Un bourdonnement sourd vibrait au-dessus de sa tête. Le néon fatigué clignotait par intermittence, projetant des éclats de lumière blanche sur le mur jauni. Un claquement régulier s’ajoutait à la cacophonie ambiante : le ventilateur bringuebalant accroché au plafond tournait à un rythme incertain, soufflant un air tiède, inutile, qui ne faisait qu’agiter les effluves de café froid et de papier poussiéreux.
Grésillement.
Dans un coin de la pièce, une radio crachotait des voix éraillées, des messages codés, des rapports qui se noyaient dans un bruit statique. Il n’écoutait pas. Il ne pouvait pas écouter.
Les lettres dansaient sous ses yeux fatigués, s’entrechoquaient, s’effaçaient avant même qu’il ne parvienne à leur donner un sens. Son regard s’accrochait à des mots au hasard — meurtre, suspect, disparition — mais aucun ne se liait, aucun ne formait une réponse. Son crâne pulsait au rythme de son propre cœur, une douleur sourde, omniprésente, qui lui martelait les tempes comme un tambour de guerre. Il passa une main sur son visage, ses doigts glissant sur sa peau moite. Trop de café. Trop peu de sommeil. Ses mains tremblaient à peine, mais suffisamment pour qu’il s’en agace lui-même.
— T’as l’air d’un mec qui vient de te battre avec un ours.
Rafaela.
Il cligna des yeux. Elle était appuyée contre la porte, un café dans la main, l’observant avec cet air à la fois amusé et inquiet qu’elle réservait aux cas désespérés.
— Je croyais que t’étais maniaque.
Elle balaya son bureau du regard. Un bordel sans nom. Dossiers ouverts, feuilles froissées, photos de scènes de crime empilées au hasard. Un désordre qui lui donnait la nausée. Un reflet parfait de son esprit.
Il ouvrit la bouche, puis se ravisa. À quoi bon ? Il était fatigué, trop fatigué pour jouer aux joutes verbales. Il se contenta de soupirer et de secouer la tête.
— Je… J’ai juste…, commença-t-il, à la recherche d’un début de phrase. J’ai juste l’impression de devenir fou.
Il poussa un soupir, se redressa sur sa chaise, et s’efforça de remettre ses idées en place. Quelque chose lui échappait, quelque chose d’important. Ayden lui avait parlé hier soir. Pourtant, seul l’écho des basses de la musique tambourinait dans son esprit. Tout se fondait en une symphonie, en des voix qui se dispersaient sans qu’il ne puisse remettre de l’ordre. Une spirale infernale hantait ses pensées, ses migraines récurrentes n’aidant pas à se calmer.
La veille, Ayden avait laissé entendre que le passé avait une importance. Pas directement. Juste une série d’indices disséminés dans leur discussion. Des allusions, des sous-entendus. Le genre de phrases qui s’impriment dans l’esprit sans qu’on sache trop pourquoi.
Et maintenant, tout lui échappait. Il se maudissait de ne pas pouvoir remettre en place ses idées.
Machinalement, Luken attrapa un des trois dossiers. Le premier de la pile. Il avait parcouru le rapport trop souvent au point de presque connaître par cœur le profil par cœur. La première victime qu’ils avaient recensée.
Alonzo Da Silva, il était le gérant d’un karting. Retrouvé mort sur son lieu de travail par un des employés, peu de temps avant le début des séances pour les jeunes. Très apprécié là-bas.
Les yeux plissés, il continuait de réciter dans sa tête les lignes, tournant les pages d’une main fébrile, son autre main tambourinant nerveusement contre le bois du bureau. Quelque part là-dedans, il y avait une pièce manquante. Quelque chose qu’Ayden savait et qu’il pouvait deviner. Mais que pouvait bien être ce détail si minime qui lui manquait pour se débloquer ?
Un instant, son regard s’attarda un peu trop longtemps sur un nom.
César Nuñes.
Ce nom… Il le connaissait.
Son regard se figea sur la page, et, lentement, les souvenirs remontèrent. Une affaire qui avait marqué son adolescence. Un mari qui avait tué sa femme, froidement, méthodiquement. À l’époque, les journaux en avaient parlé pendant des semaines. La femme de César avait commencé à poser des questions, à fouiller un peu trop dans ses affaires. Et ses affaires, c’était de la merde bien noire : trafic, violence, relations étroites avec des gangs. Elle était devenue gênante. Il l’avait fait taire. Définitivement.
La voix d’Ayden résonna dans son esprit.
Des fois, faut remonter un peu loin pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui. T’sais, les vieilles histoires qui traînent encore dans l’air.
Luken se redressa vivement sur la chaise de son bureau, son cœur battait plus vite, espérant ne pas se tromper dans son instinct.
César Nuñes avait été condamné. Peine lourde. Il n’aurait pas pu agir en prison ?
L’attention de Luken s’arrêta quelques secondes sur le fichier électronique.
Libéré il y a un mois pour bonne conduite.
Sa gorge se serra. Un goût métallique lui envahit la bouche. Un type comme ça, libéré en avance ? Il avait du mal à y croire. Il ne pouvait pas le concevoir. Son regard parcourut les autres notes, jusqu’à ce qu’il tombe sur un détail qui lui coupa le souffle.
Fille unique : Klea Nuñes.
Luken lâcha le dossier.
Putain.
Il passa une main dans ses cheveux, tentant d’ordonner ses pensées. Klea. Il l’avait interrogée la veille. Elle était au bout du rouleau, perdue, dévastée. Mais elle n’avait rien dit sur son père. Et Luken était bien décidé à obtenir plus d’informations d’elle, qu’importe si Isaac la défendait. Elle pouvait détenir des points importants pour l’éclairer, pour faire avancer l’enquête. Voire même relier les trois officielles avec le meurtre de Julietta.
Parce que Julietta connaissait bien Lúcia Nuñes. Parce que, potentiellement, elle connaissait les activités de César. Parce que Julietta avait recueilli Klea pour lui offrir une vie meilleure qu’à l’orphelinat.
César aurait très bien pu se venger. Vouloir s’en prendre à sa fille. Ou la rallier à sa cause. Et Luken devait lui parler avant. En apprendre davantage pour avoir les cartes en main, maintenant qu’une piste s’était dessinée devant lui.
Il se leva brusquement, envoyant valser sa chaise en arrière. Rafaela sursauta, son café manquant de se renverser.
— Tu fais quoi ? lança-t-elle en haussant un sourcil.
Luken attrapa sa veste, l’enfila d’un geste sec.
— Je vais interroger quelqu’un.
Rafaela fronça les sourcils.
— T’as une piste ?
Merde. Il n’avait pas prévu qu’elle pose la question. Trop tôt pour partager ses soupçons. Il se força à hausser les épaules, jouant la carte du flic blasé.
— Rien de concret. Juste un détail qui me trotte en tête. Faudrait que je creuse.
Elle l’observa un instant, sceptique, mais n’insista pas.
— Essaie juste de pas t’écrouler sur place. T’as une sale gueule.
Il lui adressa un demi-sourire, pure façade, et quitta le commissariat.
Détail qui trotte en tête.
Il se répéta sa propre excuse en montant dans sa voiture.
Mensonge.
Il savait. Ou plutôt, il pressentait. Et si son instinct ne le trompait pas, alors Klea était en plein milieu de cette histoire, qu’elle le veuille ou non. Et Isaac tomberait aussi dedans. Ce qu’il se refusait.
Il enfonça la clé dans le contact. Il n’allait pas au hasard. Il savait exactement où il devait aller. Chez Numa. Il l’avait recueilli le temps qu’il lui faudrait pour s’en remettre. Et s’il détestait l’idée de se rendre chez lui. Encore une fois. Il n’avait pas le choix. Il devait faire son métier.
L’air était épais, saturé de l’odeur d’huile brûlée et de métal chauffé par la chaleur lorsque Luken gara sa voiture à l’ombre d’un vieux panneau publicitaire délavé, mais ça ne changeait rien : une pellicule de sueur lui collait déjà à la nuque.
Son crâne tambourinait. Il avait trop peu dormi, trop peu mangé. Son estomac était un nœud de frustration et de café mal digéré. Mais il ne pouvait pas attendre. Il devait parler à Klea. Tout de suite.
Quand il frappa à la porte, ce fut Numa qui ouvrit. Seul.
Luken sentit une vague d’agacement monter. Numa. Toujours là, toujours à s’infiltrer dans les histoires comme un foutu chat errant.
— Elle est pas là, avait lâché Numa avant même que Luken ne pose la question.
Une réponse automatique. Comme s’il l’attendait.
Luken serra la mâchoire. Derrière lui, la ville bourdonnait d’une vie lointaine, étouffée par la chaleur. Numa se tenait devant lui, immobile, l’air désinvolte, appuyé contre le cadre de la porte, comme si tout lui était égal. Derrière Numa, il pouvait apercevoir une table en bordel avec un ordinateur ouvert sur plusieurs onglets. Des recherches, des notes, un fouillis contrôlé. Numa savait des choses. Plus qu’il ne le disait.
— Où elle est ?
– Au boulot. Elle voulait se changer les idées.
— Après ce qui s’est passé ?
— C’est justement pour ça qu’elle bosse.
Un silence. Numa ne semblait pas être dérangé par le silence lourd qui régnait. Il le laissait s’installer, comme un chat qui observe une proie avant de décider si elle vaut la peine d’être chassée. Luken inspira lentement, essayant de contenir son agacement.
— T’as un moment ?
Numa haussa un sourcil. Puis, dans un claquement sec, il referma son ordinateur. Un geste trop mesuré, trop calme. Luken enregistra chaque détail. Les onglets ouverts, la table en bordel, les notes griffonnées sur des post-its délavés. Numa fouillait aussi.
— Sale gueule, non ?
Luken soupira en passant une main sur sa nuque.
— Je me demande la faute à qui.
— Tu veux un verre d’eau ?
— Tu savais pour César ? Qu’il avait été libéré ?
Fini de tourner autour du pot. La question était tombée d’un coup, sèche, tranchante. Le regard de Numa changea à peine. Il attrapa un paquet de clopes, en sortit une lentement, comme s’il prenait le temps de réfléchir. Un bruit métallique résonna quand il alluma son briquet. Il inspira, souffla la fumée dans l’air moite, puis planta enfin ses yeux dans ceux de Luken. Son regard était calme. Trop calme.
— Ouais.
Un simple mot. Jeté sans aucune hésitation. Comme une évidence. Luken sentit son estomac se tordre.
— Et Klea ?
Numa haussa un sourcil, puis expira une longue volute de fumée qui se dissipa lentement dans la pièce. Il prit son temps. Trop de temps.
– Elle sait rien.
Les jointures de Luken blanchirent sous la pression. Il planta son regard dans celui de Numa, cherchant une faille, une hésitation. Rien. Le type restait impassible, avachi contre le canapé, une main négligemment posée sur son genou, l’autre tenant sa cigarette entre deux doigts, comme si cette conversation ne l’atteignait pas.
— Pourquoi ?
Le briquet claqua à nouveau lorsqu’il le fit tourner entre ses doigts. Un tic nerveux ou juste une provocation déguisée ? Luken n’aurait su dire, mais ça l’agaçait.
— Parce que ça pue, lâcha-t-il.
Luken le fixa sans répondre. Son cœur battait trop fort. La chaleur étouffante de la pièce lui collait à la peau, alourdissait ses pensées.
— T’as pas encore capté ? continua Numa en secouant la tête, un sourire à peine esquissé au coin des lèvres. Tout part en vrille depuis un moment. Klea qui se retrouve mêlée à cette merde, des meurtres qui s’enchaînent… et César qui débarque à peine sorti de taule ?
Luken serra la mâchoire. Son dos se tendit sous la colère sourde qui montait. Il sentait le goût amer de la frustration lui brûler la gorge. Il en avait marre. Marre de tourner en rond. Marre d’avoir l’impression d’être toujours un temps de retard sur cette affaire. Marre de voir des types comme Numa jouer aux énigmatiques pendant qu’il se noyait sous des cadavres et des pistes qui ne menaient à rien.
— Si tu veux que je t’aide, va falloir que tu me donnes des infos, tu le sais ça, Numa ?
Le regard de ce dernier brilla d’un éclat moqueur alors qu’il écrasait sa cigarette dans un cendrier déjà trop plein.
— Toujours à la ramasse, la police, à ce que je vois. Tu m’étonnes que vous ayez de la difficulté à gérer une simple course.
Luken serra les poings, sa respiration plus courte.
— Arrête de jouer au con, c’est pas le moment.
— Alors, fais-moi confiance, juste pour ça.
Numa croisa les bras derrière sa tête, s’enfonça un peu plus dans le canapé. Sa posture était parfaite. Détendue. Presque insolente. Tout ce que Luken détestait chez lui.
— Je te dirai ce que je sais, reprit-il, mais je veux en être certain. Parce que si c’est vrai… ça nous dépasse tous.
Un frisson désagréable courut le long de l’échine de Luken.
— Et on risque d’y passer. Tous.
Luken ferma brièvement les yeux. Il voulait que Numa cesse de le balader, qu’il crache ce qu’il savait. Mais il savait aussi une chose : Numa ne parlerait que quand il l’aurait décidé. Et ça, c’était peut-être le plus rageant. Il dirigeait son enquête, alors que Luken, lui, piétinait dans la boue, sans savoir comment avancer.
Un miaulement brisa le silence tendu. Luken ouvrit les yeux au moment où un chat s’étira sur l’ordinateur de Numa. Petite silhouette noire et souple, l’animal se glissa avec aisance dessus avant de s’asseoir, la queue enroulée autour de ses pattes, comme un roi sur son trône.
— Loki, dérange pas le monsieur, il est occupé, lâcha Numa en tendant la main pour caresser distraitement le félin.
Luken soupira, sentant un mal de tête poindre à l’arrière de son crâne. Il était au bord de l’implosion, au bord de quelque chose, mais il ne savait toujours pas quoi. Et ça le rendait fou. Il était censé pouvoir ramener l’ordre, faire régner la justice. Pourtant, il se retrouvait là. Presque à former une alliance, comme les policiers corrompus qu’il haïssait pour avoir choisi la facilité, alors que lui-même faisait actuellement la même chose.
Un silence pesant s’installa. Luken détailla Numa, cherchant à percer la moindre fissure dans son masque, à deviner ce qu’il cachait derrière ses réponses évasives et son air désinvolte.
— Klea bosse où, en ce moment ?
Numa cessa un instant de caresser son chat. Son regard se fit plus dur, moins moqueur.
— Pourquoi ?
— Je dois lui poser des questions.
Numa soupira et détourna les yeux. Son détachement venait de se fissurer, juste un peu, mais assez pour que Luken le remarque. Une seconde, une seule, il sembla hésiter. Puis il se redressa, chassant son hésitation d’un mouvement d’épaule.
— Tu vas encore la faire chier ? Elle a pas besoin de ça pour l’instant.
— Je fais que mon boulot, comme tu m’as demandé de le faire.
— Ouais, bien sûr.
Luken serra les dents. Il avait l’impression d’être un intrus, d’enfoncer des portes qui ne demandaient qu’à rester fermées. Pourtant, il n’avait pas le choix.
— Où ? répéta-t-il, plus ferme.
Numa finit par lui donner l’adresse du garage, mais son ton s’était refroidi. Comme s’il venait de tracer une ligne entre eux.
— Ne la pousse pas trop, Luken. Elle est déjà au bord du précipice.
Luken ne répondit rien. Il récupéra ses affaires et quitta l’appartement.
À peine la porte refermée, il sentit le poids invisible de l’échange s’appesantir sur ses épaules. Il n’aimait pas cette sensation d’être un étranger sur un terrain qui lui échappait. Et il aimait encore moins ce qu’il allait devoir faire maintenant.
Mais il ne reculerait pas. Pas grave s’il se mettait Numa et Isaac à dos, il devait en apprendre plus. Et Klea était la seule pour l’instant qui pourrait l’éclairer.