voiture un profil agressif, prêt à dévorer l'asphalte.
Installée sur le siège avant, l'odeur familière du cuir vieilli, mêlée à celle de l'essence, apaisa immédiatement Klea. Ses doigts effleurèrent le volant utilisé, reconnaissant chaque imperfection laissée par le temps et les anciennes courses. Elle tourna la clé, et le moteur se mit à gronder, un rugissement profond qui résonna jusque dans sa poitrine. Ce son était sa symphonie, la promesse d'un nouveau voyage, d'une nouvelle victoire. Pour elle, c'était plus qu'un simple défi, c'était une voie vers la rédemption.
L'adrénaline montait en elle, prête à exploser au moment où elle relâcherait l'embrayage. Sa Skyline était impatiente, tout comme elle, d'entamer ce défi. Mais Klea savait qu'elle n'était pas la seule à attendre ce moment.
Elle jeta un dernier coup d'œil à l'adresse qu'elle avait reçue et s'élança. La ville défilait sous son regard, les lumières et les bruits de la nuit devenant de discrets échos dans son esprit. Les quartiers délabrés laisseront bientôt place aux friches industrielles désertes, loin des personnes trop curieuses et des forces de l'ordre. Numa ne pouvait pas choisir le meilleur endroit pour ce cours.
En arrivant, Klea se faufila parmi les spectateurs. Leurs attentions se tournèrent vers elle, certains reconnaissant son visage, d'autres se demandant si elle était là pour courir ou simplement observer. L'excitation était palpable, l'atmosphère électrique. Quelques murmures traversaient la foule, mais ceux qui la connaissaient gardaient le silence, attendant patiemment ce qui allait suivre.
Près de la ligne de départ, elle pouvait distinguer ses adversaires. Une femme, adossée à sa Toyota Supra, affichait un sourire narquois, comme si elle s'était déjà assurée de son succès. Ses cheveux noirs tirés en arrière dénotaient sa détermination. À côté d'elle, un homme se tenait nonchalamment, les mains enfoncées dans les poches de son blouson en cuir, arborant une arrogance trop confiante. Deux femmes l'entouraient, prêtes à célébrer une victoire qui, Klea en était certaine, ne serait pas la sienne. La troisième participante analysait une ultime fois sa voiture rose.
Elle observait la scène avec calme, ses yeux parcourant la foule et ses adversaires. Elle savait qu'ils ignoraient encore ce qui les attendait, mais elle, elle était préparée pour son arrivée.
— Alors, toujours aussi confiant pour ton dernier pilote, Numa, se moqua l'homme en toisant l'organisateur.
Le moteur de la Nissan parla à la place de Klea, il retentit et attira l'attention dans sa direction. Les murmures s'arrêtèrent un instant avant de reprendre. Ce n'était pas comme si elle était une novice de ces soirées. Beaucoup la connaissaient pour avoir remporté la totalité des courses auxquelles elle avait participé. Et elle comptait bien conserver ce titre.
— Eh merde, jura la femme accoudée sur sa voiture rose bonbon. C'est Klea....
— On s'en fiche de qui s'est, le résultat reste le même. Je décrocherais la victoire, affirma la propriétaire de la Toyota Supra.
Klea afficha un sourire narquois sur le visage pour narguer sa rivale pour cette course. Les deux n'étaient pas si différentes. Chacune respirait la gagne et le défi n'en serait que plus intéressant.
— La course va enfin commencer, lâcha Numa, son ton empreint d'une satisfaction à peine dissimulée.
Sur la droite de la Toyota, la nouvelle arrivante coupa le moteur. L'organisateur coiffa ses boucles brunes avant d'avancer vers elle, la main tendue attendant l'argent. Aucun mot n'était nécessaire entre eux. Un simple regard ou un simple geste suffisait pour qu'ils se comprennent. Les billets récupérés, Numa s'éloigna pour donner de l'espace sur la piste. L'adrénaline augmenta encore d'un cran, le sang battant dans les tempes de Klea qui conservait pourtant son calme.
Elle était ici pour risquer sa vie.
Ses doigts serrèrent le volant avec une familiarité réconfortante. La sueur perlait sur son front, mais elle l'ignora. La course allait commencer, et dans quelques secondes, tout s'évaporera pour ne laisser que ce sentiment de liberté que seules les courses pouvaient leur procurer.
Les quatre moteurs rugirent sous les acclamations des spectateurs. Tout était prêt. La route était dégagée. Devant eux, une jeune femme portait le drapeau pour lancer le départ. Un instant, les yeux marron de Klea se fermèrent pour tout oublier et penser uniquement à ces prochaines minutes de pure extase.
— Are you ready for it ?
1Va te faire foutre.