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Renarde
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Chapitre 7

Vivre chez grand-mère, ici, a finalement ses avantages. Malgré les circonstances, j’ai réussi à me faire à mon nouveau quotidien : je vais voir ma mère deux fois par semaine, je m’occupe des animaux et j’apprends l’art de la phytothérapie dans ma chambre. Je me suis même habituée à la nourriture spéciale que cuisine la vieille. Au début, elle me donnait de méchants maux de ventre, et l’élimination était assez… désagréable. Mais au fur et à mesure, mon corps s’adapte et je commence à apprécier cette nouvelle vie.

Aucune trace du loup depuis la semaine dernière, alors j’ai recommencé à sortir dans le jardin — toujours sur mes gardes. J’ai eu beaucoup de mal à trouver des excuses crédibles auprès de grand-mère pour rester cloîtrée à l’intérieur. Mais elle est patiente avec moi et me laisse l’espace dont j’ai besoin. Ça ne l’empêche pas d’être là pour moi dès que j’ai une question ou envie de passer du temps avec elle. Je m’en veux de lui cacher la vérité, mais je la sens préoccupée par cette attaque alors je ne veux pas l’accabler davantage. D’autant plus qu’hier, une nouvelle victime a été retrouvée, tuée dans les mêmes circonstances que la précédente : lors d’une balade en forêt. L’animal demeure inconnu, d’après ma grand-mère.

Les autres ne sont pas non plus revenus — et par les autres, j’entends les louveteaux, comme les appelle la vieille. Exception faite d’Askan, qui est venu porter des courses. J’ai essayé de discuter un peu avec lui, mais le courant passe difficilement. C’est un garçon très arrogant, toujours ravi de lancer des piques et des réponses dégoulinantes de sarcasme. Nos conversations semblent toutes avoir le même effet sur moi : je finis par souffler ou lever les yeux au ciel, excédée. Malgré tout, il a quelque chose d’intrigant, une façon d’être qui attise ma curiosité. Il est plutôt beau garçon, avec son nez droit, sa mâchoire saillante et ses cheveux mi-longs attachés en chignon bas. Mais ce n’est même pas ça qui m’attire — c’est quelque chose de plus imperceptible, presque intangible. Et parfois nos regards se croisent et j’ai l’impression de ne pas être la seule à ressentir ça.

Et si ma vie a été bouleversée du jour au lendemain, je sens que moi aussi, je commence à changer, lentement, au rythme de mon nouveau quotidien.

Après ma douche matinale, je fais l’inventaire des choses dont j’ai besoin pour ma sortie du jour : je compte me rendre en ville pour chercher un petit boulot, histoire de gagner un peu d’argent. Le réservoir de ma voiture s’assèche de jour en jour, et grand-mère vit trop modestement pour que je lui réclame de l’argent sans gêne. Je suis une adulte, et même si ce que ça implique me fait peur, je me dois de subvenir à mes propres besoins. J’ai déjà de l’expérience, alors je ne suis pas trop stressée. Je sais déjà exactement où je vais aller : le café que j’ai remarqué lors de ma précédente sortie en ville. J’espère seulement qu’il n’est pas trop tard et qu’ils cherchent toujours quelqu’un !

J’ai mis un peu de temps à me décider. J’étais partagée entre l’investissement que cela demanderait, mon emploi du temps qui s’étoffe de jour en jour — entre mes visites à l'hôpital et ma nouvelle passion pour les fleurs — et mon besoin de voir du monde, de me raccrocher à quelque chose de familier dans mon ancienne vie.

Je tresse mes cheveux en m’aidant de mon reflet dans le miroir. C’est ma mère qui, lorsque j’étais plus jeune, m’avait appris à le faire. À l’époque, j’étais très douillette, et je finissais par pleurer en me plaignant que mes bras étaient trop fatigués, ou que ça tirait trop sur mes cheveux. Patiemment, maman m’encourageait en me promettant un résultat digne d’une vraie princesse. Je souris en repensant à ces souvenirs, chers à mon cœur. Tout a changé depuis mes huit ans. Absolument tout.

Après avoir enfilé mes chaussures et pris mon sac à main, je descends les escaliers avec entrain. Je devrais manger un morceau avant de partir, je songe en faisant irruption dans le salon.

Mon coeur rate un battement lorsque je tombe nez-à-nez avec une jeune femme. Neira. Ses yeux bleus me fixent avec une gentillesse sincère. Elle est seule, assise sur l’un des fauteuils du salon en silence.

— Salut, je lance, hésitante. Je crois que grand-mère est dehors sur la terrasse, tu veux... Que j’aille la chercher ? Je m’enquiers en faisant mine de partir vers la cuisine.

— Non, pas besoin, me répond-elle en se levant.

Ses gestes semblent doux et elle me sourit patiemment, presque timide.

— En fait, c’est toi que je suis venue voir.

Je hausse un sourcil, étonnée.

— D’accord. Tu veux boire quelque chose ?

Après avoir rempli deux verres de sirop à la violette, nous nous installons devant la maison, sur la marche en pierre, près des buissons de verveine. Silencieusement, j’avale à petite gorgée la boisson. Je ne sais pas ce qu'elle veut, mais j’admets que je suis curieuse de le découvrir. J’attends de longues minutes qu’elle prenne la parole, mais elle semble absorbée dans sa contemplation de la verdure et des petits animaux sauvages.

— Alors, je finis par demander après avoir vidé de moitié mon verre, Pourquoi est-ce que tu voulais me voir ?

Elle sursaute légèrement, comme surprise, puis repousse d’une main une mèche de cheveux venue balayer sa joue. Son regard est fuyant. Ses pieds, chaussés de bottines marrons, s’agitent et font crisser le gravillon sous sa semelle. Je fronce les sourcils. Elle semble tellement gênée que je me demande si ce qu’elle attend de moi est si grave que ça.

— Je suis venue pour te parler. Pour… Apprendre à te connaître, finit-elle par m’avouer.

Ses yeux aux éclats de saphirs rencontrent les miens. Je me surprends à sourire : ses pommettes sont rosies et elle joue avec un volant de sa jupe nerveusement. Elle est adorable.

— C’est tout ? Tu veux juste… Qu’on devienne copine ? je répète, incrédule.

Cette jeune femme, si assurée au milieu des garçons de son groupe, se sent intimidée par une simple discussion entre filles ? Je ne peux pas le croire !

— Tu ne comprends pas, répond-elle plus fort. Je passe mon temps avec les garçons. Il n’y a pas de filles avec qui je peux traîner. Et maintenant que tu es là, j’ai vraiment envie qu’on devienne amies !

Je souris patiemment. Je connais bien ce sentiment. Avant de rencontrer Gina, j’étais souvent seule dans mon coin. Je me suis toujours sentie un peu à part, et je n’ai jamais vraiment eu l’envie d’aller vers les autres. Vers des gens qui ne me comprennent pas. Mais j’étais une jeune fille bizarre qui n’était pas du coin. Neira est belle et lumineuse, je n’arrive pas à croire qu’elle ne soit pas proche de n’importe quelle personne de qui elle voudrait l’être.

— Tu n’as pas de copine alors ?

— Il n’y a pas d’autres filles de ma génération au village. Aucune n’a mon âge.

— Et en ville ?

La brise nous caresse le visage et elle chasse de la main un bourdon venu butiner un peu trop près de son oreille. Ses doigts se resserrent sur le tissu de sa jupe, imperceptiblement.

— Je ne connais personne là-bas… Je n’y vais jamais.

— Même pas pour les cours ?

— On fait l’école à la maison avec les anciens. C’est un peu spécial, on ne nous apprend pas les mêmes choses que vous.

— Ah non ? Raconte-moi, je lui demande, la curiosité prenant le pas sur la méfiance.

Un sourire franc étire ses lèvres et elle se tourne vers moi.

— Déjà, on n’a pas cours tous les jours. Au début, on apprend les bases les plus importantes : la survie, la botanique, le langage des animaux…

— Tu peux parler avec les animaux ? je l’interromps, excitée.

— Non, je veux dire leur langage corporel.

— Oh…

La déception doit se lire sur mon visage parce qu’un petit rire lui échappe.

— Ensuite, vers douze ans, on nous enseigne comment utiliser nos sens qui s’aiguisent. Comme c’est une période de transition, on est aussi nettement plus incontrôlable. C’est comme… Une crise d’ado puissance mille !

— L’enfer pour les parents… je glousse.

Elle rit de bon cœur et toute sa timidité semble s’être envolée.

— Ils en bavent, c’est clair ! Vers seize ans, reprend-elle, on commence à nous parler d’histoire politique et de stratégie de chasse ou de défense. On commence à faire vraiment partie de la vie de la meute vers dix-neufs ans. Et c’est aussi à ce moment qu’on doit se spécialiser dans un métier.

— Du genre ?

— Y en a plein, tous en rapport avec l’organisation de notre village. Les Bâtisseurs, les Guérisseurs, les Stratèges…

— Rien à voir avec ce qu’on apprend à la fac quoi.

— Exactement.

— Et toi, dans quoi tu comptes te spécialiser ?

— Moi ? Hésite-t-elle. Euh… J’aimerais… J’aimerais faire partie des Éclaireurs. Mais mes parents s’attendent à ce que je me dirige vers les Guérisseurs, comme je suis une fille…

— Waouh, pas très progressiste tout ça.

Elle ramène ses genoux contre sa poitrine. Je peux sentir toute la frustration qui émane d’elle. Et pourtant, son expression est résignée. Comme une bataille perdue d’avance.

— Ma mère dirait que c’est « la voie naturelle des choses ».

— Et toi, je la questionne. T’en penses quoi ?

Elle soupire, et rive ses yeux sur ses chevilles nues, un petit sourire insolent aux lèvres.

— Je pense… Qu’elle ferait une crise si elle nous voyait discuter comme ça. Et elle me lancerait son regard désapprobateur habituel.

— Pourquoi ? je m’enquiers, curieuse.

— Elle n’a jamais trop aimé ta famille. Surtout ta mère en fait. À l’époque, elles ne pouvaient pas se supporter.

Le vent siffle dans mes oreilles, balayant mon visage comme pour me narguer. Mon sourire se fane, et je perds le fil une seconde.

— Tu plaisantes ? Nos mères se connaissaient ?

— C’est plutôt logique quand on sait qu’elles ont toutes les deux grandi ici. Je ne connais pas les détails de leur histoire, je sais simplement que ma mère était furieuse quand on a su pour ton arrivée ici.

— À ce point ?

— Oui… Ta mère ne t’en a jamais parlé ?

Je m’adosse contre le mur de pierre en fermant les yeux, désabusée.

— Tu parles, elle ne m’a même jamais parlé d’ici. J’ai toujours cru qu’elle était née dans le sud. C’est comme si elle avait tout fait pour effacer sa vie dans la vallée.

Nous échangeons un regard. J’ai l’impression qu’un nouveau poids s’abat sur moi : de la tristesse. Plus je parle avec les gens d’ici, plus je découvre de choses sur ma propre mère et sur mes origines. Des choses que j’aurais désespérément voulu savoir avant que des inconnus me l'apprennent. Avant que ma mère ne soit plus là pour répondre à mes questions.

— C’est bizarre, non ? Toutes ces histoires d’adultes qu’on ne comprend qu’à moitié, murmure Neira.

— Ou pas du tout… Je commente, amère.

Je me perds dans la contemplation de l’herbe verdoyante qui ondule plus loin et du pollen qui danse entre les fleurs sauvages.

— Et pourtant on est censées être des adultes.

— Oui…

— Je ne sais même pas pourquoi ma mère est partie, en fait ! J’explose, partagée entre la frustration et la colère. Et chaque fois que j’en parle, grand-mère change de sujet ou esquive la question.

— Elle ne te dit rien ?

— Non. J’ai l’impression que le monde entier me cache des choses.


Le silence se fait, plus pesant qu’auparavant, et je me sens coupable d’avoir plombé l’ambiance alors que c’est ma première conversation avec une fille de mon âge depuis… Eh bien depuis l’accident. Et soudain, je me souviens des questions que je peux lui poser et pour lesquelles je pourrais avoir des réponses.

— Dis-moi Neira, vous avez beaucoup de loups noirs, au village ?

Elle penche la tête sur le côté, intriguée par cette question et se pince la lèvre en y réfléchissant.

— Les loups noirs sont plutôt rares dans cette région. Nos forêts sont plutôt claires, alors la plupart d’entre nous ont un pelage pâle, pour mieux se camoufler, m’explique-t-elle. Il y a bien un ancien qui avait le pelage presque noir, mais il ne change plus depuis des années. Sinon, il n’y a qu’Askan et son père. Ils sont issus d’une lignée d’un autre territoire, plus à l’Est, je crois. Pourquoi ? Tu veux les prendre en photo ? Me taquine-t-elle en me bousculant amicalement.

Je souris brièvement.

— L’autre jour, quand vous êtes partis, j’en ai vu un dans le jardin.

— Un loup noir ? Un loup, genre… normal ?

— Justement je n’en suis pas sûre. Il était vraiment, vraiment grand. Et il me fixait avec un air bizarre…

— Un loup, pas un grand chien ? Il y en a qui trainent dans le coin, tu s-…

— C’était un loup, je la coupe.

Elle doit sentir l’assurance et la certitude dans ma voix parce qu’elle s'interrompt une seconde.

— C’était pas Askan, il était avec nous, finit-elle par répondre. Et son père est en déplacement dans les montagnes depuis avant ton arrivée.

— Alors qui c’était ?

Le silence qui suit ma question est lourd de sens : elle n’en a aucune idée.

— Tu ne l’aurais pas imaginé ? Me demande-t-elle comme une supplication.

— Impossible, je déments. J’ai eu peur, très peur. Et Bouboule aussi.

— Bouboule ?

— Le chat, j’élude.

Les moments de flottements qui s’accumulent semblent s’intensifier et se charger de doutes et d’inquiétude.

— Ecoute, comme ça… ça ne me dit rien. Tu veux qu’on aille voir si je flaire une odeur, ou si je trouve des empreintes ?

— C’était il y a une semaine, et il a plu il y a deux jours. Je doute que tu trouves quoi que ce soit, j’objecte, résignée.

Elle pose sa main sur la mienne. Sa délicatesse et sa paume chaude me rassurent.

— Ça vaut quand même le coup d’essayer, tu ne crois pas ?

Elle a raison. Si il n’y a ne serait-ce qu’une chance qu’elle trouve un indice ou quelque chose qui prouverait son passage, il faut essayer. J’opine du chef et nous nous levons de concert. Elle époussette sa longue jupe qui lui tombe aux chevilles et je fais mine de l’imiter, même si je n’ai pas la même élégance qu’elle.

Elle m'emboite le pas sans un mot et salue ma grand-mère d’un signe de main lorsque nous contournons la maison pour nous rendre dans le jardin arrière. Je n’ai pas d’hésitation, même pas un instant de réflexion. L’endroit où j’ai aperçu la bête est comme gravé dans mes veines et dans ma mémoire, et j’avance droit vers l’orée du bois, sous le soleil brûlant de ce début de mois d'août.

— C’est ici ? demande Neira quand je m’arrête devant la lisière des arbres.

J’acquiesce silencieusement, et il n’en faut pas plus à la jeune fille pour repousser une mèche de cheveux derrière son oreille et commencer son inspection. Elle renifle doucement, comme le ferait un animal, et ferme les yeux pour se concentrer. Elle s’accroupit, hume la terre, puis se relève pour inspecter un autre coin. Ses yeux prennent une teinte dorée surnaturelle, brillant d’un éclat sauvage, et elle balaye du regard le lieu. Je l’observe sans un bruit, retenant presque mon souffle, priant pour qu’elle trouve quelque chose, n’importe quoi. Une touffe de poils, une empreinte de patte incrustée dans l’herbe… Un claquement de langue me fait sursauter, et je m’approche sans pouvoir contenir mon impatience.

— Hmmm… On a à faire à un petit malin, peste-t-elle en plaçant ses mains sur ses hanches.

Ses yeux reprennent leur aspect normal et leur couleur lagon, alors qu’elle secoue la tête.

— Tu avais raison. Je ne sens rien. Même sans la pluie, il sait particulièrement bien masquer ses traces.

— J’aurai préféré avoir tort, je soupire, désespérée, et me laisse tomber sur une vieille souche biscornue.

La jeune fille s'accroupit, et son visage apparaît devant le mien malgré moi.

— Eh, ne t’en fais pas. Je te crois. Si tu me dis qu’il était là, il y était.

Je souris doucement, soulagée. Je m’en veux de l’avoir fait chercher pour rien, mais je ne pouvais plus garder ça pour moi. Il y a tellement de questions sans réponses qui me hantent mais avec Neira, j’ai l’impression d’en apercevoir un début.

— Merci… je murmure dans un souffle.

Son sourire patient et bienveillant me réchauffe le cœur.

— Tiens, tu sais ce qu’on va faire ? lance-t-elle en sortant son portable de la petite sacoche à sa ceinture. Tu vas prendre mon numéro et m’appeler si jamais tu le revois. Je serais là en un rien de temps, quelque soit l’heure. Je suis plus rapide qu’il n’y paraît, ajoute-t-elle avec un clin d'œil.

— Tu n’as pas besoin de faire ça !

J’ai peur de trop lui en demander et je me sens gênée d’être la jeune fille à protéger. Je ne veux pas la mêler à ça si ce loup en a après moi, mais je ne suis absolument pas de taille à démêler la vérité seule. Ni même à me défendre seule, je dois me rendre à l’évidence. Sa main se pose à nouveau sur la mienne et son contact est rassurant, doux, et plein de chaleur.

— Entre filles, il faut bien se serrer les coudes.

Je lui souris franchement. Comme ça m’avait manqué de pouvoir compter sur quelqu’un… La sincérité et la bienveillance qui émanent de Neira sont des choses aussi uniques qu’agréables. La jeune fille m’enjoint à me lever puis elle m’explique qu’elle va rentrer parler aux Anciens de son village. Une apparition étrange comme celle-ci peut être un mauvais présage pour la meute et les habitants de la vallée. La jeune femme commence à se diriger vers la maison avant de se retourner vers moi.

— Suna, si ce loup traîne vraiment dans les parages, c’est sûrement un renégat. Et c’est probablement lui qui a tué ces humains dans les bois.

Son regard est perçant, si franc qu’il me coupe le souffle. L’inquiétude qui se dégage de sa voix est communicative, malheureusement. Un frisson me parcourt l’échine et je sens le sang pulser dans mes tempes.

— Tu dois vraiment faire attention à toi.

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