Clic !
Le bruit du déclencheur résonne autour de moi, faiblement, tandis que je laisse échapper un soupire et replace une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Je jette un œil à mon appareil photo : l’image qui s’affiche sur l’écran fait monter en moi une vague de dopamine, un frisson d’excitation, un sourire béat.
Autour de moi, l’herbe est couverte de rosée et les premiers rayons du soleil illuminent un coin de clairière que j'ai dégoté il y a quelques jours. Tout y est si paisible. Il y a pas mal d’animaux qui y passent, surtout à cette heure du jour, et viennent s’abreuver à la petite mare. Et moi, je les capture. Ou plutôt, je capture leur image. La dernière qui vient s’ajouter à ma galerie montre un petit rongeur se toiletter à la sortie de sa tanière. Un cliché adorable qui traduit totalement l’atmosphère paisible du lieu. Il fait encore un peu frais, et l’air est chargé de cette odeur humide de terre et d’herbe coupée. Cet instant me semble si serein et familier que je ne peux m’empêcher de sourire, savourant chaque seconde qui s’écoule comme un cours d’eau.
Dans ma poche, mon téléphone se met à vibrer discrètement. Je fais craquer une branche en me redressant pour l'attraper, et le lapin qui posait sans broncher derrière l’objectif détale sans se faire prier, affolé. Au bout du fil, c’est Gina, ma meilleure amie. Comme à son habitude, elle me sermonne parce que les cours ne vont pas tarder à débuter et que je ne suis pas sur le parvis. Tous les matins elle m’y attend avant de rejoindre la salle, et tous les matins je lui fais faux-bond. Elle ne m’en a jamais tenu rigueur cependant, parce qu’elle sait que quand j’ai mon appareil photo en main, le temps ne s’écoule plus de la même manière pour moi.
Je range mon appareil dans son étui avec précaution, cadeau de mes dix-huit ans, et fais glisser la bandoulière de mon sac sur mon épaule. Je dévale le chemin de terre slalomant entre les arbres, et rejoint mon fidèle 4x4 couleur terre, cadeau de mes dix-neuf ans. Je jette mon sac sur la banquette arrière, lance ma playlist préférée, l’itinéraire de l’université de ma ville, et démarre en trombe. Le vieux moteur broute dans les premiers mètres avant de retrouver son ronronnement familier. La température extérieure commence déjà à remonter, alors je laisse l’air frais entrer dans l’habitacle, ébouriffant mes cheveux, étouffant presque la musique d’un Disney que j’adore. Le coude posé sur la portière, mes doigts frôlant le volant, confiante, accompagnée par la douce chaleur de ce début de mois de juillet, le vent frais, la musique et la vitesse grisante, je me sens invincible.
Huit heures cinquante-trois, mes pneus crissent sur le bitume lorsque je m’arrête sur une place de parking, devant la fac. Je descends la vitre et ouvre ma portière par la poignée extérieure - celle à l’intérieur n’ayant jamais vraiment fonctionné - et me presse de rejoindre l’entrée. Mes basquettes sont un peu boueuses, signe de mon passage en forêt, sur les terrains humides de la veille, mais je prends à peine le temps de les essuyer dans l’herbe.
Huit heures cinquante-huit, je parcours les couloirs d’un pas pressé, en tentant de discipliner les mèches brunes qui se sont emmêlées pendant le trajet. L’université est grande et moderne, et les grandes baies vitrées projettent mon ombre sur le mur plein de casiers à l'opposé. Je dépasse quelques étudiants qui discutent près de la machine à café, où sur les poufs d’un coin de couloir. J’aperçois la porte de la salle de classe et j’accélère le pas en vérifiant à nouveau l’heure sur mon téléphone.
Huit heures cinquante-neuf, je jaillis dans la salle en rajustant mon sac sur mon épaule. Il y a déjà presque tout le monde, mis à part les éternels absents, mais tout le monde est bien trop occupé à discuter ou traîner sur internet pour me remarquer. Et ça me va très bien. Derrière moi, la tutrice de ce cours entre à son tour et referme la porte derrière elle. Je me presse pour rejoindre l'îlot de tables où est assise ma petite blonde préférée.
— Bordel, je murmure à Gina en me laissant tomber sur la chaise à côté d’elle. J’y croyais pas.
Toujours aussi sérieuse, Gina est encore en train de réfléchir à un quelconque exercice optionnel donné par notre professeur de maths, les sourcils froncés, stylo en main, cheveux attachés religieusement. Cette fille à ce qu’il faut pour intégrer une grande université. Je ne sais même pas pourquoi elle s’est inscrite à des cours d’été de remise à niveau. Je soupire face à une telle perte de temps. Et dire qu’elle pourrait être en train de profiter de ses vacances pour prendre des tas de photos dans toute la région… Ah non, ça c’est moi.
— Langage, répond-elle du tac au tac sans lever la tête de ses notes.
Je lève les yeux au ciel, plus par réflexe que par réel ennui.
— Oui maman. En attendant, j’ai des super photos à te montrer !
Elle me jette un regard en coin, intéressée, et un sourire complice. Au moins, elle délaisse enfin ses cahiers pour daigner me regarder. Quand il s’agit des clichés que je prends, elle n’est jamais indifférente. Sa nature sensible et artistique me permet d’avoir de précieux retours. Et puis, j’aime bien frimer et lui montrer les animaux que j’ai pu photographier. Je crois que je lui montre trois fois par semaine la photo de cette renarde que j’avais prise en début d’année. Enfin, jusqu’à présent, elle ne s’en est pas plainte !
Après avoir connecté mon appareil photo à mon ordinateur, je fais défiler les clichés du week-end et de ce matin sur le grand écran sous ses yeux pétillants d’excitation, et suis ravie de constater que ça a l’effet escompté : elle les contemple en lâchant de discrets soupirs émerveillés.
— Tu devrais ajouter celle-ci à ton portfolio, j’entends soudainement derrière moi.
Madame Stewig, la jeune professeur chargée de nos cours de la matiné, est penchée par-dessus mon épaule, l’air admirative.
— Tu veux entrer à l’Institut des Arts Photographiques, non ? Je pense qu’elle y aurait tout à fait sa place, reprend-elle avec douceur.
— C’est gentil, merci ! Je dois encore faire quelques retouches mais c’est une bonne idée !
— J’aime beaucoup la lumière avec les reflets ici… Ajoute Gina.
Notre professeur s’attarde un peu avant de s'éloigner avec un sourire encourageant et de rejoindre son bureau. Je finis par ranger mon matériel et ouvrir les documents en rapport avec le cours. Ma mère me tuerai si elle apprenait que je ne suis pas les cours que je lui ai réclamé. L’école que je vise a de grandes exigences de niveau scolaire, et je n’ai pas forcément toujours été très assidue dans les matières plus scientifiques. Au lycée, ça n’avait pas grande importance. J’étais un peu dans mon monde, je ne pensais pas à ce qu’il y aurait après. Maintenant, je regrette un peu d’avoir sacrifié mon été pour ma galerie photo.
Les cours de la fin de matinée me semblent durer une éternité tant la faim me tenaille. Se lever tôt pour aller crapahuter dans la forêt en quête de ma nouvelle muse, ça creuse sacrément. Surtout que je ne déjeune pas, par peur de réveiller ma mère dont la chambre se trouve à côté de la cuisine. Elle travaille déjà suffisamment pour que je ne la prive des quelques heures de sommeil qu’elle réussit à avoir quand elle ne croule pas sous les dossiers. Au bout d’interminables minutes à fixer la pendule murale, le professeur nous libère, mettant fin au calvaire de mon attente.
Gina et moi, on a l’habitude de déjeuner dans la bibliothèque de l’université. C’est un endroit calme, avec une bonne connexion internet, parfait pour bosser sur mon portfolio. Alors après avoir acheté des sandwichs un peu miteux de la cafétéria, nous nous rendons au deuxième étage où se trouve le temple des livres.
— Au fait, me lance la belle blonde au détour d’un couloir. Exceptionnellement ce soir, on termine une heure plus tard. Le cours de littérature a été déplacé parce que jeudi, la tutrice sera absente.
— Fais chier… Il faut que je prévienne le refuge que j’aurai du retard.
Je travaille le soir et les week-ends dans un refuge à l’Ouest de la ville, où je promène les chiens, nettoie les cages, les chenils, aide à la paperasse, etc… J’aime beaucoup les animaux, surtout les chiens avec qui j’ai toujours eu des affinités, et ça me permet de participer aux frais de la maison. Depuis toujours, ce n’est que ma mère et moi dans cette petite ville du sud du pays. La vie n’a pas gâté la femme qui m’a élevée, et depuis quelques années, elle cumule deux emplois pour joindre les deux bouts. Dès que j’ai pu, j’ai cherché à participer, même si elle n’a pas été facile à convaincre. Je crois que c’est le seul sujet sur lequel on se soit jamais disputées.
— Langage ! S’exclame Gina dans un énième rappel à l’ordre, me ramenant à la réalité.
Nous poussons les portes du centre de documentation et je retrouve cette odeur familière des livres poussiéreux. Nos pas sont étouffés par la moquette grise et seul le bruit des pages tournées et des touches pressées sur les claviers des ordinateurs vient troubler le silence. Le calme qui y règne est un bourdonnement agréable à mes oreilles, qui tranche avec l’agitation du monde extérieur.
Comme toujours, à peine assise, Gina se lance dans le récit de son week-end désastreux avec sa belle-mère désagréable et son père trop occupé pour s’en soucier.
— Elle s’est foutu de moi en me disant que je n’y arriverai jamais quand j’ai parlé de faire médecine ! S’exclame-t-elle un peu plus fort, avant de baisser brusquement la voix, se rendant compte de l’atmosphère studieuse qui flotte autour de nous.
Ma main s’immobilise sur ma souris sans fil, figeant le curseur au milieu de la photo que m’attèle à retoucher depuis bientôt vingt minutes. Capter la lumière de la forêt n’est pas facile, mais ce cliché d’un sous-bois à quelque chose de fascinant qui me donne envie de le sublimer, d’effacer ses imperfections d’un coup de pinceau.
Du coin de l'œil, j’observe mon amie griffonner rageusement sur son carnet, affalée sur la table. Gina est le genre de fille studieuse que l’on pense au premier abord avoir une tenue et une posture irréprochable en toute circonstance. C’est la version qu’elle sert au corps enseignant et aux autres élèves. La Gina que je connais est bien plus intéressante : elle se fiche des conventions, se colore les cheveux avec des sprays éphémères, boit des bubble tea à en attraper le diabète, et dessine des fleurs dans les marges de toutes ses feuilles. Ses yeux pétillants illuminent mes journées.
— Elle dit que si je ne fais aucun effort pour écrire correctement, je ne risque pas de réussir dans la filière la plus difficile… se lamente-t-elle.
Aussi brillante soit-elle, avec un raisonnement et un esprit scientifique absolument bluffant, Gina est malheureusement toujours dernière en orthographe. Et pour cause : elle est dyslexique.
— On s’en fou, de ce qu’elle pense, je réponds avec aigreur. Tu as fait des progrès monstres avec ton ordinateur. Moi je crois en toi, et si ce n’est pas son cas, qu’elle aille se faire foutre !
— Suna ! S’offusque-t-elle avec un petit rire, partagée entre sa gratitude et son habitude à me reprendre sur ma vulgarité.
Je lui souris, et son beau visage s’éclaire à son tour, plus sereine.
— Le week-end prochain, vient dormir à la maison. Tu sais que ma mère t’adore, ça ne la dérangera pas.
L’heure de retourner en cours nous rappelle à l’ordre et je m’empresse de ranger mes affaires. Je consulte mon téléphone et remarque un appel manqué de ma mère. Quand on parle du loup ! J’ai dû manquer l’appel quand j’ai reposé l’appareil, face contre la table, pour me concentrer sur mes retouches photos. Elle doit surement vouloir savoir à quelle heure je termine le travail ce soir, alors je lui écris rapidement un message avant d’éteindre mon téléphone et de le glisser dans ma poche.
Il fait plus chaud que pendant la matinée dans la salle. Comme il s’agit de cours d’été, nous avons une salle dédiée dans laquelle nous restons toute la journée, et l’odeur de transpiration devient rapidement omniprésente. Je m’empresse d’ouvrir la fenêtre, écoeurée. J’ai toujours été très sensible aux odeurs, et respirer l’air d’une petite salle rassemblant une vingtaine de jeunes adultes en fin de puberté durant les mois les plus chauds de l’année n’est étrangement pas une si bonne idée. Heureusement, notre table est située près des fenêtres alors l’air frais (et moins nauséabond) nous parvient directement.
Les deux premières heures de l’après-midi passent plus rapidement qu’on le croirait. Même si je ne suis pas très douée en mathématiques, la réalisation des exercices accapare toute mon attention et m'empêche de rêvasser, comme j’en ai parfois l’habitude. Il est quinze heures passé lorsque nous attaquons des notions qui me paraissent nettement plus compliquées. Gina, comme à son habitude, est comme un poisson dans l’eau, alors je louche sur sa feuille pour comprendre son raisonnement. Je sursaute comme un lapin pris entre les phares d’une voiture lorsque la secrétaire de l’établissement frappe à la porte. J’échange un regard intrigué avec Gina, le cœur encore battant de surprise.
Après quelques secondes de discussion inaudible entre la femme et notre tutrice, celle-ci balaye la salle du regard, alors que je retiens mon souffle, avant qu’il ne s’arrête sur moi.
— Suna, est-ce que tu veux bien prendre tes affaires et te rendre au bureau du proviseur ?
Sa voix est douce et compatissante, comme à son habitude, alors que je me demande ce qu’il se passe, anxieuse.
— Tu as encore garé ta voiture devant la sortie de secours ? Me taquine Gina.
— J’en sais rien, je couine en ramassant mon sac et en y fourrant tout ce qu’il y a sur mon bureau. Peut-être ? J’étais à la bourre ce matin alors…
— Comme tous les matins tu veux dire… M'interrompt-elle, espiègle.
Je lui jette un regard mauvais et balance mon sac sur mon épaule en relevant le menton.
— Good Luck ! Me lance-t-elle en levant son pouce.
Je rejoins Madame Stewig qui me sourit patiemment et suis la secrétaire dans le couloir. Elle ne me gratifie que d’un “Suivez-moi, s’il vous plaît”. Sans un mot de plus, ce qui ne fait qu’accentuer mon stress, nous traversons les couloirs pour rejoindre le bureau du directeur, à l’étage supérieur.
— Asseyez-vous là, le directeur viendra vous chercher.
Je m'exécute et prends place sur les chaises en cuir de basse qualité, couinant et craquelé. Je patiente en silence, triturant nerveusement un bout de l’accoudoir décollé. L'attente me semble interminable, chaque minute plus lourde que la précédente. Je me demande ce qu’il peut bien y avoir de si grave pour que l’on me conduise chez le directeur en plein cours. Mon esprit commence à imaginer toutes sortes de scénarios improbables, plus farfelus les uns que les autres. L’attente va me rendre folle.
Finalement, la porte du bureau s'ouvre, et le visage du quinquagénaire apparaît, la mine fermée. J’en suis presque soulagée, mais quelque chose m’empêche de me sentir mieux, comme un pressentiment.
— Mademoiselle Claire, entrez, je vous en prie.
Je me lève, les jambes un peu tremblantes, et pénètre dans le bureau. L’ambiance est lourde, les mauvaises nouvelles flottent dans l’air au milieu des atomes d'oxygène, presque palpables. Il m'indique une chaise en face de lui d’un geste de la main, et je m'y installe, tentant de décrypter son expression.
— Je vais aller droit au but, commence-t-il d'une voix mesurée, comme s’il craignait que les mots qu’il prononce ne se retournent pour tenter de le mordre. C'est votre mère... Elle est à l'hôpital.
Mon cœur rate un battement. Je reste figée, incapable de réagir. L'idée semble irréelle, comme une mauvaise blague ou une erreur de dossier.
— Un accident de voiture, ajoute-t-il après un instant de silence assourdissant. Son état est critique.
Les mots flottent dans l'air, pesants, suffocants. J'essaie de les comprendre, de les assimiler, mais mon esprit se vide complètement. Soudain je suis incapable d’entendre la suite du discours, et mes mains se crispent sur mes cuisses. Un long bourdonnement emplit mes oreilles et j’ai l’impression de me noyer. Maman... qu'est-ce qu'il t'arrive ?