— Je pense que mamie est sénile, j’assène en soupirant.
Après avoir tourné et retourné dans ma tête la déclaration de la vieille, je n’en viens qu’à cette unique conclusion. Du moins, c’est la seule qui ne me paraît pas surréaliste. C’est vrai que certaines choses semblent clocher aussi bien chez ma grand-mère que dans la forêt qui entoure son terrain. Mais de là à gober qu’il s’agit de loups-garous… Et puis quoi encore ? Des vampires aussi ?
Je triture mes doigts, nerveuse. Je ne peux pas l’accepter. Keiran n’a pas l’air de ces métamorphes stéroïdés qui poussent des grognements à la pleine lune et se cachent sous des airs mystérieux et sauvages. Il dégage une sorte d’aura solaire rassurante et familière. Quelque chose d’étrange, c’est certain. Mais pas dangereux, et rien qui ne lui vaille d’être au cœur des accusations délirantes d’une vieille dame. Et son amie que j’ai pu apercevoir brièvement semble elle aussi tout à fait normale.
— C’est pour ça que tu es partie, maman ? je demande à son corps inerte.
Elle ne bouge pas d’un iota, et j’admets que je n’ai même plus l’espoir qu’elle le fasse. Les médecins persistent à me dire qu’elle est stable, mais sa peau semble de plus en plus pâle et ses yeux s’enfoncent progressivement. J'aimerais qu’elle soit là pour me donner les réponses à toutes ces questions que je me pose. Pourquoi quitter un endroit qui semble aussi paradisiaque ? Les relations entre elles étaient-elles si tendues ?
Lorsque je me lève, j’en profite pour ajuster le drap sur sa poitrine et replacer une mèche de ses cheveux sur son front. Je vais essayer de lui rendre visite régulièrement, mais il faut que je prenne du temps pour moi, pour lâcher prise et avancer dans ma nouvelle vie. Qui sait quand elle se réveillera…
Après un détour par la chaumière de grand-mère, il faut rouler une bonne dizaine de minutes avant d’espérer voir les premières habitations en banlieue de la ville. J’admets que j’étais tendue en traversant la forêt. Les mains crispées sur le volant, j’ai scruté les bas-côtés nerveusement. J'appréhendais qu’il y ait un problème avec le moteur, à nouveau, et que je me retrouve dans la même situation que la dernière fois. Je ne tiens pas à revivre cette expérience terrifiante.
La vieille m’a expliqué que nous étions à la fin de la saison des amours pour les ours, et qu'il était probable que ce que nous avons croisé ce soir-là soit un jeune ours brun à la recherche d’une partenaire. Mais elle n’est sûre de rien. Avec ce qu’elle m’a dit l’avant-veille au sujet des loups-garous, je me serais attendue à ce qu’elle déclare que c’en était un également. Mais apparemment, il lui arrive d’avoir des moments de lucidité.
Je m’arrête à un stop et profite de cette petite pause pour regarder autour de moi. Retrouver une ville animée comme celle où j’ai grandi me fait du bien. Il est près de quinze heures, et le soleil tape fort, mais la température reste agréable. En altitude, on a la chance d’éviter la canicule. Les bâtiments qui bordent la route sont très urbains et ça me change de l’ambiance onirique qui règne à la maison. Ici, je retrouve des bars, des magasins, des petits immeubles et même un skatepark. Ce n’est pas une très grande ville et pourtant elle semble vivante. L’odeur particulière de la nourriture de fast-food, de l’asphalte chaud et des pots d’échappement m’est familière. La rumeur des conversations, les musiques et le bruit des moteurs me semblent plus intenses ici, plus forts. Probablement parce que j’ai passé quelques jours dans un silence presque religieux.
Le bruit strident d’un coup de klaxon me fait sursauter violemment et je grimace en plaquant mes mains sur mes oreilles. Une voiture me dépasse brusquement et son conducteur semble passablement agacé. De mon côté, je sens poindre un mal de crâne aigu. Je finis par reprendre mon chemin, craignant de gêner quelqu’un d’autre, et vais me garer près du centre commercial. Heureusement pour moi, j’ai de quoi faire passer la migraine dans mon sac.
A l’intérieur, je retrouve la sensation familière et agréable du shopping. Pourtant, j’ai l’impression de ne pas déambuler dans les allées avec la même ferveur. Depuis un moment j’ai la sensation que rien n’a plus la même saveur. Les activités que j’appréciais tant me semblent maintenant fades et ennuyeuses. Je n’ai pas touché à mon appareil photo depuis une éternité me semble-t-il. Et maintenant les articles posés sur les étalages ne m’évoquent plus le même plaisir qu’avant. Il y a quelques semaines, j’aurai foncé au rayon photo pour flâner au milieu des nouveautés. Aujourd'hui je passe devant et lui jette un simple coup d'œil.
Je dépose une batterie externe sur le tapis roulant de la caisse et sors ma carte bancaire de ma poche. Le caissier me sourit et me salue poliment.
— Votre total est de vingt-neuf quatre-vingt-dix-neuf, me dit-il en tapant sur l’écran de sa machine.
J’hoche la tête, mais lorsque j’insère ma carte, celle-ci émet un son inhabituel.
— Je suis désolé, le paiement a échoué.
Je fronce les sourcils. J’ai pourtant largement assez sur mon compte. Pourquoi ma carte est-elle bloquée ? Dépitée, j’attrape mon porte monnaie, et heureusement pour moi, je réussis à en extraire le montant requis en liquide.
Je me dépêche de sortir, la batterie externe au fond de mon sac, un peu honteuse. Je me dirige vers un banc et, machinalement, j’ouvre l’application de ma banque. Un message clignote : mon conseiller me demande un rendez-vous téléphonique dès que possible. Je serre les dents. Mon estomac se noue. Avant, c’était maman qui gérait tout ça. Les papiers, les appels, les rendez-vous. Je me contentais d'acquiescer et de faire ce qu’on me disait. Tout était si simple ! Aujourd’hui c’est à moi qu’on s’adresse. C’est à moi qu’ils exigent des réponses. Et je ne sais pas quoi leur dire.
J’ai envie de pleurer. Pas parce que la carte a buggé, ni parce que je vais devoir passer un coup de fil à un inconnu. Mais parce que cette petite alerte bancaire me donne envie de hurler qu’on me fiche la paix. Qu’on me rende ma mère. Mais le monde continue à tourner, et que je le veuille ou non, je suis toujours une partie de lui.
Autour de moi, des adolescents rient, les bras chargés de fringues ou de jeux, se gavent de crème glacée ou de sorbets. Personne ne leur demande s’ils savent comment fonctionne un compte commun ou s’ils ont pensé à répondre à leur conseiller bancaire. Moi, j’ai vingt ans, et on s’attend déjà à ce que je me comporte comme adulte responsable. Alors que je suis à peine capable de me souvenir que j’ai mis de l’eau à bouillir.
C’est égoïste mais mon monde d’insouciance me manque.
Je m’attarde dans les allées du centre commercial, curieuse de savoir quel genre de boutique se trouve dans ce coin paumé de la région. Il y a pas mal de boutiques de vêtements et j’en viens encore et toujours à penser à ma mère avec qui j’aimais aller acheter mes habits. C’est elle qui m’a accompagnée pour choisir ma tenue pour la soirée de fin d’étude. Un moment inoubliable pour nous deux.
Mes pieds - sans doute guidés par mon estomac ! - me mène jusqu’à un fast-food que j’apprécie et je décide de m’arrêter pour commander un encas. Je ne sais pas si la nourriture de grand-mère est trop saine pour mes habitudes alimentaires d’adolescente mais depuis quelques jours, j’ai constamment faim. C’est quand je croque enfin dans mon sandwich préféré que je réalise combien le gras m’avait manqué.
Le centre-ville ne se limite pas au centre commercial, comme je le pensais à première vue. Je déambule dans les rues pavées réservées aux piétons et c’est très agréable en cette saison. La plupart des segments de la route sont à l’ombre des bâtiments, et je découvre que la chaumière n’est pas la seule à posséder des colombages traditionnels. J’aime beaucoup la façon dont ils ont laissé des arbres mais aussi des rivières de glycines, du lierre ou des parterres d’herbe. L’ambiance n’a rien à voir avec les rues ultra bétonnées de ma ville de cœur. Ça a quelque chose de relaxant d’être ici.
En regardant par-dessus mon épaule au détour d’une ruelle, je croise le regard d’un jeune homme aux cheveux noirs. Il a les mains enfoncés dans les poches de son pantalon et le regard fixe, comme celui d’un prédateur traquant sa proie. Un frisson de malaise me parcourt l’échine et j’ai soudain l’impression qu’il fait bien plus frais. Une aura étrange et sombre semble se dégager de lui. Flippant… En réfléchissant bien, j’ai l’impression d’avoir croisé plusieurs fois ce visage fermé aujourd’hui. Je m’immobilise et scrute avec une attention feinte la vitrine d’un salon de coiffure, et du coin de l'œil, je remarque qu’il s’est arrêté, lui aussi, à une dizaine de mètres de moi. Est-ce qu’il serait en train de me suivre ? Mais lorsque je tourne la tête vers lui pour le détailler, les lèvres pincées, il disparaît dans une boutique de la rue comme si de rien n’était. Je pousse un soupir exaspéré. Je me suis sans doute fait des films. C’est moi qui suis parano maintenant.
En passant devant un café, je m’arrête face à une affiche de recrutement. Je songe alors que si je reste encore longtemps ici, il va me falloir travailler ou reprendre mes études. Mais pour l’instant, je ne me sens pas prête pour l’un ou l’autre.
Derrière moi, j’entends cette fois un couinement étrange, et lorsque je me retourne, une dame tire vers elle un grand chien qui a l’air apeuré. Ses oreilles sont basses et ses yeux me regardent de biais. Il a… peur de moi ?
— Pardon, je lui ai fait mal ? je demande en m’écartant.
La maîtresse marmonne quelque chose que je ne comprends pas bien, et se contente de tirer davantage sur la laisse. Son chien ne se fait pas prier pour déguerpir. Les chiens m’ont toujours aimé, pourquoi celui-ci me regarde comme une sorte de monstre ? Bizarre… Je ne l’ai pas senti, peut-être que je lui ai marché sur la patte sans le savoir ? Je songe avec un pincement au cœur. Je l’observe s’éloigner, guilleret comme s’il ne s’était rien passé, les sourcils froncés.
Quand je rentre à la maison, il est encore tôt et la chaleur se fait un peu plus intense. Je décide de monter pour me changer, mettre un short et un haut plus léger, afin de mieux supporter la température. Sur le chemin, je ne croise pas ma grand-mère alors une fois en tenue, je pars à sa recherche. Je la trouve dans le jardin, près de l’enclos des animaux, en train de rafistoler un bout de clôture.
— Grand-mère ! Je peux t’aider ? je m’enquis en m’approchant d’elle.
Elle relève la tête de sa besogne avec son sourire lumineux habituel.
— Ma chérie ! Avec plaisir ! Je vais aller nourrir les chevaux et brebis, j’aurai bien besoin d’un coup de main !
J’attends patiemment qu’elle termine de fixer les bouts de ferraille ensemble puis qu’elle dépose ses outils pour la suivre dans la grange. Elle est vide à cette heure de la journée, et la vieille m’explique qu’elle ne rentre les bêtes qu’en fin de journée, pour les protéger des prédateurs. Nous discutons pendant qu’elle remplit les seaux de grains, avant de nous diriger vers le fond du bâtiment. Là-bas, une brebis est allongée dans un enclos plus petit que les autres, et bêle joyeusement en nous entendant arriver avec les seaux.
— Celle-là s’est faite attaquer par un coyote il y a quelques jours, m’explique-t-elle en versant du grain dans la mangeoire.
— Oh… Elle a eu de la chance de survivre.
— C’est une battante, répond-elle, une pointe de fierté dans la voix avant de tourner la tête vers moi avec un petit sourire. Ce n’est pas la seule.
Je lui souris à mon tour puis l’observe nettoyer la plaie et appliquer un onguent verdâtre sur la patte arrière de l’animal.
— Ça à l’air de la soulager, je commente lorsque la brebis se lève pour aller manger en boitillant légèrement. Qu’est-ce que tu as mis dedans ?
— Uniquement ce que la nature nous donne. Il suffit parfois de savoir l’écouter.
— Qui t’as appris ça ?
— Ma mère. Qui l’a appris de sa mère qui elle-même le savait de sa mère. Et ainsi de suite.
— Maman ne m’a rien appris… je marmonne.
— Elle aspirait à autre chose pour toi, me confie-t-elle d’une voix douce. Le savoir implique des devoirs, et ces devoirs sont parfois… Lourds à porter.
— J’aurai aimé te connaître plus tôt, j’admets avec une pointe de regret. Pourquoi est-ce que maman est partie ?
La vieille s’immobilise et ses yeux semblent se perdre au milieu de la paille. J’ai l’impression d’avoir touché une corde sensible, et immédiatement, la vieille semble se refermer.
— Vous vous êtes disputées ? j’insiste.
— C’est une longue histoire. Et ce n’est pas à moi de te la raconter. On devrait aller rentrer les bêtes, c’est la pleine lune ce soir, élude-t-elle en quittant l’enclos.
Je la rattrape au petit trop, frustrée et perdue. Mais j’ai conscience que je ne tirerai rien de plus de cette conversation. Je soupire et tente d’alléger l’atmosphère qui s’est considérablement tendue.
— Alors tu crois vraiment à ces histoires de loups-garous. Des gens qui se transforment en monstres ? je la taquine.
— Petite, j’ai vu des hommes devenir des monstres sans même qu’il ne fasse nuit. La pleine lune transforme les corps, pas les esprits.
Son ton était grave, presque sec. Je l’observe s’éloigner, seaux en main, méditant ses mots. Pour la dédramatisation, c’est raté. J’essuie mes paumes moites sur mes cuisses. Grand-mère… Parfois, elle me semble si sage et rationnelle, comment se fait-il qu’elle parle sans sourciller de créatures légendaires ? J’ai l’impression de ne rien savoir. Que ce soit sur ma propre famille, la ville où je suis née. Plus je pose de questions et plus j’ai de questions à poser. Et celles-ci deviennent de plus en plus étranges jusqu’à ce que je me demande “est-ce que les loups-garous existent ?”. Mais je ne peux pas l’envisager. Je ne peux pas y croire.
Lorsque je me couche ce soir, je me sens prise dans un tourbillon d’émotions indescriptibles. Il fait terriblement chaud dans ma chambre, et en ouvrant ma fenêtre, je constate qu’il ne fait pas plus frais dehors. Je vais devoir attendre que ça se rafraîchisse. Et surtout, j’ai du mal à trouver le sommeil. C’est idiot mais j’ai comme un mauvais pressentiment. Je sais que les animaux sont plus agités lors des nuits de pleine lune, et j’ai peur que cette bête qui nous avait attaquées revienne rôder par ici. Mais je me fais sûrement des idées. Il n’y a aucune chance que cet animal vienne près de la maison. Notre rencontre s’est faite à des kilomètres d’ici.
Lasse de ressasser les mêmes craintes, j’attrape sans réfléchir le livre posé sur la table de nuit de ma mère. Tout Savoir Sur Vos “Mauvaises Herbes”, de Athena Roswen. Je le feuillette rapidement. Il s’agit d’une encyclopédie de plantes médicinales ou comestibles du jardin de Monsieur et Madame Tout-Le-Monde et de plantes plus sauvages. Ma mère s’intéressait donc aux plantes elle aussi ? J’aurai cru qu’elle ne supportait pas la passion dévorante de mamie pour ses herbes, mais elle avait lu et relu ce livre au point de corner les pages. Je fais glisser les feuilles entre mes doigts jusqu’à arriver à la celle marquée par le trèfle à quatre feuilles.
— Silvarène, Silvarena lupusmortis, pousse à la lisière des forêts humides en altitude, ou dans les clairières à flanc de montagne, je lis à voix haute. Plante allant jusqu’à quarante centimètres de haut… fleurit la nuit… pétales blanches… odeur métallique… Utilisation… tisane apaisante, aide à l’endormissement… Maman avait des problèmes d’insomnies ?
Je poursuis ma lecture, curieuse. Il n’y a rien de vraiment notable, à part le fait qu’elle ait des propriétés légèrement sédatives. Je n’ai jamais remarqué qu’elle avait du mal à s’endormir alors peut-être que ça date de son adolescence ? Je soupire de frustration, et repose le livre, tandis que la fatigue me gagne. Encore des nouvelles questions… J’éteins la lampe à huile qui me sert de veilleuse et tire les rideaux pour occulter la lumière de la lune. Elle est particulièrement brillante ce soir…
Lorsque je me réveille, mes yeux semblent révoltés à l'idée de s’ouvrir. Je ne me souviens même pas m’être endormie, mais le réveil, lui, est difficile. La lumière du jour me parvient, brillante et brûlante, et, contrairement à hier soir, j’ai froid. Rapidement, je me rends compte que ce n’est pas sans raison : je suis complètement nue. Je me redresse et secoue mes draps à la recherche de mon pyjama, inspecte le sol, la tête de lit, en vain. J’ai dû m’en débarrasser pendant la nuit, mais impossible de savoir où il est passé.
Je baille et me lève péniblement pour mettre quelque chose d’autre avant de descendre. J’ai l’impression d’être passée sous un bus, chaque muscle de mon corps me fait mal et je suis exténuée. J’essaye de m’étirer, mais c’est comme si je sortais d’une hibernation. Du coin de l'œil, je remarque que la porte qui mène à l'extérieur est mal enclenchée. Je m’approche pour l’inspecter : ce n’est pas qu’elle est mal enclenchée, elle n’est même pas du tout fermée ! Je la pousse et la verrouille, le cœur battant. Je n’aime absolument pas l’idée que cette porte soit restée ouverte toute la nuit. Comment ai-je pu m’endormir sans la fermer ? Qui sait qui aurait pu rentrer sans que je ne m’en rende compte ? Je réprime un frisson de dégoût à l’idée qu’un vieux pervers se soit introduit dans ma chambre pendant mon sommeil. Je me promets mentalement de vérifier deux fois avant d’aller dormir, à l’avenir.
Après une visite aux toilettes, j’utilise l’évier de la salle de bain pour me laver les mains quand je remarque que de la saleté s’est incrustée sous mes ongles. Je pensais les avoir suffisamment nettoyées hier, après avoir pataugé dans la crasse de la grange, mais apparemment ce n’était pas le cas. Je finis tout juste de me sécher les mains lorsque j’entends un bruit. Je m’immobilise, aux aguets, et patiente quelques secondes dans le silence. Mes mains sont crispées sur la serviette, si bien qu’elle manque de se décrocher.
C’est là que je les entends. Les voix.