Mon corps est comme figé dans la glace. Je respire difficilement, mon cœur bat fort et pourtant, je ne bouge pas d'un iota. Je ne sais pas si c'est la peur ou la curiosité qui me cloue au sol, mais je suis presque sûre que la deuxième option ne ferait pas trembler mes mains.
Ma voix, nouée, a du mal à retentir dans la forêt, et pourtant je suis sûre qu'il m'entend.
— Vous comptez me tuer, n'est-ce pas ? Comme vous avez tué les autres ?
Je prends maintenant conscience que sortir prendre l'air au beau milieu de la nuit, dans une forêt où ont été commis des meurtres, et qui plus est, dans les mêmes circonstances, n'est pas une brillante idée. Je déglutis difficilement, et il semble se délecter de l'effroi que cette situation m'inspire.
Ses yeux, perçant l'obscurité comme deux lucioles, se ferment. Une sorte de bourdonnement retentit, et cette fois, ses paupières s'ouvrent plus haut et son corps se découpe des ténèbres. Il s'avance vers moi d'une démarche féline et souple. Le flash de mon téléphone éclaire sa peau presque translucide, d'un blanc inquiétant. Il est nu face à moi, et pourtant c'est moi qui me sens vulnérable. Son torse est barré de cicatrices claires et boursouflées comme les vestiges d'une ancienne bataille. Pourtant, celle qui attire mon regard n'est pas sur sa poitrine. Elle fend son visage de part en part, exactement comme celle que j'ai vue sur son museau lors de notre première rencontre.
— Allons, allons. Pas de ça entre nous... lance-t-il dans un haussement de sourcil qui fait froncer les miens.
Il s'approche de moi dangereusement. Son sourire malin n'atteint pas ses yeux cernés, et son regard pâle m'analyse moins comme un prédateur que comme une curiosité.
— C'est remarquable, tu sais, reprend-il en tournant autour de moi, comme pour m'étudier sous tous les angles. Te mêler aux autres comme si de rien n'était. Tu n'as pas peur qu'ils découvrent la vérité ?
J'essaye de le suivre du regard, de ne pas le laisser se glisser dans un angle mort, inquiète de ce qu'il pourrait faire. Les mèches qui encadrent son visage donnent l'impression qu'il est tout droit sorti des ombres. Comme un spectre malin, un démon incarné pour me tourmenter. Ses pas sur le sol ne produisent pas un seul son.
— De quelle vérité vous parlez ?
Je suis trop sur mes gardes pour être embarrassée par sa nudité, pourtant ce moment a quelque chose de dérangeant. Une ambiance malsaine qui transparaît dans son sourire énigmatique.
— Tu ne te souviens pas ? De rien ?
Je secoue la tête malgré moi. Je l'observe se jouer de mon ignorance. Il me paraît bien trop en jambe, comme fasciné pour être en train de mentir, et pourtant je ne peux m'empêcher de douter. Que pourrait-il savoir que j'aurai oublié ?
— Alors tu n'as aucun moment d'absence ? Aucune pensée parasite ?
Je songe à ces instants qui me semblent passer en un éclair, ces jours que je vis machinalement, presque par réflexe, et qui ne me paraissent pas réels. Est-ce que c'est ce qu'il entend par "des moments d'absence" ? J'ai l'impression que plus j'y songe, plus mon esprit s'embrume.
— Tu sais, je suis un fin connaisseur. Et je peux dire que tu as ça dans le sang... Littéralement.
Son rire, cynique, résonne entre les arbres et me glace le sang. On dirait que je suis en plein milieu d'une conversation dont j'ignore le sujet.
— Je ne comprends rien. Qu'est-ce que vous insinuez ?
J'ai beau me concentrer, je n'arrive pas à empêcher ma voix de flancher, et son sourire carnassier s'étire. Ses iris, d'une pâleur qui n'a d'égale que celle de sa peau, me fixent intensément. Il ne cligne pas des yeux. J'ai beau le regarder encore et encore, il me semble tout simplement irréel. Est-ce que je suis en train d'halluciner ?
— Rien d'autre que la vérité, répond-il doucement, calculateur. Celle que tout le monde ignore encore... Mais pour combien de temps ?
Il porte sa main à son menton imberbe, et agite ses doigts squelettiques comme s'il réfléchissait.
— Enfin, sauf ta chère grand-mère. Je suis surpris par sa loyauté, je dois dire.
Mon coeur rate un battement.
— Ma grand-mère... ?
— Elle sait. Depuis le début, je pense ? Mais elle ne dit rien. Par protection, sans doute. Ou par lâcheté.
La lumière de mon portable s'éteint brusquement, et je crois une seconde qu'il l'a piétiné. Mais il demeure immobile à quelques pas de moi. Probablement la batterie qui a lâché. Je ne le vois plus aussi distinctement qu'avant, mais j'aperçois sa silhouette.
— Tu devrais te méfier, Suna. Quand ils comprendront, il sera peut-être trop tard.
L'entendre prononcer mon nom me noue l'estomac et un long frisson d'appréhension parcourt mon échine. Mes poings se serrent, agacée par mon impuissance. Ma respiration se fait plus saccadée.
— Comprendre quoi ? Dites-le clairement ! je m'écrie, les muscles tendus.
Il jaillit devant moi et ses mains attrapent mes joues plus délicatement que je ne l'aurai cru. Je n'ai pas le temps d'avoir un mouvement de recul qu'il me maintient déjà fermement près de lui. Mon souffle se coupe, mes poings se relâchent et je suis pétrifiée de stupeur.
— Shhhhh.... Shhh... répète-t-il comme pour calmer un enfant... Ou un animal. Allons, inutile de t'énerver. Si un accident survenait ici, aussi près de ceux que tu veux berner... Ca serait difficile à expliquer, non ?
Je suis incapable de répondre. J'aurais cru que son haleine serait nauséabonde, mais il ne sent absolument rien. Ni la sueur, ni la nourriture.
— Je suis juste là pour t'aider.
J'essaye d'articuler alors que ses yeux semblent sonder mon âme tant l'intensité de son regard me transperce.
— Pourquoi... Pourquoi est-ce que vous feriez ça ?
— Parce que nous sommes pareils ! Susurre-t-il à mon oreille avant de reculer de manière trop théâtrale pour être rassurante. Des anomalies dans leur monde trop étroit. Et, comment disait-elle déjà ? Entre filles, il faut bien se serrer les coudes... Ridicule. Enfin, tu me comprends, j'espère.
Son sourire s'élargit, et mon visage se décompose. Ces mots... Ceux que Neira a prononcés alors que nous le cherchions dans les bois... Il était là ? Il nous écoutait ? Je me sens nauséeuse tout d'un coup et mes jambes faiblissent sous le choc.
— Souviens-toi que j'ai été le seul à te dire la vérité, lance-t-il avant de tourner les talons et de se diriger vers l'obscurité d'où il a surgi. On se reverra.
J'ai du mal à le suivre du regard et une goutte de transpiration coule le long de ma tempe. Je frissonne. Comment puis-je transpirer si j'ai froid ? Ma langue est pâteuse, et je peine à aligner deux mots.
— Qu'est-ce que vous m'avez—
Ma vision devient floue. Je fais un pas en avant mais mes membres ne me répondent plus. Le bourdonnement dans mes oreilles devient si fort que j'en perds l'équilibre. Et je me sens tomber.
Ma gorge me brûle. Ma poitrine peine à se soulever. L'air que j'avale est comme vicié. Je suffoque.
Oublier la douleur qui oppresse mes poumons. Mes muscles sont tendus. Mes mains crispées.
Ne reste que le goût métallique qui subsiste dans ma bouche.
Submergée par tout, je suis déboussolée. Les couleurs sont trop vives. Les odeurs trop fortes.
Tout ce qui m'entoure me paraît déformé. Je ne reconnais rien.
Rien du tout et pourtant... J'ai cette impression de déjà-vu.
Un hurlement déchire la nuit. Il ne m'inquiète pas, mais actionne quelque chose dans mon corps.
Étrangement je me sens légère. Comme si je flottais au-dessus de la terre humide.
Une sorte de spectre porté par une énergie inconnue, peut-être.
Suis-je vivante ? J'ai un doute. Tout me semble flou et terrifiant.
Et je hurle mais je ne reconnais pas ma propre voix.
Lorsque j'ouvre les yeux, la chaleur suffocante que je ressens s'apaise peu à peu et je repousse la fourrure qui me recouvre. Je ne suis plus dans la forêt. Loin de là. L'air me paraît beaucoup plus respirable, et mon cœur qui tambourinait dans ma poitrine finit par ralentir progressivement.
Je rassemble mes pensées, plus difficilement que je l'aurai cru, et inspecte mon environnement. Je suis dans une chambre, vraisemblablement, et j'occupe le lit double qui s'y trouve. Les murs en bois me semblent à la fois familiers et inconnus. Je serais... au village ? Par la fenêtre, j'aperçois les premiers rayons du soleil inonder la forêt qui nous entoure, et près de moi, avachi sur le fauteuil, je reconnais un visage familier. Il est profondément endormi, comme s'il avait échoué ici et avait sombré dans le sommeil, emporté par la fatigue. Ses mèches blondes caressent ses tempes et son visage aux traits doux semble paisible. Il ne ronfle même pas, ce qui est dommage parce que j'aurai aimé le taquiner avec ça plus tard.
J'ai les muscles endoloris, comme si j'avais dormi à même le sol. Les évènements de la veille me reviennent clairement en mémoire, et je tends le bras au-dessus de ma tête, inspectant ma main pour m'assurer que je suis bien réveillée. Il ne m'a pas tuée ? Je suis en vie. Il ne m'a pas tuée.
Je ne me souviens de rien après le départ de ce loup-garou noir, et je ne comprends pas comment j'ai atterri ici. Et que fait Keiran ici ? Il semble veiller à mon chevet — ou du moins ça a dû être le cas quand il était réveillé — comme un chevalier servant. Mais il n'est pas chevalier, et il me connaît à peine. Je suis surprise et gênée par cette attention. À quoi peut-il bien rêver ?
Je me redresse contre la tête de lit, et les lattes grinçantes réveillent le jeune homme.
Il baille, cligne des yeux, s'étire, probablement gêné par la position inconfortable, et enfin son regard groggy se pose sur moi.
— Suna... murmure-t-il avant de se racler la gorge, sa voix si rauque que je ne la reconnais presque pas.
— Keiran, je réponds par réflexe. Qu'est-ce que je fais ici ?
Ma voix aussi peine à être audible. Il se redresse, se lève et s'approche du bord du lit.
— On t'a trouvé dans la forêt, explique-t-il, l'air grave. Tu étais inconsciente.
Alors je me suis évanouie ? C'est sûrement à cause de ce type que j'ai fait ce cauchemar bizarre... Ma mémoire n'est pas parfaite, et malgré le flou, les bribes de notre conversation me reviennent peu à peu. Mes mains se crispent sur la couverture en poils et je fronce les sourcils, encore confuse.
— Oui, la forêt. C'est plus très clair...
Il me dévisage, de plus en plus soucieux de mon absence de réaction, puis tourne la tête vers la porte qui fait l'angle.
— Bouge pas, je vais aller chercher ma mère.
Et sans que j'ai le temps d'acquiescer, il s'éclipse promptement. La pièce vide me paraît soudainement silencieuse. Sa mère n'était pas morte ?
Il revient quelques minutes plus tard, visiblement accompagné d'une femme bien vivante aux cheveux châtains, aux yeux foncés et à l'air doux. Son visage rond est lumineux et son sourire semble bienveillant. Elle tient contre elle un plateau en bois duquel une délicieuse odeur se dégage. Je distingue une tasse fumante, des fruits coupés, des œufs brouillés, de la viande et peut-être du fromage. Elle s'approche d'une démarche élégante dans sa robe ancienne mais soignée, et dépose le tout sur le lit, près de moi. Je me redresse et m'assieds en tailleur, ramenant contre moi un coussin.
— Tu es réveillée ! Tu nous as fait une de ces peurs. Tiens, bois un peu. Tu dois avoir froid.
Je souris doucement et attrape le breuvage qu'elle me tend. Le mélange brunâtre me fait serrer les dents et l'odeur m'écœure. Je tente de masquer mon aversion et porte le chocolat chaud à mes lèvres sans protester.
— Je m'appelle Sulei, se présente-t-elle d'une voix douce.
— Suna, je murmure.
— C'est un très joli prénom.
Sa voix et son sourire ont quelque chose de rassurant, comme une berceuse qu'on chante à un enfant. Ses gestes sont calmes et maîtrisés, et ses yeux perçants qui me scrutent m'intimident plus qu'ils ne m'inquiètent.
— Merci... je réponds d'une petite voix. Et désolée. De vous causer du souci.
Son regard exprime toute sa douceur maternelle alors qu'elle pose sa main sur la mienne, délicatement. Son geste me paraît intime sans m'étouffer, et il réveille en moi des souvenirs familiers et un sentiment lancinant de manque.
— On ne choisit pas toujours quand on inquiète les autres, ma douce.
Je lui souris faiblement, touchée.
— Est-ce que tu te souviens de ce qu'il s'est passé ?
La voix grave de Keiran résonne dans la pièce et à nouveau, ma poitrine me lance douloureusement. Je songe aux paroles prononcées par l'inconnu que j'ai croisé au cœur de la forêt, et je me mets à douter. Ses mots tournent en boucle dans ma tête, soulevant de nouvelles questions auxquelles je n'ai pas la réponse. Comment expliquer tout ça à Keiran ? Comment lui dire ce qu'il s'est passé quand je ne sais pas moi-même de quoi il retourne ? Je me fais des nœuds au cerveau à force d'y penser, et ça doit se lire sur mon visage parce que le jeune homme me fixe. Son air soucieux ne s'atténue pas.
— Suna ?
— Oui... je bredouille.
Je dois me décider, vite. Tout exposer ou tout garder pour moi. Aucun entre deux n'est possible. Et lorsque je croise ses prunelles bleues, je me rends compte que je le connais vraiment peu. Comment savoir si je peux lui faire confiance ? J'aimerais qu'Askan soit là pour qu'il me donne son avis, mais je dois me débrouiller. Je suis seule face à ces deux visages interrogateurs.
— J'avais besoin de prendre l'air. J'ai marché... Et je me suis perdue. C'est flou après, je mens en enfonçant mes ongles dans la paume de ma main pour contenir ma nervosité.
Je capte à leur expression sérieuse qu'ils ne sont pas convaincus. Je sors les rames.
— Il faut croire que j'étais vraiment fatiguée ! J'ajoute avec un petit rire pour détendre l'atmosphère.
Le vent fait claquer le volet contre le mur et le bruit sec meurt en quelques secondes.
— Ça arrive, commente Sulei après un moment un peu trop long pour être certaine qu'elle m'ait cru. La forêt est vaste. Et vivante. Effrayante, parfois.
— Tu es restée inconsciente plusieurs heures. On t'a ramené ici dès qu'on t'a trouvée. Zoren n'a pas arrêté de nous dire qu'il flairait du sang. Il a un bien meilleur odorat que nous...
J'inspecte mentalement mon corps. Je ne sens aucune douleur. Je passe ma main dans mes cheveux pour tâter mon crâne, mais ils sont simplement gras à cause de l'humidité de la forêt.
— Je ne crois pas m'être blessée... je songe à haute voix.
Je croque dans un morceau de pomme, de plus en plus affamée.
— Le plus important c'est qu'il t'ait retrouvé avant que tu ne sois en hypothermie, répond la femme avec un sourire calme.
— J'ai dormi longtemps ?
— Une bonne partie de la matinée, me confie le blond.
— Tu t'es réveillé vers midi, juste un instant, et tu as marmonné quelque chose... Puis plus rien. On a préféré te laisser dormir. Le corps sait mieux que nous quand il lui faut du repos, ajoute Sulei.
Je souris doucement et repense à cette soirée pourtant agréable. Jamais je n'aurais dû m'aventurer seule dans les bois. J'espère que je n'ai pas gâché la fête...
— Qui d'autre est au courant ?
— Presque personne. Neira, Zoren et moi. On a préféré rester discrets.
Les mots de Keiran me rassurent. Me faire remarquer de cette façon lors de ma première rencontre avec la plupart des habitants du village aurait été de mauvaise augure. Je repense à la danse que j'ai partagé avec mes amis. Et Askan ? Il m'a vu partir là-bas. Il doit se douter de quelque chose si je ne suis pas revenue. Ou peut-être qu'il s'en moque. Après tout, on n'est pas si proche. J'ai encore un peu de mal à penser clairement.
La main de Sulei se pose sur la mienne à nouveau dans un geste bienveillant.
— Tu peux rester ici aussi longtemps que tu veux. Ta grand-mère sait que tu es ici, précise-t-elle, elle ne s'inquiètera pas. Mais si tu préfères rentrer, Keiran te raccompagnera.
— Merci beaucoup, j'articule, encore troublée.
Elle se lève doucement, époussette sa jupe d'un geste ample, puis me lance un regard empathique.
— Si tu as envie de parler, plus tard, de ce qu'il t'est vraiment arrivé là-bas... N'hésite pas à venir me voir.
Son sourire, lumineux et simple à la fois, ne la quitte pas alors qu'elle se détourne et se glisse hors de la pièce, refermant la porte silencieusement. Quelle femme étrange !
Keiran me fixe alors que je fourre une nouvelle tartine dans ma bouche.
— Alors... Tu ne nous dis pas tout, pas vrai ? S'enquit-il avec une ébauche de sourire triste.
— Si, je... je proteste faiblement après avoir dégluti, mais il ne me laisse pas finir.
— Suna, tu ne peux pas mentir à un loup-garou adulte. Ils sentent l'imperceptible, voient l'invisible.
Ses paroles me font frissonner, et un sentiment indescriptible étouffe mon cœur dans ma poitrine. Comme une angoisse sourde, un malaise inconnu. Je soupire, les yeux baissés sur mes mains que je tripote pour me distraire.
— C'est compliqué... je murmure dans un souffle.
— Je ne vais pas te tirer les vers du nez, reprend-t-il. Sache juste qu'ici, tu es en sécurité. Peu importe ce qui s'est passé, on peut faire en sorte que ça n'arrive plus.
Je trouve enfin le courage d'affronter son regard. Son expression traduit son inquiétude, et pourtant ne transparaît dans sa voix qu'une grande sollicitude, une bienveillance sans complexe, une pointe de désir protecteur. L'émotion me noue la gorge. Mon coeur bat fort. J'ai envie de lui dire. Juste un mot. Juste un peu. Mais je sens que si je commence, je ne pourrais pas m'arrêter.
— Ça me touche, Keiran. Mais j'ai juste dû trébucher. Me cogner la tête. Il n'y a rien que tu puisses faire contre ma propre maladresse, j'ajoute avec un sourire malicieux qu'il me coûte de feindre.
La paume de ma main me lance et j'ai peur que mes propres ongles transpercent ma peau tant mes doigts sont crispés. Mais je tiens bon. J'ai l'impression de suffoquer intérieurement. J'ai envie de lui faire confiance, mais quelque chose en moi me pousse à garder ce que j'ai vécu pour moi. Une chose aussi puissante que dangereuse. Le doute.
Il n'y a rien de plus frustrant que le sentiment d'impuissance. Ou peut-être est-ce l'ignorance ?
J'observe mon reflet dans le miroir de la salle de bain et je ne me reconnais plus. Pourtant je n'ai pas changé. Ma peau est toujours aussi pâle. Mes cheveux sont toujours aussi sombres. Ils ont poussé de quelques centimètres et commencent à me gêner, mais c'est moi. C'est mon corps. Mon visage aux traits tirés. Alors pourquoi ai-je l'impression de dévisager une inconnue ? Rien n'a changé et pourtant... Tout a changé.
J'enfile un pantalon ample et passe ma main sur mon ventre. Décidément, boire ce chocolat chaud était une mauvaise idée. J'ai la nausée et des ballonnements. Pourquoi est-ce que je ne lui ai pas simplement dit que j'étais intolérante au lactose ? Mon désir d'être intégrée me fait faire des choses stupides.
Je m'assois sur le rebord de la baignoire et passe une main sur mon visage. Les vingt-quatre dernières heures ont été exténuantes. Je ne sais juste pas quoi penser. Grand-mère n'a fait aucun commentaire lorsque Keiran m'a raccompagné, alors je suppose qu'elle n'est vraiment pas au courant. C'est un soulagement. Je n'aurais pas réussi à mentir à une personne supplémentaire ce soir.
Lorsque je rejoins finalement ma chambre, il fait nuit noire. La lampe à huile laissée sur ma table de nuit éclaire à peine la pièce, mais assez pour que je remarque la silhouette assise sur mon lit. Mon cœur rate un battement.
— Comment t'es rentré...? Je soupire en fermant la porte derrière moi.
Le jeune homme désigne la porte extérieure avec une nonchalance qui me fait lever les yeux au ciel.
— C'était ouvert. Tu devrais la verrouiller. N'importe qui peut entrer...
Je marmonne quelques injures et tire la chaise de mon bureau pour m'y installer, loin de mon interlocuteur.
— Qu'est-ce que tu me veux ? Je demande, agacée.
— On n'a pas terminé notre conversation, hier soir.
Sa voix, neutre et factuelle, me hérisse le poil. Comme si je n'avais pas eu d'autres choses à gérer entre-temps...
— Je suis crevée, j'élude.
Il me détaille avec une assurance que je lui envierais, dans d'autres circonstances. Si je n'étais pas à bout de force.
— Tu as changé, dit-il en inclinant la tête, curieux.
Je secoue la tête, les yeux piquant de fatigue. Je veux qu'il dégage de mon lit pour pouvoir aller m'y blottir. Le jeune homme se lève, sans un mot de plus, et s'approche de moi d'une démarche féline. Je le dévisage en silence, curieuse. Il s'approche, assez près pour que cela soit gênant, et attrape une mèche de mes cheveux entre ses doigts, plus délicatement que je ne l'aurais cru.
— Tes cheveux... Ils sont plus longs.
Je lève les yeux au ciel.
— Oui, c'est ce qui arrive généralement. Ils poussent, je souligne, cynique.
Son regard intense fait mourir l'ironie de ma phrase dans la pièce silencieuse.
— Et tes yeux... ajoute-t-il. Ils sont plus vifs qu'avant.
Mon souffle se coupe, une seconde. Je suis stupéfaite par son attitude, complètement hébétée par la découverte de cette facette de sa personnalité. Il semble si intense. Si doux. Si différent. Je sens mon cœur qui tambourine dans ma poitrine, si fort que j'ai peur qu'il ne l'entende. Sa main s'attarde dans mes cheveux encore humides de la douche que j'ai prise. Ses doigts fins frôlent ma joue comme par inadvertance. Je suis pétrifiée tant cet instant me paraît irréel. Je devine les rouages de son esprit s'appliquer à lire dans le mien, et je m'efforce de déchiffrer les émotions que je vois passer dans ses iris châtains.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? je demande du bout des lèvres.
Il recule, comme troublé, interloqué. Ou bien intrigué ? Ses sourcils froncés semblent peiner à traiter l'information qu'il voit et à la relier à quelque chose. Il lâche ma mèche qui retombe doucement le long de mon visage.
— Askan ? Je l'appelle, confuse.
Mais il ne me regarde pas vraiment. Ses yeux semblent perdus dans le vague. Comme s'il était en pleine réflexion.
Je bondis de ma chaise et m'approche à mon tour, mon visage jamais aussi proche du sien qu'à cet instant.
— Askan, je répète plus fermement. À quoi tu penses ?
L'urgence de ma voix paraît le frapper de plein fouet. Il sort enfin de cette transe dans laquelle il était plongé, et cette fois, il me regarde vraiment.
— Suna...
Sa voix est prudente. Son visage exprime la question qui lui brûle les lèvres et qu'il n'ose pas poser. Ou considérer. J'ai l'impression que l'on reste face à face, dans la pénombre, pendant une éternité. Le silence s'étire, bourdonnant, trop lourd, comme un orage sur le point d'éclater. Et finalement, il se décide à le rompre. De la plus horrible des manières.
— C'est ton père, pas vrai ?