Les jours s'enchaînent, chacun plus beau et ensoleillé que les précédents, comme pour trancher avec la morosité de mon humeur, comme pour me rappeler que le monde continue, malgré tout.
Ça fait maintenant dix, ou peut-être quinze jours que j’ai conduit jusqu’à l'hôpital. Bien moins prudemment que je n’aurais dû. Cramponnée au volant, les phalanges blanchies, je me demandais dans quel état je retrouverais ma mère. J’ai prié tellement fort pour que la route se vide, pour que les feux passent miraculeusement au vert, pour foncer jusqu’à elle, la serrer contre moi, l’entendre dire que tout irait bien.
Pourtant, lorsque je me suis retrouvée dans cette pièce blanche et froide face à son corps étendu dans les draps froissés, relié à toutes sortes de machines par des tubes translucides, je me suis figée. J’ai fixé les écrans, les chiffres, les courbes colorées espérant qu’ils me diraient quoi faire, qu’ils me rassureraient…
Mais rien. Rien que le silence, lourd, rythmé par le souffle artificiel de la machine.
Je freine un peu trop brusquement à l’approche d’un ralentisseur et, derrière moi, j’entends la verrerie tinter parmi les affaires que j’ai entassées dans le coffre.
— Tout va bien, ma chérie ? demande la femme à ma droite. Sa voix douce me tire de mes pensées et je réprime un sursaut.
— Oui, grand-mère. Désolée, je suis un peu fatiguée.
— On peut faire une pause si tu en as besoin.
— Non, c'est bon. On vient d’en faire une, et on n’est plus très loin. Plus vite on sera arrivées, plus vite je pourrais aller voir maman à l'hôpital. Je veux être là... Quand elle… Quand elle se réveillera.
Le silence qui tombe entre nous me paraît étrange, gênant. Comme s'il retenait des mots, des sens cachés auxquels je n'avais pas accès.
— Bien sûr, murmure-t-elle, à peine audible.
Il y a deux semaines, j’ignorais complètement que l’une de mes grands-mères était toujours en vie. Elle a débarqué le matin du troisième jour, venue tout droit du passé dans sa robe ancienne, recousue par endroit et délavée par d'autres, sa besace à la main, avec cet air doux qui ornait son visage. J’étais affalée sur le canapé, à zapper des émissions idiotes, sans vraiment les regarder, lorsqu'elle a sonné. J’ai dû lui faire forte impression avec mes cheveux en bataille, mes vêtements sales depuis trois jours et mon expression hagarde. Elle se tenait dans l'entrebâillement, comme si elle sortait d'un film d'époque, droite et patiente, alors que j'avais l'air aussi perdue que je l'étais. Je l’ai vu froncer les sourcils, secouer la tête, puis elle s’est invitée à entrer comme elle s’est invitée dans ma vie, et depuis ce jour, je fais ce qu’elle me dit sans poser trop de questions.
Je ne vois presque pas les kilomètres d’asphalte que nous parcourrons, trop occupée à ressasser les jours qui ont précédé l’accident en rêvant que tout se soit passé différemment. Parfois, je reprends conscience, comme si je m’étais endormie, pour jeter un œil au paysage qui se modifie et s’affaisse de plus en plus. J’entends vaguement ma passagère m’indiquer la direction à prendre, ayant refusé le GPS qu’elle juge peu fiable. Mais ça fait maintenant un bon moment que la route que l’on emprunte serpente à flanc de montagne, se glisse entre deux monts, plonge entre les arbres et ressort plus loin sur les hauteurs, sans jamais croiser d’autres chemins. Au bout d’un long moment, perdue dans un silence bourdonnant troublé par le bruit du moteur et des pneus sur le béton, ma grand-mère reprend la parole pour me désigner un embranchement. Nous quittons la route principale pour nous enfoncer dans la forêt, et au fur et à mesure, je comprends que cette femme est bien loin d’habiter en centre-ville.
Les freins couinent et les gravillons crissent sous mes roues tandis que je me gare devant la maison qui semble lui appartenir. Nichée dans une clairière verdoyante, la vieille bicoque tassée par l’épais toit en chaume se dresse devant nous, au bout du sentier de gravillon. Le silence autour est assourdissant, troublé par le bruit du vent dans les arbres et les quelques abeilles bourdonnant et butinant près des massifs fleuris. Les buissons qui longent la chaumière semblent avaler les grandes baies vitrées du rez-de-chaussée, et par endroit on devine l’inspiration architecturale du nord, avec ses colombages en bois sombre et ses pierres blanches à nu.
Le coassement d’une corneille sur un arbre à proximité me fait sursauter, et je la cherche des yeux alors qu’elle s’envole vers la forêt.
— Tu as ce qu’il te faut ? Me demande la vieille femme qui m’observait jusqu’alors patiemment.
J’ajuste mon sac à dos sur mon épaule et resserre ma prise sur ma valise, comme pour me donner du courage. Doucement, j'acquiesce et emboîte le pas à la maîtresse des lieux.
Moi qui m’attendait à un débarras poussiéreux, je suis agréablement surprise. L’odeur flottante de la lavande et de la cire de bougie emplit mes narines et je me surprends à la trouver rassurante. C’est cette même odeur qui entoure sa propriétaire partout où elle va, comme une aura apaisante et familière. Le plancher en bois ancien craque sous nos pieds et je suis machinalement ma grand-mère alors qu’elle me fait brièvement visiter les pièces devant lesquelles nous passons. Le séjour, la cuisine, une salle de bain, sa chambre, la chambre d’ami, et enfin, la chambre où je vais habiter.
— Je me suis dit que tu préférerais dormir ici. C’était la chambre de ta mère.
Le souffle court, le cœur battant, je pousse la porte d’une main tremblante. Plongée dans la lumière tamisée qui perce à travers les rideaux, je découvre une chambre d’adolescente qui semble figée dans le temps. Les particules de poussière dansent dans l’air, attrapées par les rayons du soleil, et mon regard balaye la pièce, émue. Je m’avance, presque timidement, soucieuse de troubler cet instant, et scrute chaque recoin de la pièce.
Mes doigts frôlent du bout des doigts le bureau, suivant ses sillons irréguliers. Il n’y a pas un grain de poussière, comme si quelqu’un était venu nettoyer la pièce quotidiennement depuis que ma mère l’avait délaissée. Je parcours des yeux les dessins punaisés au mur dont certains dépeignent des créatures fantastiques, et d’autres des paysages familiers. Un coin de forêt, un champ fleurit, un lac étincelant sous le soleil.
Un peu au hasard, j’attrape un pendentif, pendu à la même punaise que le dessin d’une cascade au cœur de la forêt, et l’inspecte, admirative. Il représente un loup hurlant, taillé dans un bois sombre et accroché à une chaîne en argent. Un travail minutieux aux vues des reliefs précis et soignés qui me fait frissonner. Je prends soin de le raccrocher précautionneusement.
Sur la table de chevet, j’avise un livre, posé près d’une lampe à huile poussiéreuse, duquel dépasse encore un marque page brunâtre. La couverture est abîmée et les pages jaunies, comme un roman qu’on a lu et relu plus de fois qu’on ne peut les compter. Je le saisis délicatement, comme si j’avais peur qu’il s'effrite entre mes doigts. Il s’ouvre sur un trèfle à quatre feuilles, séché, à la couleur bien loin du vert qu’il devait arborer autrefois, et je me surprends à le caresser du bout de mon pouce. J’aurai bien besoin de ta chance en ce moment… Derrière moi, ma grand-mère se racle la gorge, et je sursaute légèrement. J’avais oublié qu’elle était encore là.
— Il est encore tôt, tu devrais te reposer.
— Ça va, je ne suis pas fatiguée… Je réponds, mais un long bâillement m’échappe alors, traître qu’il est.
La femme me lance un regard entendu, et soudain je n’ai plus la force de protester. Elle s’approche silencieusement de la fenêtre pour en tirer les épais rideaux puis d’une porte près du lit, que je n’avais pas encore remarquée. Elle s’ouvre sûrement sur l’escalier en bois noir que j’ai remarqué en me garant un peu plus tôt, sur le côté de la maison. Avant de partir, elle dépose un baiser sur mon front, me souhaitant de bien dormir, puis referme la porte derrière elle, me laissant seule dans cette capsule temporelle.
Lorsque je me glisse dans les draps à l’odeur désormais familière de lavande, je prends conscience de toute la fatigue accumulée. Les derniers jours ont été riches en émotions. Quitter ma maison, la ville que j’ai connue toute ma vie pour venir ici, seule, sans rien ni personne de familier pour me guider. Découvrir l’existence de membres de ma famille, essayer tant bien que mal de comprendre quelle est ma place dans tout ça, et dans cet avenir incertain. Et toutes les questions qui s’accumulent mais que je n’ose pas poser… Mes inquiétudes se font plus lointaines alors que je ferme les yeux, et je me sens tomber dans un sommeil de plomb.
Tac tac tac
Je ne sais pas à quel moment j'émerge du flou cotonneux de mon sommeil, mais j’ai l’impression d’avoir dormi un siècle. Mon corps est lourd, comme mes paupières qui me piquent et refusent presque de s’ouvrir. J’ai l’impression d’étouffer sous les épaisses couvertures, ainsi emmitouflée.
Tac tac tac
Je dégage les draps de mon corps cherchant un peu de fraîcheur alors que ma peau irradie de chaleur. Paresseusement, je me tourne sur le côté, ajuste mon oreiller, et soupire d’aise, prête à me rendormir.
Tac tac tac tac
Je grogne, groggy, et marmonne :
— C’est bon maman, encore cinq minutes…
Soudain, un coassement strident rompt le silence me faisant sursauter, et je me redresse, le cœur battant. La chambre autour de moi est déserte, et je ne reconnais pas les murs taupes que j’ai peints avec maman quelques années auparavant, lassée de leur couleur rose pastel. Et puis, tout me revient en mémoire, le déménagement, l'hôpital, l’accident… Je me surprends à retenir mes larmes, ayant espéré si fort que tout ne soit qu’un mauvais rêve. Derrière les rideaux, j’avise une forme sombre et les écarte d’un geste pour découvrir cette satanée corneille qui s’évertue à tapper contre le verre de son long bec crochu, la même que j’ai vu un peu plus tôt en arrivant. Ou bien une autre. Je me serais mise à dos une colonie de ces oiseaux sans le savoir ? Elle tapote obstinément, à intervalle régulier, comme si elle cherchait à rentrer. Je l’étudie un instant, croisant son regard sombre qui semble vouloir tout et rien dire. Son bec semble arborer une bosse sur le côté droit. Je soupire bruyamment et finit par frapper la vitre du dos de la main pour lui faire peur. Elle s’envole en poussant un nouveau coassement strident. Flippant…
Je reste un moment à fixer la vitre, comme si elle allait revenir. Un frisson me parcourt la nuque. Au loin, j’aperçois le soleil se coucher derrière les montagnes et je prends conscience que j’ai beaucoup trop dormi. Un coup d'œil à mon téléphone presque déchargé me le confirme. Je me lève en vitesse, et en passant devant le miroir, j’essaye d’arranger mes cheveux qui se sont emmêlés. Accroché à la poignée de ma porte, alors que je sors dans le couloir, je découvre un attrape rêve qui semble tissé main, décoré de plumes noires. Ma grand-mère l’y aurait mis ? Je ne la connais que peu, mais ça ne m’étonnerait pas. Je secoue la tête, amusée.
Quand j’arrive dans le salon, l’étrange vieille dame est assise tranquillement et sirote un breuvage trouble dans une tasse en porcelaine aux motifs bizarres.
— Tu es levée, ma chérie ! s’exclame-t-elle en me voyant approcher du coin de l'œil.
Mon sac à main sur l’épaule, mes clefs de voiture en main, je suppose qu’elle comprend vite ce que j’attends et ne me laisse pas le temps de l’enjoindre à m’accompagner. Elle est déjà debout, reposant son thé avec précaution avant de m’emboiter le pas.
Le trajet jusqu’à l'hôpital se fait en silence. Seul le son strident d’une ambulance l’interrompt à intervalle régulier, et la lumière des gyrophares illumine alors l’habitacle de bleu et de rouge. Parfois je ne sais simplement pas ce que je suis censée dire à cette femme que je connais à peine. Sa façon de parler, d’agir, comme si tout était normal et que l’on se connaissait depuis des années me déstabilise. C’est à la fois plus simple et déplaisant, peu naturel.
La lumière du bâtiment médical m'agresse les yeux. Il grouille de monde, de blessés, de personnes qui semblent ne pas savoir où elles sont ni ce qu’elles font là. Je crois entendre qu’il y a eu un carambolage pas loin et toute cette agitation me donne le tournis. C’est ma grand-mère - je ne m’habituerai jamais à la qualifier ainsi - qui se charge de demander à l’accueil le numéro de chambre de ma mère. Je me contente de fourrer les mains dans les poches de mon pantalon, d’enfoncer ma tête dans mon col et de fixer le sol avec un intérêt feint.
— Je déteste cette odeur qu’il y a partout, je grogne alors que nous prenons l’ascenseur jusqu’au troisième étage, celui des résidents longue durée. Ça sent les médicaments et la mort. Maman n’aimerait pas ça.
La vieille ne fait aucun commentaire, mais je sais qu’elle n’en pense pas moins. Je n’aime pas savoir ma mère au même étage que tous les patients qui pourraient clamser à tout moment. J’espère qu’ils la bougeront rapidement quand elle sera réveillée. Avec un peu de chance on pourra rentrer chez nous avant la rentrée.
La pièce où ils l’ont installée est impersonnelle et bruyante, privée de toute intimitée par les grandes baies vitrées qui donnent droit sur le poste de surveillance. Les machines sonores qui entourent le lit ne me disent toujours rien. Je me sens perdue au milieu de cette pièce et ma mère, mon seul repère dans la vie, n’est pas là pour me guider. Elle n’est qu’un corps allongé et dont la vie semble artificielle. Je tire une chaise et m’assois auprès d’elle. Sa main dans la mienne est tiède, comme si elle allait se réveiller à tout instant.
— Je vous laisse un moment… s’excuse sa mère, avant de s’éclipser, probablement émue.
Chaque fois que nous sommes venues la voir ensemble, elle m’a semblé bouleversée. J’ai du mal à comprendre quelle est la nature de leur relation actuellement. Ni ce qu’il s’est passé entre elles pour que ma mère décide de couper les ponts et de ne plus la contacter. J’imagine que ça a été un choc pour elle d’entendre des nouvelles de sa fille perdue de vue depuis plus de vingt ans et d’apprendre du même coup qu’elle est entre la vie et la mort.
Sans vraiment réfléchir, je me mets à raconter à ma mère les derniers jours. C’est ce qu’ils font dans les films, alors je suppose que ça a son utilité. J’évoque mes doutes et mon inquiétude sur la vie que je vais mener, sans elle. Je la supplie de se réveiller vite, comme si c’était de son ressort. Lorsque je m’interromps enfin, je me surprends à espérer qu’elle ouvre les yeux soudainement, comme par magie, comme si mes prières avaient enfin été entendues. Mais c’est simplement le souffle mécanique du respirateur qui accueille ma tirade.
Lorsque je tourne la tête, j’aperçois la femme qui m’accompagne pendue au téléphone fixe du poste de surveillance, cramponnée au combinet, une expression de colère que je ne lui ai encore jamais vue. Je pose ma tête sur le lit, près du bras de ma mère alors que les bribes de sa conversation me parviennent.
— Je ne sais pas ce que vous lui avez laissé entendre, mais il est clair qu’elle ne saisit pas la situation ! s’exclame-t-elle avant de s’interrompre pendant quelques instants, sûrement pour écouter la réponse de son interlocuteur. Bon sang, comment voulez-vous que je… Non je ne considère pas profond et temporaire comme des synonymes ! Encore moins quand il s’agit d’un coma.
Ah, décidément ces murs sont aussi fins que du papier. Je ferme les yeux, espérant que cela suffirait à effacer de mon esprit cette brutale vérité que je refuse de voir. Faire la sourde oreille à l’évocation de mots tels que “profond”, “définitif”, “irréversible”, ça m’a bien réussi, pendant un temps. Je suis comme ça, gérer mes émotions, les grandes tragédies de ma vie, ça n’est pas mon fort. Que ce soit la perte de ma barbie préférée, ma première peine de coeur, ou cette fois où une gamine du collège m’avait collé un chewing-gum dans les cheveux, m’obligeant à les couper court pour la première fois. Je me contente de tout mettre dans une boîte soigneusement rangée dans mon esprit et de la laisser dans un coin, cachée derrière toutes les autres sources de dopamine que je peux trouver, le temps qu’y penser soit moins douloureux. Et ça fonctionne la plupart du temps. Mais quand je dois faire face, inévitablement, à une vérité aussi violente et terrifiante que la perte de ma mère, alors même que je n’ai jamais vraiment appris à faire face à mes émotions, comment ne pas me noyer ?
Je sursaute quand ma grand-mère pousse la porte de la chambre pour nous rejoindre.
— Excuse-moi ma chérie…
— Ne t’en fais pas grand-mère. Ça a été ?
Elle se laisse tomber lourdement dans le fauteuil qui fait face au lit et j’ai l’impression de voir toute la peine du monde s’abattre sur ses épaules.
— Oui, oui… Répond-elle distraitement. Des papiers à signer.
Je lui souris en tentant vainement de lui transmettre mon soutien.
— L’administration c’est parfois un cauchemar.
Elle acquiesce, mais son sourire à elle semble plus pénible que soulagé. Mon regard se pose à nouveau sur le visage endormi de ma mère, et je songe à ses yeux noisette que je ne reverrai peut-être plus me fixer et m’inonder de son amour maternel. Son sourire rieur me manque. Sa voix douce et taquine me manque. Mais ici, dans cette chambre déprimante, je ne peux rien faire de plus. Je finis par me lever et je remets doucement la chaise à sa place, presque au millimètre près, avant de m’approcher du corps voûté de ma grand-mère. Elle lève les yeux vers moi, surprise ou interloquée, et j’inspire profondément, ravalant les picotements que je sens monter dans ma poitrine.
— On devrait rentrer. Les médecins ont mon numéro, et celui de la maison. Ils nous appellerons quand… Si elle se réveille, je murmure la gorge nouée.
— Ma chérie, tu es sûre ?
J’acquièce d’un hochement de tête, incapable de prononcer un mot de plus. La douleur me scie le ventre. J’ai l’impression de la trahir, mais je ne perds pas espoir. Je continuerai de prier pour son rétablissement. Seulement, je dois avancer.
Nous quittons l'hôpital aux alentours de vingt heures, et dehors, il fait déjà nuit noire. Ma grand-mère resserre autour d’elle son châle de laine en frissonnant tandis que je me contente d’inspirer l’air frais de la fin de soirée. Dans les montagnes, la nuit est plus fraîche, et je me surprends à trouver cela plus agréable. L’été dans la ville où j’habitais était plus chaud, et j’ai toujours moins supporté la chaleur que le froid. Les quelques personnes qui quittent ou rejoignent leur voiture sur le parking me lancent des regards perplexes, surement parce que je me promène en tee-shirt à manche courte alors qu’ils se couvrent de pulls chauds. Lorsque je démarre mon 4x4, le tableau de bord affiche une température de 4°C.
Nous roulons depuis à peu près une demi-heure lorsque ma voiture commence à montrer des signes de faiblesse. Le moteur émet un son incongru et la lumière du tableau de bord se met à clignoter. Le véhicule ralentit, les phares semblent de moins en moins lumineux.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit ma grand-mère, l’inquiétude pointant dans sa voix.
— Aucune idée. C’est quoi ce bordel ? j’ajoute, plus pour moi-même.
Je réussis à me coller au bas-côté lorsque la voiture finit par caler, à la lisière des arbres. Autour de nous, le silence se fait et le noir de la forêt nous envahit. Je fais tourner les clefs pour redémarrer, mais le moteur n’émet qu’un son de claquement répétitif sans parvenir à se relancer.
— Fais chier… je peste, détachant ma ceinture. Je vais aller voir sous le capot.
La vieille dame me répond par un hochement de tête et j’attrape mon téléphone pour m’éclairer un peu. Une fois le nez dans le moteur, je ne suis pas bien avancée. Pas de fumée ni de fuite à déclarer, et mes faibles compétences de mécanicienne sont largement dépassées. Je m’apprête à retourner vers la voiture quand un craquement de brindille se fait entendre, un peu plus loin. Je me fige. Pas de quoi paniquer, c’est sûrement un lapin, ou au pire un renard, je songe plus comme une prière que comme une vraie conviction.
Un grognement sourd se fait entendre, je suis pétrifiée. Je n’ose pas me retourner. Mes yeux croisent ceux de ma grand-mère, dans l’obscurité : elle l’a entendu également.
Je frissonne - certainement pas de froid - et déglutit difficilement, avant de réussir à faire un pas vers le côté conducteur. Le grognement se fait plus fort - ou plus proche ?! - et je trébuche en laissant mon téléphone tomber. Je n’ose pas me baisser pour le récupérer, et, plongée dans le noir, je tate le capot pour m’orienter, aux aguets. Le bruissement du vent dans les feuilles des arbres me parvient, et j’arrête de respirer une seconde, puis deux, puis trois, et j’ai l’impression qu’une éternité s’écoule. J’entends un souffle tout près, puis un rugissement bestial, et pour finir un cri strident qui perce le silence de la nuit. Mon cri.