J’avance près de l’escalier, concentrée sur les éclats de voix que j’entends plus bas. Je ne discerne pas bien ce qu’elles disent, mais ces voix sont masculines, et machinalement, je frotte mes mains moites de sueur contre la serviette. Je retiens mon souffle sans le vouloir tandis que je commence à descendre sur la pointe des pieds, la curiosité l’emportant sur la raison. Heureusement pour moi, le bois ne proteste pas sous mon poids. Je me glisse dans un renfoncement du mur à proximité des dernières marches puis je tends l’oreille.
— Mec, c’est vraiment une tuerie cette confiture ! s’exclame avec enthousiasme une personne dont la voix me semble familière.
— Ouais, bah laisses-en un peu pour les autres, tu veux ? lui répond un autre homme qui, lui, ne m'évoque rien.
De là où je suis, ils ne peuvent pas me voir, mais j’aperçois leur reflet dans le miroir de l’entrée derrière eux. L’un des hommes est assis sur le canapé et penché vers la table basse, mais je ne vois pas le deuxième. Je me tords le cou pour essayer de le localiser. Je remarque la silhouette du second, assis à même le sol contre le canapé, lui aussi affairé autour du petit-déjeuner sur la table. Je détaille son visage, à la peau mate et parsemée de taches de rousseurs. Un profil que je finis par reconnaître. Keiran ? Je soupire, sans vraiment savoir pourquoi, et me détend un peu. Je descends les dernières marches du salon pour aller à leur rencontre mais immédiatement je me fige, prise de stupeur.
— C’est quoi ce bordel ? je laisse échapper, mes yeux rivés sur l’inconnu assis près du blond.
Keiran tourne la tête et je ne fais même pas attention au sourire lumineux qu’il m’adresse. Je suis sidérée.
— Suna ! Salut, ça roule ? me lance-t-il avec son air enjoué.
— Toi, je dis en pointant du doigt le brun. Alors tu me suivais vraiment !
Je l’ai reconnu immédiatement. Ses yeux noisettes se posent sur moi, et il passe une main dans ses cheveux noirs ébouriffés - et humides ? - l’air embarrassé. Le garçon du centre-ville ! Et dire que je pensais être parano !
Keiran nous observe, pas le moins du monde offensé que je l’ai ignoré, et se contente de fourrer une biscotte dans sa bouche comme s’il regardait une série passionnante.
— Non, je ne te suivais pas toi ! Je pensais avoir senti le parfum de la vieille mais je me suis rendue compte que c’était toi, m’explique-t-il comme si ça donnait du sens à tout ça.
— Et maintenant tu es chez moi ? Admets que la coïncidence est un peu grosse !
Ses yeux roulent dans un air d’agacement et de profond ennui. Ses lèvres fines se tordent dans une grimace moqueuse, comme s’il n’était pas assez exaspérant !
— Ça va, je viens ici depuis bien avant ton arrivée…
Je soupire et secoue la tête, excédée. Sa désinvolture et son ton détaché ont quelque chose d’agaçant.
— Heureuse de voir que tu n’es pas un psychopathe… je marmonne, plus pour moi-même que pour lui.
Keiran pouffe de rire en buvant son jus et j’avise ses cheveux encore mouillés qui goûtent sur son tee-shirt. Je lui lance la serviette sur la tête.
— Tiens, sèche-toi avant d’attraper froid.
— Ça risque pas d’arriver, commente le brun avec un sourire narquois.
Le blond se contente de me remercier et de frictionner ses boucles alors que je me laisse tomber dans le fauteuil près de lui. Oui, ça ne m’étonne pas qu’un homme avec une stature pareille ne craigne pas le rhume. Keiran a le physique d’un nageur, avec ses bras et ses épaules musclées. Moi-même je ne suis jamais malade, alors je ne fais plus vraiment attention à ces choses. Je joue du bout des doigts avec un bout de plaid et mes yeux se posent sur l’inconnu.
— Et on peut savoir comment tu t’appelles ? je m’enquis en empruntant le verre de Keiran pour hydrater ma gorge sèche.
Sa mine se renfrogne, et il croise les bras sur sa poitrine avant de s’avachir contre le dossier du divan. Monsieur est piqué dans son égo. Je commence à cerner le personnage auquel j’ai à faire.
— Je vois pas en quoi ça te regarde.
— C’est bon, As’, arrête de faire ta tête de mule, intervient Keiran avant de reprendre face à l’air dubitatif du dénommé “As”. C’est la petite-fille de la Vieille, donc c’est l’une des nôtres. Va falloir t’y faire.
“Une des leurs” ? Je viens à peine d'emménager… J’apprécie la sollicitude de Keiran, mais si toute leur petite bande est comme le brun, ça risque de me prendre plus d’énergie que de m’en donner !
Il lève les yeux au ciel une nouvelle fois - ce qui à l’air d’être une habitude chez lui - avant de reprendre la parole avec ce qui semble être toute la peine du monde.
— Je suis Askan. Et tu dois être Suna ? Enchanté, déclare-t-il en détachant chaques syllabes de ce dernier mot.
Puis il jette un regard à son ami l’air de dire “Content ?” qui lui répond par un pouce en l’air et un sourire radieux. Le contraste de caractère entre les deux jeunes hommes me fait sourire.
— Qu’est-ce que vous faites ici, sinon ? Je veux dire, à part prendre le petit-déjeuner, manifestement, j’ajoute en jetant un œil à tous les aliments éparpillés sur la table.
— La Vieille voulait qu’on attende pour revenir, pour pas t’étouffer, mais cas de force majeur. Un pote à nous s’est blessé, répond Keiran.
— Et vous êtes mouillés parce que… ?
— On était à la rivière, ajoute Askan en s’étirant, comme si notre conversation était la plus ennuyeuse du monde.
Je jette un œil par la fenêtre. Le ciel est dégagé, le soleil brille. On est au milieu de l’été, c’est sûr que c’est un temps à se baigner. Dans mon ancienne ville, je serais surement allée à la piscine municipale, ou j’aurai conduit jusqu’à la mer. Mais ici, je doute qu’il y ait l’un ou l’autre. J’aimerai aller visiter le coin et voir s’il y a des endroits sympas où passer une après-midi.
— Tu devrais venir avec nous, me lance Keiran, comme s’il avait lu dans mes pensées.
Son sourire sincère me réchauffe le cœur. C’est vrai que faire des sorties et des activités avec des jeunes de mon âge me manque un peu. Je lui rends son sourire et m’apprête à le remercier lorsque la porte d’entrée s’ouvre sur trois jeunes de mon âge.
— Non, je dis pas qu’il fallait mentir, mais peut-être ne pas rentrer dans les détails ? Maintenant Zoren va se prendre un savon, et il pourra plus sortir… Peste cette fille qui accompagnait Keiran l’autre jour en entrant.
Ses cheveux sont souplement tressés dans son dos, et sa peau hâlée est humide elle aussi. Elle était sûrement à la rivière avec eux. Mes yeux ne se détachent pas de sa silhouette élancée. Elle est habillée dans un style simple, un peu bohème, avec une longue jupe brune et un débardeur blanc unis. Même sans accessoires ou maquillage, elle est vraiment belle. Ses yeux bleus sont perçants et rieurs. Elle respire la bonne humeur.
— Neira, que ce soit par dissimulation ou sciemment, un mensonge, c’est un mensonge, assène un homme plus grand, aux épaules larges et aux cheveux très courts et sombres.
— On va avoir des ennuis ? S’enquit un garçon visiblement bien plus jeune, à l’allure frêle qui lui a les cheveux châtains et bouclés en bataille.
— Non, pas toi Noak. T’étais pas là, pigé ? Répond la fille avec un air autoritaire de grande sœur.
Le dernier hoche la tête en signe d’assentiment, et finalement le trio s’approche de nous. Noak saute par-dessus l’accoudoir et vient voler une tartine fraîchement préparée par Askan qui le repousse, agacé.
— Eh ! le rouspète-t-il. On a besoin de reprendre des forces, c’est pas vous qui l’avez porté jusqu’ici.
— Traîné serait plus exact, le taquine la brune.
Puis elle tourne la tête vers moi et me sourit.
— Salut, Suna !
— Oh oui, excuse’ ! ajoute Noak en se rappelant des bonnes manières après avoir avalé tout rond le morceau de pain. Salut Suna !
L’armoire à glace derrière eux me fait un signe de la main à son tour puis recroise les bras. Je leur réponds d’un sourire poli, un peu embarrassée que tout le monde me connaisse et que je ne sache même pas leur prénom. Je me sens soudainement moins à l’aise, en tenue de nuit, au milieu du salon.
— Des nouvelles de Zoren ? s’enquit le plus vieux.
— Il est avec la Vieille, t’inquiète. Il est entre de bonnes mains, répond Askan.
Je les observe un instant, comme une simple spectatrice de la scène : Noak et Askan se chamaillent, Neira embête Keiran, et Caël et grand gaillard, les rouspète doucement. Et plus je les regarde, plus je sens cette atmosphère étrange qui semble flotter autour d’eux en permanence et leur coller à la peau. La façon dont ils parlent mais aussi leurs expressions. Tout me paraît indescriptiblement différent du reste du monde. Surnaturel. Et plus je les écoute, plus les paroles de ma grand-mère me reviennent en tête et semblent tourner et tambouriner dans chaque cellule de mon corps pour y imprégner ces mots : “Loups-garous, loups-garous, loups-garous !” Je peux presque les entendre scander.
A cet instant je réalise que ce que je prenais pour des fabulations d’une vieille sénile pourrait être une vérité inquiétante. Mais pourtant, je ne me sens pas effrayée. Ce que je ressens est tient plutôt de la curiosité. Qui sont-ils ? Quelle part des mythes que je connais est vraie ?
Des petits pas feutrés sur le sol me font tourner la tête. Bouboule arrive dans le salon en trottinant et se dirige immédiatement vers Keiran pour réclamer des caresses, mais s’immobilise lorsque ses yeux se posent sur Askan et Noak.
— Alors petit, on a peur du grand méchant loup ? plaisante le blond en aplatissant ses poils hérissés. £
Les autres ricanent, l’air habitué, et la bouche d’Askan s’étire en un sourire en coin.
— Tiens tiens, que vais-je bien pouvoir manger pour le petit-déjeuner… fait-il mine de réfléchir, mauvais.
Il s’approche doucement de la pauvre bête qui tente de se faire le plus imposant possible, arrondissant son dos.
— Pourquoi pas… Du chat ! Ajoute-t-il brusquement ce qui fait déguerpir le félin à toute vitesse.
Je lève les yeux aux ciels.
— Eh, c’est pas cool, je le sermonne.
— Ça va, il s’en remettra ! répond-il avec son arrogance habituelle et son sourire moqueur.
La porte de l’atelier s’ouvre, mettant fin à notre échange, et un jeune homme jaillit dans la pièce, le mollet et le bras bandé, un grand sourire insolent aux lèvres. Une odeur de sauge et de sang le précède. Derrière lui, ma grand-mère secoue la tête avec un air exaspéré.
— Eh mais c’est le grand prédateur de la forêt ! s’exclame Neira, sarcastique, en croisant les bras sur sa poitrine.
— Ça va, Mémé m’a déjà fait un sermon pendant qu’elle me rafistolait. Tu vas pas t’y mettre aussi… marmonne-t-il avec un air boudeur.
La Mémé en question lui assène une petite tape derrière la tête à l'évocation de ce surnom, mais je vois bien qu’elle est affectueuse. Le jeune Noak se précipite vers le blessé, les yeux pleins d’admiration, tandis que Zoren boitille en direction du canapé.
— Alors tu t’es vraiment battu avec un cerf ? T’es trop cool ! s’écrit-il avec excitation.
Mes yeux exorbités croisent ceux d’Askan, qui lui n’est pas le moins du monde impressionné.
— Un cerf ?! je lance, perplexe.
— Ouais, ce petit génie a eu la merveilleuse idée d’essayer de battre un cerf à mains nues, explique Neira en soupirant d’exaspération.
— Eh je l’ai presque eu !
— Presque, souligne-t-elle.
— De toute façon, tu règleras ça avec tes parents, intervient Caël.
— Oh non, vous les avez prévenus ? couine Zoren avec l’air abattu des enfants pris sur le fait.
— Evidemment.
— Ce sont les règles Zoren, ajoute Keiran par-dessus le dossier du divan. Les Anciens nous feront la peau s’ils l’apprennent. Quand tu seras adulte tu feras ce qui te chante.
Le téléphone sonne de l’autre côté de la pièce, près de la cheminée, et grand-mère s’occupe d’aller répondre. En baissant tout de même le volume, les autres continuent à se chamailler, tandis que je tends l’oreille pour écouter la conversation de la vieille.
— Oui ? … Comment ça ?... Oh, d’accord, je vois… Bien-sûr, je vais vous y rejoindre… Bien… À tout à l’heure.
Elle raccroche et je sens à son expression ou au timbre de sa voix que le motif de cet appel était des plus sérieux.
— Grand-mère ? Qu’est-ce qui se passe ? je demande, et j’entends les conversations s’arrêter pour écouter.
— C’était le Shériff. Ils ont trouvé un corps dans la forêt. Un randonneur qui a été mutilé par une bête. Ils veulent que je jette un œil pour identifier de quel animal il s’agit.
— Attends… Quelqu’un est mort cette nuit ? Tu veux dire… Pendant… La pleine lune ?
Le regard de grand-mère s’assombrit et elle se contente d’hocher la tête. Je me mets à songer que ces forêts qui nous entourent sont peuplées d’animaux dangereux. Mais quelles sont les chances qu’un meurtre lors d’une nuit si spéciale soit uniquement l’oeuvre d’animaux sauvages. Mes yeux glissent sur le petit groupe dans le salon qui posent des questions à la Vieille, sans se douter de mes interrogations. Malgré moi, je ne peux m’empêcher de me dire que s’il s’agit réellement de loups-garous, ils seraient alors susceptibles de commettre ce genre de crime. Mon regard croise celui de Keiran qui fronce les sourcils, et je m’en veux immédiatement de les avoir accusés intérieurement. Ses yeux perçants me fixent et semblent lire en moi. L’étincelle grave que j’y vois danser me fait frissonner. Sans un mot, le blond finit par se lever, ébouriffe mes cheveux dans un geste doux, puis contourne le canapé.
— Aller, on y va, ordonne-t-il simplement.
Les autres se lèvent sans protester et le suivent jusqu’à la porte d’entrée en nous saluant. Je croise le regard d’Askan, toujours aussi illisible et incompréhensible, qui m’adresse un clin d'œil arrogant. Je ne sais absolument pas comment l'interpréter.
Rapidement, ma grand-mère rassemble ses affaires et m’indique qu’elle va se rendre à la clinique de la ville. Je lui propose de la conduire, mais les garçons s’en chargent déjà alors je me contente de les regarder partir. Pendant les premières dizaines de minutes, je déambule simplement dans la maison, cherchant quoi faire pour tuer l'ennui. Je n’ai aucune envie de sortir, alors je décide de monter prendre une douche. Ça fait déjà une petite semaine que je suis ici et je vis comme si j’étais en vacances, traînant au lit jusqu’à midi et en pyjama toute la journée. Il est temps que je prenne l’habitude de me préparer. Sentir l’eau fraîche sur moi me fait du bien. Ces derniers jours ont été particulièrement chauds, et reprendre des gestes familiers est rassurant.
J’essuie brièvement la buée accumulée sur le miroir de la salle de bain. Mes yeux verts sont ternes et cernés : je n’ai pas une super mine. Je m’habille simplement et décide de sortir prendre l’air. Ma brosse à cheveux à la main, je m’approche de la porte-fenêtre de la cuisine lorsque j’entends un bruit étrange. En l’ouvrant, il se fait plus distinct. On dirait… Un chat qui feule ? Je m’avance en direction du tilleul dans lequel est perché Bouboule.
— Hey, qu’est-ce que tu as, petit ? je demande en me tordant le cou pour l’apercevoir, tapis sur l’une des branches, le poil hérissé. Ce boulet d’Askan t’as tant traumatisé que ça ?
Je l’observe une seconde, comme si j’attendais sa réponse, avant de comprendre que son regard est fixé sur quelque chose. J’essaye de suivre sa direction et scrute l'oré de la forêt, sans vraiment savoir quoi chercher. C’est là que je le remarque. Ses deux yeux dorés se découpent de la pénombre et me fixent droit dans les yeux. Un loup. Un loup gigantesque. Son pelage noir se fond dans l’ombre des arbres et j’aperçois une cicatrice rosée sur son museau qui le rend encore plus menaçant qu’un loup de cette taille ne devrait être. Mon souffle se coupe une seconde ou deux, puis reprend, douloureux. Il ne fait que me regarder et pourtant je sens une sorte d’animosité à travers le terrain.
J’essaye d’évaluer la distance qui nous sépare, puis celle qui me sépare de la maison, et me demande qui de nous deux gagnerait lors d’un sprint jusqu’à la cuisine. Enfin, je ne me le demande pas. J’essaye de me convaincre qu’il ne courra pas. Parce que s’il le fait, je sais d’ores et déjà qu’il gagnera. Et probablement qu’il me tuera. C’est d’ailleurs peut-être lui qui a tué ce randonneur.
J’hésite une seconde en jetant un œil au petit chat roux tapis entre les branches, puis recule doucement, un pas après l’autre, sans détourner le regard. Tant pis pour Bouboule, lui, il sait grimper aux arbres. Mais le grand loup m’observe calmement, sans signe d'agressivité. Il ne semble pas d’humeur à disputer une course avec moi. Et je ne m’arrête pas pour lui demander pourquoi.
Quand j’atteins la terrasse de gravillon, je me précipite à l’intérieur pour verrouiller la porte derrière moi, puis cours à travers la maison. Je vérifie chaque fenêtre, chaque porte, et je n’arrive à m’arrêter de trembler que lorsque je suis dans ma chambre, porte barrée et emmitouflée dans une couverture. Respirer est douloureux, ma poitrine est comprimée et chaque inspiration est une lutte. Ce que j’ai vu n’était pas un loup ordinaire. Si j’avais encore des doutes quant à l’existence de créatures surnaturelles capables de se changer en loup, ceux-ci viennent de s’envoler. Définitivement.
Il me faut de longues minutes pour que mes battements de cœur redeviennent régulier et que la peur qui imprégnait chacune de mes cellules ne s’évapore. Quand je jette un œil par ma fenêtre, le loup à disparu. Du moins, je ne le vois plus. Je peux enfin souffler.