J’ai surveillé la cour un long moment avant de réussir à me détendre. Mon corps semblait refuser d’accepter que le danger était passé, et, pour une raison inconnue, mon cerveau n’arrivait pas à y croire non plus.
La première chose que j’ai réussi à faire, aussi stupide soit-elle, a été de prendre mon téléphone, de chercher une administration à contacter, peu importe laquelle, pour signaler cette bête et peut-être que des recherches soient menées sur elle.
“Les loups n’attaquent pas les humains à moins d’être vraiment affamés ou blessés. Restez en sécurité chez vous, évitez de sortir pendant les prochaines heures, et il s’en ira de lui-même.”
Voilà la réponse que j’avais reçue en appelant l’Agence d’Etude et de Régulation des Animaux Sauvages de la région, l’organisme le plus approprié que j’avais pu trouver en ligne. Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Je passe de longues minutes sur Internet à regarder des images de loups, à lire des articles de comportementalistes. Rien de ce que j’y vois ne remet en doute ma certitude : c’était un loup-garou. Et en même temps je me questionne. Pourquoi l’un d’entre eux serait venu ici pour… Pour quoi, d’ailleurs ? Pour m’intimider ? Pourquoi ferait-il ça ? Ça n'a aucun sens.
Je me lève, jette un nouveau regard inquiet par la fenêtre, vérifie que la porte qui mène à l’escalier extérieur est bien verrouillée, puis descend au salon. Je n’aime pas l’idée que Bouboule soit bloqué à l’extérieur. Je ne sais pas où rôde le loup, mais le jardin n’est pas un endroit sûr pour l’instant.
Lorsque j’ouvre la porte de la cuisine, le matou rentre en trottinant, nerveux, et va se cacher sous la table. Je m’abaisse à sa hauteur, soucieuse. Le pauvre s’est recroquevillé entre les pieds des chaises et semble trembler. Lui aussi a dû se faire une frayeur. Je m’en veux immédiatement de l’avoir laissé dehors, et j’approche ma main pour le réconforter. Sa patte jaillit et ses griffes entaillent ma paume dans un feulement d’avertissement.
— Ouch, je couine. D’accord, je le mérite.
Je récupère dans un des placards ses friandises, ce qui ne le fait même pas sortir de sa cachette pour se ruer vers moi, comme il l’aurait fait habituellement, et je lui lance quelques douceurs, comme on nourrirait un grand fauve dans un zoo. Hors de question que j’y remette les doigts. Ma main est striée de fines lignes rouges, qui picotent désagréablement. Il faudra que je montre ça à grand-mère, je songe.
Je reste un moment assise sur le sol de pierre de la cuisine, tentant de me faire pardonner auprès du rouquin. Je le gave de friandises pour tenter de faire passer le sentiment de culpabilité qui ne me quitte plus. D’accord, ce n’est qu’un chat. Mais bon sang, c’est un peu mon premier ami, ici.
Le soleil disparaît derrière la crête et je prends conscience du temps qui s’est écoulé depuis le départ de la vieille. Je ne peux pas faire grand-chose pour lui ce soir, alors autant m’occuper les mains…
Je jette un œil à la cuisine rustique de grand-mère : ce ne sont pas des plaques normales — ou plutôt modernes — ni un four électrique, évidemment. Tout est ancien, avec une cuisinière en fonte qui possède un foyer pour le feu. Par la vitre noircie, je remarque que quelques braises rougeoyantes ont survécu. De ce midi probablement. Je fais l’inventaire des ustensiles divers accrochés à la poutre au-dessus : casseroles et poêles en fonte, spatules et cuillères en bois, mortier et pilon en pierre, un bric-à-brac bien loin de tout ce que je connais.
Je soupire, regrettant déjà mon idée, mais je suis lancée, et il est trop tard pour reculer. Tant bien que mal, j’essaye de comprendre le fonctionnement de cette machine infernale, et parvient à la mettre en route. S’il y a bien une qualité qu’on peut m’attribuer, c’est que je suis obstinée. A moins que ce ne soit un défaut ? En tout cas, ça finit par payer et je peux m’atteler à la préparation et à la cuisson d’un repas assez sommaire. Ici, pas de paquet de pâtes à jeter dans l’eau, cuites en trois minutes, prêtes à servir. Alors je me débrouille comme je peux. L’omelette n’est pas mon plat préféré mais disons qu’on s’en contentera. Comme c’est la saison des tomates, et que le jardin en est plein à craquer, je n’ai pas de mal à en dénicher dans la cuisine. Il fait presque complètement nuit quand je dresse enfin la table.
A la lueur des lampes à huile et du four encore chaud, je patiente en feuilletant le livre de ma mère lorsque j’entends la porte d’entrée s’ouvrir.
— Merci mon grand, rentre bien ! Et dis bonsoir à ta mère de ma part ! J’entends depuis l’autre pièce.
La porte se referme dans un claquement et le soupir las que pousse la vieille en dit long sur son épuisement mental.
— Grand-mère ? Je l’appelle en refermant le bouquin. J’ai préparé le dîner, tu as faim ?
— Chérie, je suis affamée ! s'exclame-t-elle en montant les deux marches qui séparent la cuisine et le salon.
Je souris patiemment alors qu’elle s’installe à sa place et je nous sers les assiettes. Les premières minutes du repas se passent dans un silence tout juste perturbé par le crépitement de la cheminée et le ronronnement de Bouboule, qui se frotte contre les pieds de sa maîtresse. Je n’ose pas l’assaillir de questions, consciente que sa journée a été longue.
Je me racle la gorge entre deux bouchées.
— Qui est-ce qui t’a ramené ? je m’enquis.
— Caël, répond-elle après avoir avalé une bouchée de mon omelette, dont le fond un peu brûlé ne semble pas la déranger.
— Il a l’air d’être quelqu’un de fiable.
— C’est vrai. C’est un gentil garçon.
Le silence retombe et il me semble interminable. Habituellement, grand-mère a toujours quelque chose à raconter, un sujet sur lequel plaisanter, ou des projets à me proposer. Mais ce soir est différent.
— Est-ce que… tu as pu identifier l’animal… ? Je finis par demander. Celui qui a tué le randonneur, je précise nerveusement.
Son visage se perd dans une expression d’inquiétude et de doute. Sa main se crispe sur sa fourchette qui grince contre l’assiette dans un bruit désagréable pour lequel elle s’excuse aussitôt.
— Je ne suis pas sûre… Il faut…
Elle hésite.
— Il faut que j’en parle avec les Anciens.
Son malaise est palpable. Ses yeux rivés sur son assiette, elle triture un morceau de poivron que j’ai pu dégoter.
— Tout va bien ? Je m'inquiète.
En un instant, tout signe de contrariété disparaît de son visage, et de nouveau, elle revêt cette expression lumineuse et chaleureuse, confiante et douce.
— Bien sûr ma chérie ! Merci pour le repas, c’est délicieux ! Qu’est-ce que tu as mis comme herbe ?
Je souris, et fais mine de rien, mais je sens bien que quelque chose n’est pas normal. Ce changement brusque de sujet, ce sourire un peu trop large pour être naturel. On dirait qu’elle tient désespérément à me cacher ce qui la tracasse. Et très égoïstement, je n’ai plus l’énergie ni le courage de soulever d’autres mystères. Pas ce soir.
Cette nuit est plus reposante que celle de la veille, heureusement pour moi, et je passe la matinée à lire, allongée sur mon lit, profitant de la fraîcheur nocturne persistante. Le livre que je ne lâche plus, l’encyclopédie de plantes, s’avère être très intéressante, même pour quelqu’un d’aussi peu portée sur la chose que moi. En le lisant, j’ai l'impression de suivre les traces de ma mère, et je me sens plus proche d’elle.
Depuis le début de ma lecture, j’ai appris beaucoup de choses : il ne s’agit pas seulement de descriptions sur les propriétés des différentes espèces, mais également de recommandations sur leur consommation et leur préparation. Le livre détaille pour chaque plante les spécificités telles que son lieu de pousse, la période de floraison, le climat optimal pour son élevage en serre, et sa méthode de cueillette. Il est clair que je ne retiens pas tout du premier coup, vu la quantité d’information à assimiler à chaque page. Mais je commence à comprendre l’attrait de grand-mère pour cette discipline.
Je tourne la page, dévoilant une nouvelle espèce de fleur, lorsque le bruit d’un froissement d’aile me fait lever la tête. La corneille est là, perchée sur le rebord de la fenêtre et m’observe avec d’un œil vif. Et j’en suis sûre, il s’agit du même oiseau que la dernière fois.
— Tu apprécies mon cadeau ? je demande en replongeant le nez dans mon bouquin, un sourire aux lèvres.
N’ayant aucune idée de comment entamer des négociations avec un oiseau, et dans l’optique d’obtenir la paix avec celui-ci, j’ai pris l’initiative d’emprunter à la réserve du poulailler un peu de graines. J’en ai déposé un petit tas sur le rebord de ma fenêtre, avec une coupelle d’eau fraîche. Le même que la corneille semble affectionner. Du coin de l'œil, je la vois nettoyer son plumage, et je décide de prendre ça pour un “oui”. Ou pour une menace à peine voilée. On n’est jamais vraiment sûr, avec ces oiseaux-là.
— Tiens, tu sais où je pourrais trouver cette fleur ? Je m’enquis en posant mon doigt en dessous, comme si l’animal allait regarder et me répondre.
Mais il se contente de pencher la tête et de faire claquer son bec avant de s’envoler. Bon, ce n’est pas aujourd’hui que je vais chuchoter à l’oreille des oiseaux, apparemment.
Lorsque je descends en début d’après-midi, je ne croise pas la vieille, qui doit sûrement traîner dans son potager. Je pousse la porte du Temple Interdit — comme j’ai fini par appeler son atelier. L’odeur des fleurs séchées et de la lavande y est encore plus concentrée que dans les autres pièces de la maison. Il est à l’image de grand-mère : ordonné et lumineux. Une grande bibliothèque aux étagères pleines de bibelots et de livres poussiéreux fait face à la porte. Je contourne la table centrale en bois massif pour m’approcher des autres meubles. De la verrerie et des contenants en tout genre, remplis de diverses plantes et liquides, sont entreposés ça et là, comme les ingrédients dans la cuisine d’un grand chef. Tout semble ancien, comme la vieille balance couleur cuivre, semblable à celle qui figure sur le symbole de la justice. Je ne pensais pas que ça existait encore. A côté, des petits poids de différentes tailles sont alignés.
Un peu plus loin, sous plusieurs autres livres, je repère un manuel de préparation pour novice. C’est du moins ce qu’indique le titre lorsque, attirée par sa reliure dorée, je l’extrais de sa pile. J’examine la couverture en me demandant ce qu’un guide pour débutant peut bien faire parmi les derniers ouvrages consultés par grand-mère. Mes doigts glissent sur les mots inscrits en lettres dorées : “Par Ava Don Claire” disent-elles.
Si mon nom de famille et celui de ma mère est “Claire”, je sais qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Maman m’a expliqué qu’en s’installant dans le sud du pays, elle a abandonné la particule, pas vraiment en vogue à son époque dans cette région. En revanche, je crois que ma grand-mère porte toujours ce nom-là. Je me demande qui est cette femme pour moi. Une arrière-grand-mère ? Une grande tante ?
Je m’assieds sur un tabouret près d’une table, et j’ouvre le livre pour le feuilleter à la lumière du jour. Des préparations simples comme des décoctions purifiantes, des répulsifs contre les insectes, ou des tisanes pour soulager les maux de ventre sont décrites, et semblent relativement à ma portée. Je reconnais le nom de plantes qui se trouvaient dans l’Encyclopédie, et finis par arrêter mon choix sur une recette que j’aimerais essayer. Je glisse le ruban accroché au livre entre les deux pages et le referme.
Après quelques allers-retours entre l’atelier et ma chambre pour monter les ustensiles et quelques plantes, je me retrouve face au sol de ma chambre, couvert de bricoles en tout genre.
— A nous ! Je lance pour me donner du courage.
J’attache mes cheveux pour qu’ils ne me gênent pas, et commence par tester le fonctionnement de plusieurs outils. Heureusement pour moi, je n’ai pas eu à transporter l’énorme balance, puisque la vieille en possède des modèles plus petits et plus légers. Pendant toute l’après-midi je m’attèle à la lecture et à la préparation des divers ingrédients.
Bouboule a dû se calmer un peu parce qu’il est monté se coucher sur mon lit, exactement à l’endroit où le soleil frappe à travers la vitre. Ou alors il a été attiré par l’odeur de la valériane. C’est d’ailleurs une possibilité non négligeable.
Je m’arrête régulièrement pour lui gratouiller le menton, ce qui ne m’aide pas à avancer plus vite !
Je m’étire paresseusement, mon dos commençant à me lancer après quelques heures de travail. Les plantes ont bien infusé l’huile, et je continue de mélanger régulièrement. Grand-mère avait de la camomille séchée alors la réduire en poudre n’a pas été difficile. Les brins de sauge se sont parfaitement mariés avec. C’est la valériane qui m’a donné du fil à retordre. J’ai dû tordre une fourchette ou deux en essayant d’écraser la racine, dure comme du bois. J’ai fini au mortier comme une bourrine, mais au moins, j’ai réussi. J’essuie une goutte d’huile, que j’ai malencontreusement renversé un peu plus tôt, avant qu’elle ne s’incruste dans le parquet. Peut-être que travailler à même le sol n’était pas l’idée du siècle.
Je déplace le petit récipient en terre cuite avec toutes les précautions du monde, ne voulant absolument pas en renverser. D’abord parce que ça sent particulièrement fort la terre battue et le foin. Et ensuite parce que je ne suis pas prête à éponger des heures de travail acharné. Je m’approche de Bouboule qui se prélasse toujours au soleil, et celui-ci se met à ronronner lorsque mes doigts glissent sur son pelage.
— Tu as intérêt à aimer ça, grognon, c’est pour toi que je fais ça ! je déclare en trempant mes doigts dans le mélange.
La sensation de l’huile visqueuse et tiède sur mes doigts ne me dérange pas, et je fais attention à ne pas en laisser couler avant de l’appliquer. Peut-être que ce que j’ai fait ne servira à rien, que je vais juste lui graisser le poil pour rien, mais j’ai soudainement une sorte de pincement au cœur, comme un élan d’excitation. Je répartis la mixture sur son poil en le gratouillant grassement au passage, en insistant derrière les oreilles, entre les coussinets et sous le menton. Et lorsque le matou se met à se rouler et se frotter à mes doigts de contentement, je me rends compte que j’ai retenu mon souffle pendant ce temps. Un sentiment de fierté gonfle dans ma poitrine, et soudain je me sens plus légère, comme si j’avais trouvé une utilité à ma présence ici. Le bout de mes doigts fourmille de plaisir, et je soupire, soulagée. Je pensais que je n’y arriverai pas et pourtant, je l’ai fait. J’aimerais tellement que maman soit là pour le voir…
Après l’euphorie de la réussite vient le nettoyage de mon atelier de fortune. Heureusement pour moi, grand-mère est en pleine lecture et ne semble pas remarquer mes allers-retours en sens inverse pour tout reposer. Pourtant, je suis consciente d’être bruyante tant je trépigne de joie. Mais elle ne fait aucun commentaire, et je m’en sors plutôt bien.
Il commence à faire nuit lorsque je remonte dans ma chambre, et en voulant fermer la fenêtre, je remarque que les graines laissées plus tôt ont disparu. A la place, posée là comme si elle venait d’être cueillie, je découvre une fleur aux pétales fragiles. La fleur du livre. Je la fais glisser entre mes doigts en l’observant et renifle son parfum délicat, troublée. Comment est-elle arrivée là ? Est-ce que cette corneille m’aurait… Comprise ? Mon sourire s’élargit. Je scrute le jardin, les branches des arbres, la lisière de la forêt à la recherche de l’oiseau, en vain. Tout ce que j’entends et le son d’un coassement familier au loin.
Je contemple la plante. Si petite, et pourtant si lourde de sens : une iris bleue — la fleur de l’amitié.