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Renarde
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Chapitre 8

Malgré ma motivation, j'avais renoncé à aller en ville, après le départ de Neira. J'avais beaucoup trop à digérer. Rien de bon ne pouvait ressortir de cet échange tant que je n'avais pas pris le temps de réfléchir.

Et c'est ce que j'ai fait.

Toute l'après-midi, j'ai cherché des réponses : j'ai fouillé chaque tiroir du bureau, chaque recoin de l'armoire, chaque centimètre carré de la chambre qu'elle avait occupé, en vain. Tout ce que j'ai trouvé n'a fait que soulever davantage de questions et d'incertitudes. Je commençais à désespérer.


Ce matin, après une nuit agitée, je n'ai rien laissé me couper dans mon élan, cette fois. Je me suis levée aux aurores, préparée avec soin dans le silence pesant qui m'enveloppait, et j'ai foncé en ville. Il faut croire que ma motivation a été bien reçue, car lorsque je me suis présentée à l'ouverture, le patron semblait ravi. Un homme jovial d'une cinquantaine d'années, ventru, à la barbe grisonnante et au sourire pataud. Il m'a accueilli à bras ouverts, et son enthousiasme s'est décuplé en m'entendant me présenter. En entendant mon nom de famille, plus précisément. Je savais que le nom de quelqu'un pouvait lui ouvrir des portes, mais je ne pensais pas que le mien m'ouvrirait celles d'un banal café perdu au fin fond des montagnes nordiques.

Ma grand-mère est sans doute une célébrité ici.

Je m'adosse contre ma chaise et fixe la vieille qui mange silencieusement devant moi. Elle est souvent perdue dans ses pensées en ce moment. C'est cette histoire, avec le loup et les meurtres. Des questions sans réponses pour elle aussi.

— Et du coup, je reprends en reposant ma fourchette, je commence demain. Ils cherchaient depuis pas mal de temps donc je suppose que ça a aidé.

— Je comprends ton envie de le faire, mais je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur moment. Avec tout ce qui se passe...


Les sourcils froncés et les lèvres pincées, grand-mère semble sincèrement préoccupée.

— Ne t'en fais pas, je réponds, c'est pas comme si le café se trouvait en pleine forêt ! Je risque pas de me faire attaquer en plein centre-ville !

— Je ne parle pas que de ça.

— De quoi alors ?

Sa mine est fermée, et ses yeux rivés sur le contenu de son assiette. Presque comme si elle fuyait mon regard, de peur que je ne puisse lire en elle les réponses qu'elle ne semble pas décidée à me donner.

— Bon... finit-elle par soupirer. De toute façon, tu es adulte. Je ne compte pas t'interdire quoi que ce soit. Sois simplement prudente quand tu rentres le soir. Et je ne parle pas des bêtes sauvages, ajoute-t-elle cette fois-ci avec un regard appuyé.

— C'est promis. En parlant de bêtes sauvages... Tu as du nouveau sur les meurtres ? Je m'enquiers en versant de l'eau dans mon verre.

— Non. La forme des morsures et leur taille ne correspondent à aucun animal connu dans ces montagnes. La police est dans une impasse.

— Est-ce que ça pourrait être celles d'un loup-garou ? Celui que j'ai vu ?

Suite à mon entrevue avec ma nouvelle amie, j'avais décidé de lui en parler. Après tout, si Neira commençait à avertir les membres de la meute qui forment, de ce que j'ai compris, le conseil décisionnaire, cela finirait par remonter aux oreilles de la vieille. Autant qu'elle l'apprenne par moi.

— Les anciens explorent déjà cette piste. C'est une affaire de meute, élude-t-elle, ça ne nous concerne pas.

C'est à mon tour de froncer les sourcils. Je la dévisage. Elle continue de manger avec un détachement qui me déboussole.

— Mais, en tant que chamanes, on n'en fait pas un peu partie ? J'insiste, confuse.

Je ne suis pas certaine de ce qu'implique ce terme, mais de ce que j'ai compris, c'est plus ou moins comme ça qu'elle se considère. Et après quelques recherches sur internet, je ne suis pas plus avancée : il y a tellement de définitions et de capacités qu'on leur prête selon les régions, les cultures, ou les auteurs. Mais s'il y a bien quelque chose de récurrent dans toutes ces descriptions c'est qu'il s'agit d'aptitudes héréditaires.

L'agacement que je lis sur le visage de la vieille m'irrite. Je ne fais que m'intéresser à mon héritage familial, n'est-ce pas quelque chose qui devrait être encouragé ?

— Petite, j'aide ces gens depuis bien avant ta naissance. Et je le fais avec plaisir. Mais je ne me mêle pas de toutes leurs histoires ou ça n'en finirait jamais. Et pour que ça soit clair, tu n'es pas plus chamane que l'était ta mère. Mon sang coule peut-être dans tes veines, et tu peux t'amuser à bricoler des huiles à la camomille, mais tu n'as aucune idée de ce qu'implique ce rôle. Et oui, je suis au courant. Crois-tu qu'il y ait quoi que ce soit qui m'échappe ici ?

J'ai le souffle coupé soudainement. C'est comme une gifle invisible qui s'abat sur ma joue, et les yeux couleur terre de la vieille me confirme que le stade de l'agacement a été largement dépassé. Pourtant, je ne peux que m'entêter davantage.

— Je ne comprends pas ta position. Ce n'est pas qu'une affaire de meute. C'est toute la vallée qui est concernée par une telle menace !

— Ne commence pas, grince-t-elle. Ils n'ont pas besoin de notre aide : ce sont des loups-garous. Bon sang, tu es aussi têtue que ta mère, marmonne-t-elle en secouant la tête.

Mon sang semble s'échauffer dans mes veines, et mon poing se referme sur les couverts. Le métal tiédie contre ma peau et s'imprègne dans ma chair.

— Eh bien parlons-en, de maman ! Je m'exclame, les muscles de mes épaules se tendant douloureusement. Pourquoi est-ce que j'en apprends plus sur elle de la bouche d'inconnus que de la tienne depuis que je suis ici ?

Son visage semble se radoucir, se teintant de mélancolie.

— Il y a des choses que je ne peux pas te dire. Pas maintenant, insiste-t-elle.

Et même si sa voix posée a cette faculté de me calmer, cette fois, c'est différent. J'ai l'impression d'étouffer dans la cuisine éclairée de bougie vieillotte. Leur odeur sature l'air et me piquent le nez alors que je n'y prêtais pas attention jusqu'à présent. Et les crépitements du bois brûlant dans la cheminée me paraissent soudainement assourdissants. Insupportables.

— Selon qui ? Tu répètes que je suis une adulte, mais tu ne me traites absolument pas comme telle ! — Ce n'est pas ça... soupire-t-elle en passant une main sur son visage.
— Alors c'est quoi ? Tu ne me fais pas confiance ? On parle de ma mère ! Elle est dans le coma, et elle pourrait ne jamais revenir !

Le dire à voix haute provoque une douleur dans ma poitrine et je manque de vaciller. Mon cœur est comme prit dans un étau. Mais je tiens bon, et je foudroie du regard la femme qui se tient face à moi. Une colère sourde que j'ai sûrement provoquée déforme ses traits.

— Tu agis comme si tu étais la seule à souffrir. C'est mon unique fille !

J'essaye de contenir l'amertume qui afflue dans ma gorge, mais les mots s'échappent sans que je ne puisse les retenir.

— Pourtant ça ne t'a pas gêné de ne pas la voir ces vingt dernières années !

Le choc est partagé. D'abord le mien, d'avoir osé dire une chose pareille. Puis le sien, que je vois clairement apparaître sous mes yeux et remplacer sa colère naissante. Puis à nouveau le mien lorsque sa main s'abat sur ma joue, cette fois-ci pour de vrai. Et la culpabilité, qui tentait de se frayer un chemin dans les méandres de mon cerveau inondé par l'adrénaline, disparaît aussitôt. Mon monde bascule, et l'espace d'un instant, ce n'est pas la douleur qui me cloue sur place, mais la vision de sa main levée. Levée sur moi.

— Suna ! Je ne te permets pas ! S'écrit-elle, alors que j'ignore la douleur brûlante qui irradie mon visage.
— Je m'en fiche ! Je veux des réponses ! Je m'entends hurler alors que je repose brutalement mon verre sur le bois massif de la table.

La douleur explose dans ma main et les éclats se répandent autour de mon assiette, teintés du rouge de mon sang. Je n'y prête même pas attention. J'entends mon pouls pulser dans mes tempes et je serre les dents. J'ai l'impression que quelqu'un a ouvert les vannes de ma colère et celle-ci déferle maintenant sans ménagement, sans que je puisse — ni ne veuille — l'endiguer.

— Tu t'obstines à me cacher des choses par orgueil, ou par je–ne–sais–quelle excuse obscure que tu crois légitime, mais ça ne me suffit plus. J'en ai assez qu'on me serve la vérité au compte-gouttes !
— Tu ne sais rien de ce que-
— Justement ! Dis-moi, et laisse-moi décider si je peux le supporter. Je suis plus forte que tu ne le penses !

Le silence qui reprend est assourdissant après ma tirade pratiquement hurlée. Et les yeux de la vieille ne cessent de passer de mon visage furibond à ma main ensanglantée. Elle semble elle aussi emportée dans un tourbillon d'émotions contradictoires et je ne comprends pas ce qui l'empêche tant de me répondre. J'ai besoin de ces réponses, désespérément. J'ai besoin qu'elle me fasse confiance. Et pendant un instant, alors que je la fixe, inébranlable, en tentant de lui faire passer silencieusement toute ma détermination, j'ai l'espoir qu'elle cède. Qu'elle comprenne. Qu'elle accepte de voir que je ne suis plus une petite fille.

Et pourtant elle se contente de détourner les yeux, inflexible. Je la fusille du regard, dépitée.

— Parfait ! Je lance, cynique. Ne disons rien. Vivons dans l'ignorance !

Je me lève si brusquement que ma chaise tombe à la renverse dans un fracas brutal. Bouboule, roulé en boule sur l'une des chaises depuis le début du repas, saute de son perchoir et détale devant moi. Mais je m'en moque. Tout ce que je ressens est une rage pure et désespérée. Je quitte la table alors que la vieille tente de m'appeler. Je ne l'entends pas. Un bourdonnement sourd dans mes oreilles masque sa voix. Je remonte les escaliers, laissant derrière moi une traînée de gouttelettes carmin, et claque la porte de ma chambre si fort que j'ai un instant peur qu'elle se décroche.

Je me jette sur mon lit, enfonce la tête dans mon oreiller, et hurle à plein poumons toute ma frustration.

Quand je relève la tête, ma chambre est plongée dans la lumière pâle du début de journée et mes paupières sont lourdes. J'ai dû m'endormir sans m'en rendre compte. Je ne ressens plus la colère intense qui m'a traversé la veille. Seulement de la tristesse et de la lassitude. Je me redresse, abattue. Mon comportement durant le dîner ne me ressemble absolument pas. Je devrais sûrement aller m'excuser auprès de la vieille. Mais mon cœur est encore baigné de rancœur à son égard, et malgré moi, je ne peux me résoudre à aller à sa rencontre.

J'observe ma main maculée de sang séché : elle n'est pas douloureuse, si bien que j'ai failli oublier l'incident survenu. Les entailles devaient être superficielles parce que je n'ai déjà plus rien. Je suis soulagée qu'aucun éclat de verre ne se soit logé sous ma peau ou ne soit resté coincé. Commencer mon nouveau travail avec les doigts bandés ne serait surement pas de bonne augure. Je me contente donc de frotter ma peau avec un mouchoir en papier afin de retirer les traînées bordeau qui la salissent. C'est en relevant la tête une fois ma besogne achevée que je la remarque.

Je me lève doucement et m'approche de la chaise en bois posée près de la porte. J'ai pris l'habitude d'y déposer mes vêtements de la vieille ou du lendemain, et de pendre au dossier mon sac à main. Mais cette fois, je ne reconnais pas l'objet qui est déposé dessus. Et ce n'est pas moi qui l'y ai mis. J'attrape le morceau de papier posé négligemment dessus et reconnaît l'écriture traditionnelle et délicate de grand-mère. "Puisque tu veux savoir" je lis à voix haute, surprise. Je jette un coup d'œil à la boîte à chaussure avec un regard neuf et laisse tomber le mot pour la saisir.

Je m'installe sur le lit, observant avec une curiosité grandissante l'objet. Le silence qui m'enveloppe est à la fois rassurant et angoissant. Ou bien est-ce l'appréhension de ce que je vais trouver dans cette boite que je ressens ? Je prends une profonde inspiration. J'effleure du bout de mes doigts le carton coloré. Bon sang, ce n'est qu'une boîte à chaussure ! Pourquoi est-ce que je me sens si fébrile ? Je rassemble mon courage, et pose mes mains sur le couvercle. Si je ne l'ouvre pas, je n'aurai jamais de réponses à mes questions !

Lorsque je retire le couvercle, je suis d'abord frappée par l'odeur délicate qui s'en dégage. Une version vieillie de jasmin, et cette fragrance me frappe en pleine poitrine. Je ferme les yeux une seconde. J'ai l'impression qu'elle se tient juste à côté de moi, comme autrefois. Pas de doute, c'est bien son parfum. Le parfum de ma mère. Je souris, tristement. C'est comme si elle était tout près, et si loin en même temps.

J'observe d'abord, sans oser y toucher, le contenu de la boîte. Des lettres manuscrites sont entassées par dizaines. Le papier est un peu jauni et l'encre a bavé par endroit, mais leur contenu reste lisible. Timidement, comme si je craignais d'envahir l'intimité de l'adolescente qu'était ma mère, je les saisis. Les unes après les autres, je les déplie soigneusement pour les lire. Les larmes me piquent les yeux et je sens l'émotion enfler dans mon cœur, sans savoir comment la gérer. Ce sont des lettres d'amour reçues par ma mère... de la part de mon père. Je m'adosse au mur et parcours les lignes en essuyant une larme rebelle qui dégringole le long de ma joue. Et je ne peux pas m'empêcher de sourire.

Les mots que je lis sont doux, puissants, passionnés. Je crois déceler l'intonation taquine de mon père dans ses écrits, et l'amour intense qu'il porte à ma mère. Mon coeur se réchauffe.

Je passe de longues minutes à les relire avant de poursuivre mon exploration de la boîte. Une fois débarrassé des lettres, il n'y reste pas grand chose. Quelques photos avec ce qui semble être des amis, et parmi elles, une attire mon attention : on y voit ma mère, le sourire aux lèvres, enlacée par un homme qui semble être mon père. Ses cheveux de geai sont en bataille et ses yeux verts sont rivés sur la femme dans ses bras. Avec sa barbe naissante, il ne paraît pas plus vieux que moi. Et dans leur bras, un bébé aux grands yeux noisettes qui semble occupé à essayer d'attraper les cheveux de sa maman. Moi.

Je détaille longuement le visage de mon père que je n'ai jamais vu. Je n'étais pas beaucoup plus vieille que sur la photo quand il est mort à la guerre. Ma mère m'a raconté qu'elle était effondrée lorsqu'elle a reçu la lettre de son chef de division dans laquelle il lui apprenait la nouvelle. Je n'avais même pas un an.

J'inspecte à nouveau le tas de lettres romantiques et suis surprise qu'elle ne soit pas conservée avec. Il aurait été logique qu'elle soit rangée ici, elle aussi. Maman a dû quitter la vallée après l'annonce de la mort de son mari. Peut-être l'a-t-elle gardée avec elle ? Je ne l'ai pas retrouvé non plus dans ses affaires à la maison.

Je repose la photo, un peu à l'écart, dans le but de la garder près de moi, puis saisit le dernier objet de la boîte : un bracelet de cuir noir.

La matière est fraîche entre mes doigts et sculptée de symboles délicats. Il est intact, étonnement bien conservé, comme s'il n'avait jamais été porté. Les lacets qui permettent de le fermer, comme on fermerait un corset, sont emmêlés et je prends le temps de les remettre en ordre. Ce n'est qu'une fois chose faite que je remarque une inscription gravée sur la face intérieure du bracelet. Je plisse les yeux et approche mon visage pour lire la phrase :

"A mon fils unique"

Je fronce les sourcils en fixant ce mot. Un instant, je crois avoir mal lu. Est-ce qu'il pensait que je serais un garçon ? S'il l'a créé quand j'étais encore dans le ventre de ma mère, c'est possible. Mais quel intérêt ? Ou était-il destiné à quelqu'un d'autre...? Je secoue la tête, encore plus confuse qu'avant. J'aimerai tant demander à quelqu'un, mais grand-mère ne m'en dira pas plus. Encore une fois je n'ai qu'un début de réponse... qui amène encore plus de questions !

Je passe le bracelet autour de mon poignet, machinalement. Le cuir est encore souple malgré les années, et je m'attendais à trouver des craquelures, mais il n'en est rien. Je le lace doucement, comme un rituel intime. Et tandis que je l'observe épouser la forme de mon poignet et coller ma peau, un frisson me parcourt. C'est comme s'il m'était destiné. En tout cas, j'aimerai qu'il le soit. Du plus profond de mon cœur. J'ai la sensation qu'il a trouvé sa place... et moi la mienne.

J'observe régulièrement les motifs qui s'entrelacent sur le cuir sombre, tentant de décrypter une signification cachée. Mais peut-être sont-ils simplement décoratifs ? Je préférerais qu'ils aient un sens, comme un message caché qui me serait adressé.

Le tintement de cloche de la porte d'entrée me sort de ma rêverie. Je ne devrais pas rêvasser : je suis au travail. J'accueille la cliente et prends sa commande en me concentrant sur ce que j'ai appris ces derniers jours. Ou réappris. Ma routine est bien établie maintenant : je me lève, me prépare, file au boulot en évitant ma grand-mère au maximum, fais l'inventaire du jour, sers les clients et assiste le patron ou un collègue pour la fermeture. Je travaille le matin ou le soir en fonction des jours, et ça me convient. J'ai l'autre moitié de la journée pour flâner en ville ou lire un livre au calme.

Je pensais que venir ici, au milieu de vrais humains, me ferait immédiatement du bien. Que j'aurai la sensation d'être à ma place, que je me ferai des amis et que je retrouverai la normalité. Peut-être que je dois attendre un peu plus longtemps pour ça. Pour l'instant, tout ce que je ressens, c'est un impression désagréable d'être une étrangère dans un monde qui m'est familier. Mes collègues sont gentils, et je n'ai aucun souci avec les clients, mais il y a comme un voile entre nous. Comme si je regardais la scène d'un monde parallèle. Même leur voix me paraissent lointaines. Il faut que je m'accroche, que je passe outre ce sentiment. Peut-être qu'il y a encore une place pour moi, quelque part ?

Je soupire, mélancolique, et commence à passer un coup de chiffon sur le comptoir. C'est un réflexe que j'ai pris pour occuper mes mains lorsque tout est calme et qu'il n'y a rien à faire. Même si c'est un café en plein centre-ville, on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une métropole. L'essentiel de la clientèle se présente durant la pause méridienne pour la formule sandwich-boisson-dessert que l'on propose. Quelques personnes viennent profiter du wifi gratuit pour travailler, et le reste vient boire un coup à l'heure où on commence à servir de l'alcool.

Du coin de l'œil, je jette un regard, exaspérée, à Zoren, assis à une table plus loin, occupé à faire mine qu'il n'est pas là pour m'espionner. Me surveiller. Ou peu importe comment ils le qualifient entre eux. Depuis que j'ai commencé à travailler ici, c'est-à-dire il y a une petite semaine, je n'ai jamais autant vu les garçons de la meute. Zoren, Caël, Askan et Keiran semblent se relayer pour occuper une de nos tables. J'ai même vu le plus jeune, Noak, hier. Mais lorsque je les questionne à ce sujet, ils restent évasifs et sortent des excuses moyennement crédibles. En plus d'être de mauvais menteurs. Je vais finir par leur proposer une carte de fidélité.

Je m'approche de la table du blond et lui ressers un verre de jus de fruit.

— Alors, comment ça avance ces révisions ? je demande en désignant du menton son cahier grand ouvert qu'il fait semblant de consulter.
— B-Bien ! Merci ! répond-il en cachant précipitamment son téléphone sous la table, comme si ça ne faisait pas un quart d'heure que je l'observais jouer à un jeu dessus.

— Tu étudies quoi ? je m'enquiers en me tordant le cou pour déchiffrer son écriture étonnamment soignée.

Il jette un œil au livre, sans doute pour se rappeler ce qu'il m'a répondu quand je lui ai demandé un peu plus tôt.

— La Méthode Kigran ! Un truc pour organiser... Les différentes parties d'un campement ! Explique-t-il en baissant un peu la voix.

Je hausse un sourcil. Presque sûre qu'il y a deux heures, c'était sur les techniques de pêche. Et que c'était le même cahier. Et la même page.

Je secoue la tête et décide de laisser cette pauvre âme accomplir sa mission sans la tourmenter davantage. Mais je n'abandonne pas pour autant. Je déteste être épiée.

Lorsque je ferme la porte de la sortie des employés derrière moi, quelques heures plus tard, il fait nuit noir et la rue est mal éclairée. C'est un peu flippant, mais je me suis habituée. À cette heure, en pleine semaine, il n'y a pas un chat dans le quartier. J'ajuste mon sac à main sur mon épaule et me dirige vers le parking où j'ai laissé ma voiture, à quelques rues de là. Le silence est à peine troublé par le bruit de mes pas sur le sol pavé.

Alors que je descends la rue principale, j'ai l'affreuse sensation d'être observée, et je me retourne une première fois pour vérifier derrière moi. Mais rien. Rien que le léger grésillement des lampadaires, et plus loin, la rumeur d'une bagarre entre chats de gouttières. Je scrute les ombres, comme si une créature allait en sortir et m'attaquer, mais tout est calme. Je poursuis ma route, en pressant le pas. Le vent est léger, il ne fait pas froid, et pourtant, je commence à frissonner. L'impression d'être suivie ne me quitte pas. Alors je décide de prendre mon courage à deux mains et d'essayer d'en avoir le cœur net.

Je tourne à l'angle d'une rue, et me plaque contre les palissades qui bordent le jardin d'un petit immeuble, discrètement. Je fouille dans la poche de mon pantalon à la recherche d'une arme et tombe sur le petit ciseau de couture que j'avais dû fourrer là après avoir coupé une étiquette ce matin. Il n'est pas particulièrement pointu, mais ça fera l'affaire. Enfin je l'espère. Je le sers entre mes doigts, le cœur battant, et patiente. L'arbre devant moi me dissimule presque entièrement dans son ombre. Je raffermis ma prise sur les ciseaux en entendant des pas, discrets, qui se rapprochent de ma position. J'inspire puis bloque ma respiration, comme si ça suffisait à effacer ma présence. La silhouette d'un inconnu apparaît devant moi, et, sans réfléchir, je le saisis par l'épaule et entreprend de plaquer mon arme de fortune contre sa gorge.

L'étranger est plus rapide et sa main s'enroule autour de mon poignet pour me bloquer. Sa poigne est forte et douloureuse. Un grognement rauque lui échappe, presque animal, et ses yeux dorés rencontrent les miens. Je me fige.

— Askan ?! je m'exclame en reconnaissant son visage malgré la pénombre.

Le garçon clique des yeux, la lueur surnaturelle disparaît, et ils retrouvent leur couleur noisette habituelle, comme s'il prenait conscience de la personne qui lui faisait face.

— Oh c'est toi... marmonne-t-il simplement, un peu surpris.

— Pourquoi est-ce que tu me suis ? Je crache en me dégageant de sa prise.

Je frotte mon poignet endolori en le foudroyant du regard. Il arbore un petit sourire en coin et se contente de glisser ses mains dans les poches de son pantalon, l'air désinvolte.

— Il faut bien que quelqu'un veille sur toi...

Je fonce les sourcils, agacée.

— Je peux très bien me protéger toute seule ! j'objecte.

Son regard passe de mon visage à l'arme de fortune que je tiens. Je sens mes joues s'échauffer sous son regard dubitatif.

— Et tu voulais te protéger avec ça ? souligne-t-il, moqueur.

Je range l'objet précipitamment, un peu honteuse, et tourne les talons pour reprendre ma route sans un mot. Ses pas, moins légers qu'avant, résonnent sur le sol derrière moi.

— Arrête de me suivre, je lance sans me retourner.

Mais il ne répond pas et continue à marcher dans la même direction que moi. Je finis par faire volte-face, irritée.

— C'est quoi ton problème ?! je m'exclame, furieuse.

Il ne répond rien et se contente de me fixer avec son air habituel qui indique qu'il s'ennuie profondément. Je croise les bras sur ma poitrine et enfonce mes ongles dans la peau de mes bras, à défaut de pouvoir les lui enfoncer dans les yeux.

Pourquoi tu me suis, je demande à nouveau, fermement cette fois.

Il soupire et passe une main dans ses cheveux sombres, l'air ennuyé.

— Ta grand-mère, finit-il par répondre.

— Ma grand-mère t'as demandé de me suivre ? je répète, hébétée.

Je suis surprise par sa franchise. Lorsque j'ai interrogé les autres, ils se sont contentés d'esquiver la question, de mentir, ou de détourner la conversation. Mais il semble plus ennuyé par la durée de notre conversation que par son contenu.

— Non, corrige-t-il. Elle nous a demandé à tous de garder un œil sur toi pendant que tu fais mumuse avec les humains.

Son ton dédaigneux nourrit mon agacement. Je lève les yeux au ciel. Qui est-il pour juger mes activités ? Je ne lui ai certainement pas demandé de m'escorter et je n'ai pas besoin de son approbation.

— Ce que je fais ne te concerne pas. Et puisque tu as l'air si ravi d'être ici, je te délivre de cette mission. Maintenant laisse-moi tranquille, j'ajoute en tournant les talons.

La dernière chose dont j'ai besoin c'est d'un garde du corps qui me fasse des remarques sarcastiques sur la façon dont je gère ma vie. Ou du moins, j'essaye de la gérer.

— Tu sais que ça ne marche pas comme ça.

Sa voix résonne dans le silence de la rue, m'arrêtant net.

— La vieille nous demande un service. On ne peut pas lui refuser.


Sa voix se rapproche et, une fois à ma hauteur, il me contourne pour se poster devant moi, comme pour m'imposer cette vérité.

— Tu as vu ce qu'elle fait pour nous. Ça ne dépend pas de toi.

Ses paroles échauffent le sang dans mes veines et la colère qui s'était atténuée revient, intense et brûlante.

— Laisse. Moi. Tranquille, j'ordonne en détachant chacun de mes mots pour que cette tête de mule imprègne bien leur signification.

Il ne bouge pas d'un millimètre pourtant, alors dans un accès de rage, je le pousse, les deux mains à plat sur son torse. Il recule à peine d'un pas, comme si ma force n'était pas plus grande que celle d'une fourmi. Je serre les dents et recommence. Et plus je le pousse, plus la colère prend le dessus. Il ne bronche pas, ne se défend pas, ne dit pas un mot. Il se laisse simplement faire comme si ce n'était qu'une crise d'enfant. Comme si ce n'était rien. Comme si je n'étais rien !

Ma vision se trouble un instant, à cause de larmes de rage sûrement. Et soudainement, une de mes poussées, qui ne lui faisaient presque rien jusqu'alors, le projette au sol, quelques mètres plus loin. Il atterrit dans un vacarme qui couvre presque mon cri de stupeur.

Je reste là, paralysée, la main plaquée contre ma bouche. Askan se relève, lui aussi sous le choc. Et nos regards se croisent. Il ne feint plus d'être blasé, ses yeux traduisent une inquiétude et une prudence qui me font peur. Je baisse les yeux sur mes mains, comme si j'allais comprendre ce qui vient de se passer, mais mon cerveau refuse de traiter l'information. Ce n'est pas moi... si ? Il m'agaçait, il m'irritait vraiment, mais je ne voulais pas lui faire de mal ? Toute l'intensité de la colère que j'ai ressenti quelques minutes auparavant s'est évanouie. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine.

— C'est quoi ce bordel ? murmure Askan. 

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