C’est lunaire. Complètement lunaire. Qu’est-ce que le roi et la reine font là, dans ma chambre d’hôpital aseptisé ? Ils dénotent totalement au tableau.
Le plus surprenant est sans doute que je n’ai rien trouvé à leur dire. Si nous avions été dans mon bureau, je les aurais sans doute accueillis d’un modeste : “Oh, mais voilà la Couronne en personne qui daigne se déplacer en mon humble lieu de travail. À quoi dois-je cette visite inattendue ?”
Au lieu de ça j’entends déblatérer le roi ; à quel point il ne peut exprimer sa reconnaissance sur le sauvetage de sa fille au péril de ma vie. Comme ma détermination et mon courage ne sauront jamais être assez récompensés. Je n’ai pas la force de plaisanter sur l’ironie de la situation et sur le fait que si j’avais été un homme bien né il aurait sans doute fait en sorte que je prenne la main de sa fille. Mince alors, je n’ai même plus la force de pointer du doigt la couronne en me moquant comme je le faisais avant.
Je réalise qu’un silence plane depuis quelques instants. Sans doute attend-on une réaction de ma part, et j’en cherche la réponse dans les yeux du vieux Stiltskin. Il vole à mon secours :
— Ah, les remerciements de la famille royale, c'est une première. Vous savez, nous ne sommes pas habitués à recevoir des éloges de votre part.
La reine, qui n’avait cessé de me fixer de ses yeux larmoyants en serrant ses mains contre sa poitrine dit enfin :
— Regina, nous sommes conscients que nos actions passées ne justifient pas vos souffrances actuelles. Vous avez sauvé la vie de notre enfant. C'est un acte héroïque qui mérite notre admiration et notre gratitude. Nous tenions à venir personnellement vous remercier.
— Eh bien, après des années à me faire pointer du doigt comme étant la vilaine dénonciatrice médisante, aujourd'hui vous êtes ici, en train de me remercier ? Les scandales qui ont étés fait on étés fait sur ma personne et non la vôtre.
— Nous sommes conscients de cela. Mais nous reconnaissons votre courage et votre professionnalisme au cours de cette situation délicate.
Je fronce les sourcils d’un air excessivement pensif :
— Intéressant. Vous reconnaissez donc mes qualités professionnelles lorsque cela vous arrange. Dites-moi, cela a-t-il un rapport avec le fait que je sois clouée ici, dans un lit d'hôpital ? Est-ce que je vous parais moins menaçante ? Le fait que je sois immobilisé de façon contrainte n’enraye en rien mes capacités.
— Regina, intervient Stiltskin d’une voix calme qui ne dissimule pourtant pas son amusement et sa satisfaction, calme-toi.
Quel vieux taquin, il se délecte de nos embarras respectifs, à la couronne et moi. Le roi a néanmoins davantage l’habitude de réagir à ce genre de situation :
— Nous comprenons que vous puissiez avoir des doutes sur nos intentions, mais je vous assure que nous sommes sincères dans notre démarche. Nous avons conscience de vos talents journalistiques et de votre détermination à mettre en lumière les vérités parfois dérangeantes.
— Eh bien, qui sait ? Peut-être que cette expérience nous donnera une nouvelle perspective sur les choses, s’amuse le vieux.
— Certes… ! lâché-je amère.
Le roi se râcle la gorge et reprend :
— C’est pourquoi… Nous vous demandons de jouer le jeu avec nous quant aux informations qui seront relayées suite à ces événements. Nous sommes conscients que nous ne sommes pas vraiment en position de vous en demander davantage alors que vous avez déjà sauvé la vie de notre fille, mais pour votre bien comme pour le nôtre…
Il laisse sa phrase mourir dans l’air chargé de la chambre, espérant, peut-être, que le non-dit parlera pour lui.
Je cligne lentement des yeux. Un frisson glacé me remonte le long de la colonne. Pas à cause de la douleur — elle, je la connais. C’est le reste qui me donne envie de vomir.
— Donc… il ne s’agissait pas d’un acte isolé, ni d’un hasard tragique, soufflé-je. Vous savez exactement ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? Vous savez qui l’a envoyé, et pourquoi. Et vous voulez que j’aide à dissimuler ça ? Que je mente pour sauver la face de votre couronne ?
Le roi tique. Il veut répondre, mais la reine l’interrompt — d’un ton plus doux, presque las :
— Ce n’est pas un mensonge. C’est… une version arrangée de la vérité. Il y a des équilibres à préserver. Le royaume a besoin de stabilité.
Je ris, un rire rauque et sec, qui tire sur mes plaies. Mon flanc proteste. Tant pis.
— Bien sûr. Et moi, je suppose que je suis censée me sentir honorée de participer à ce petit théâtre ?
— Regina, dit Stiltskin, plus sérieusement cette fois. Réfléchis. La vérité, la vraie, celle que tu veux brandir… elle ne fera pas tomber que les coupables. Elle blessera Lucie. Elle fracturera le royaume. Et toi, tu seras la cible de la moitié des puissants de ce pays. Encore.
Je me tais. Il a raison. C’est insupportable, mais il a raison.
Le silence s’installe de nouveau. Il est lourd. Dense.
— Très bien, dis-je enfin, à voix basse. Je jouerai votre jeu. Mais ne vous y trompez pas : ce n’est pas pour vous. Ce n’est pas pour sauver votre trône ou votre image.
Je marque une pause. Mes yeux se perdent un instant vers la fenêtre, dans le vide au-delà. Puis je reprends :
— C’est pour éviter que tout ça ne finisse encore plus sale. Parce que moi, au moins, je sais encore faire la part des choses.
Je ne les regarde même plus. Je n’ai plus rien à leur offrir, pas même mon mépris.
La reine hoche doucement la tête. Le roi baisse les yeux.
— Nous vous sommes reconnaissants. Vraiment.
Ils s’éloignent, enfin. Rumpel reste un moment, silencieux.
Puis, avec un demi-sourire :
— Toujours aussi théâtrale, ma grande. Tu les as tenus en joue depuis un lit d’hôpital. Pas mal.
— J’ai pas fait ça pour eux.
— Je sais bien. Mais je me demande quand tu vas admettre pour qui tu l’as vraiment fait.
Je le fixe. Longtemps. Trop longtemps. Il sourit plus franchement et s’éclipse, comme s’il venait de gagner une manche silencieuse.
Et moi, je reste là. Avec mon corps douloureux, mon orgueil intact, et cette question plantée dans le ventre comme une écharde :
Alors, Regina. Pour qui as-tu vraiment fait tout ça ?
Je ne sais pas pourquoi je me suis réveillé à cet instant précis. Peut-être ai-je senti sa présence, mais il est plus probable que ça soit l’inconfort de dormir sur le côté à cause des pansements. Je dors habituellement sur le ventre, mais cette posture ne m'est pas permise et les sutures sont encore sensibles lorsqu’elles ne me grattent pas. Alors quand j’ai ouvert les yeux, je pensais voir l’heure du radio réveille me narguer que la nuit était avancée et le jour encore loin. Et pas les yeux tristes et fatigués de Lucie.
Qu’est-ce qu’elle fout là ? Je bats des cils à répétition, me demandant si ce n’est pas un énième rêve. Elle ne me voit pas, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone qu’elle fait défiler sans cesser et qui éclaire d’une lumière blafarde son visage :
— Qu’est-ce que vous faites là ? fini-je par chuchoter.
Elle sursaute et plante son regard dans le mien :
— J-je veille sur vous, fait-elle, embarrassée.
— Dans un hôpital ? Vous craignez quoi, que je guérisse plus vite que prévu ? renchéris-je en me redressant et allumant la lampe d’appoint.
Je réalise soudain :
— Mais vous ne devriez pas déjà avoir quitté l’hôpital depuis des jours, vous ?
— J’ai fait une rechute, avoue-t-elle en soupirant. Grâce à mes sœurs.
Je ne suis pas certaine de comprendre, mais qu’importe :
— Et donc, que faites-vous là, à mon chevet ? Vous êtes bien la dernière personne que je pensais voir.
— Merci, ça fait plaisir, boude-t-elle.
Je roule des yeux. Elle ne peut pas m’en vouloir pour ça, si ? Je constate ce que disait Wendy, elle s’est effectivement coupé les cheveux. Ça ne veut pas dire qu’elle a copié mon style pour autant. Enfin j'espère.
— Et puis je me sentais seule, bougonne-t-elle en me sortant de mes pensées.
Ah, voilà autre chose. Elle se sent seule et se dit que ça serait une bonne idée de venir dans ma chambre quand je dors ? Qu’est-ce que je suis censée répondre à ça ?
— Quelle heure est-il ? demandé-je alors pour faire diversion.
— Presque deux heures trente du matin, m’annonce-t-elle en replongeant dans son téléphone avec un air morne.
Mince, je ne sais pas si c’est la nuit qui lui donne cet air déçu ou si elle l’est vraiment.
— Vous n’avez pas sommeil ?
Je serre les dents en même temps que je m’extirpe du lit et tente de me lever sous le regard hébété de Lucie qui a l’air de se demander ce que je fais avant de se jeter à mes côtés pour m’aider :
— Non pas vraiment… Regina qu’est-ce que vous faites ?
— Je dois aller aux toilettes ! râlé-je.
— Je vous accompagne, vous tenez à peine debout.
— Ça va pas la tête ? Je peux encore me débrouiller toute seule !
C’est vrai que je peine à marcher. Mes jambes sont raides, et chacun de mes pas me tire une décharge jusqu’au milieu du dos. Mais il est hors de question que je sois assistée pour quelque chose d’aussi simple que marcher ou me rendre aux petits coins. Et je me passe volontiers de tous ces contacts physiques non nécessaire.
— Si j’ai besoin d’aide, les infirmières sont là. Je me passerai très bien de vous !
Lucie me lâche, penaude et avec précaution, prête à bondir en cas de besoin. La salle de bain n’est qu’à quelques pas, et bon sang ! ce que c’est pénible de m’y rendre si lentement. Arrivée à la porte je prends appuie pour souffler un peu, remettant en cause mon geste d’avoir sauvé Lucie. Je balaie immédiatement cette pensée ridicule. On ne change pas le passé de toute façon. Après un regard coupable pour la princesse je m’enferme dans la salle de bain.
Je suis soulagée d’être seule pour un instant. Les lumières blanches et cliniques me font mal aux yeux, alors j’éteins la lumière principale et allume les plus petites du lavabo. Cela me permet de voir juste assez pour me débrouiller. Je suis enfin seule avec mes pensées, et je réalise que c’est la première fois depuis mon hospitalisation. Ou du moins, depuis que je suis réveillée. Entre les visites incessantes des médecins, des infirmières, de Lucie, Wendy, du vieux Stiltksin… Et tout ça sans compter la famille royale elle-même ! Je n’ai pas eu une seconde de solitude... Maintenant, je peux enfin me reposer et réfléchir à tout ce qui s’est passé.
Je suis en train de me laver les mains quand j’entends des bruits de pas au dehors. Je me dépêche de finir et jette un coup d’œil à mon reflet dans le miroir. Le teint blafard, et les cernes grisâtres, les cheveux défaits et collés au front et aux tempes suite à ma nuit inconfortable… J’ai l’air d’un zombie. Je tente de mettre de l’ordre dans tout ça et retourne dans la chambre.
Je pensais que l’accalmie de la nuit suffirait à m’épargner d’autres surprises. Mais non.
Quand je sors de la salle de bain, encore étourdie par la lumière trop blanche, Lucie est toujours là.
Assise sur le bord de mon lit comme un animal perdu. Les mains jointes nerveusement. Le regard las. Le téléphone oublié.
Je soupire bruyamment. Elle n’est pas partie.
— Vous comptez dormir ici ou juste hanter ma chambre ?
Elle cligne des yeux, un peu confuse :
— Pardon… je ne voulais pas… je vais y aller.
Elle se lève aussitôt, mais je vois bien qu’elle n’est pas en état d’aller très loin.
Je lève la main pour qu’elle se rassoit. Ce n’est pas une invitation, juste de la lucidité.
— Asseyez-vous. Vous allez tomber dans les pommes et j’ai déjà assez d’ennuis.
Elle obéit, docile, les yeux dans le vide. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi épuisé, et pourtant incapable de fermer l’œil. J’ai le sentiment de me revoir, il y a quelques années.
Elle doit avoir des millions de choses à dire. Et elle se tait. Une première.
Je m’installe sur le fauteuil à côté, très lentement. Les sutures dans mon dos protestent, mes côtes aussi. Chaque mouvement est une punition.
Un silence un peu lourd s’installe, et je me rends compte que c’est peut-être la première fois que nous sommes seules — vraiment seules — sans obligation ni urgence. Et je ne sais pas quoi en faire.
Elle finit par murmurer :
— Je suis désolée pour tout à l’heure… je ne voulais pas vous déranger.
Je hausse un sourcil.
— Vous êtes venue squatter ma chambre à deux heures du matin pour ne pas me déranger ? Intéressant comme concept.
Elle a ce petit air buté qui me rappelle une gamine qu’on aurait privée de dessert.
Je soupire.
— Pourquoi vous êtes venue, Lucie ?
Elle met du temps à répondre. Elle regarde ses mains, puis moi. Puis ses mains à nouveau.
— Parce que j’avais besoin de voir quelqu’un… quelqu’un qui comprend.
Je fronce les sourcils.
— Et ce quelqu’un, c’est moi ?
Elle hoche lentement la tête. Je ne sais pas si je dois être flattée ou inquiète.
Je ne suis pas exactement un modèle de stabilité émotionnelle.
Elle reprend, d’un ton plus bas avec un sourire qui n’en est pas un :
— Mes sœurs ont voulu me montrer le replay de l’interview…
Elle s’interrompt, et son visage se crispe légèrement.
— …le moment où le lustre tombe.
Je comprends aussitôt. Elle bat des cils, je devine que c’est pour chasser les larmes, et son regard se porte sur les murs de la chambre. Sa voix tremble mais elle tente de la maîtriser :
— J’ai pensé que j’allais vomir. J’ai revécu la scène. Mais cette fois, en sachant ce que j’allais voir. Et ce que vous avez fait.
Un silence. Puis quelque chose comme de la colère pointe dans sa voix :
— Ils ont dû me calmer. Les médecins ont préféré me garder encore un peu. C’est idiot, non ? J’ai rien. Pas une égratignure.
Je croise les bras :
— Ce n’est pas idiot, dis-je plus doucement que prévu. Ce genre de chose… ça laisse des marques, même si on ne les voit pas.
Elle relève les yeux vers moi.
— Je crois que je voulais juste être sûre que vous alliez bien. Que ce n’était pas… que je n’avais pas halluciné.
Nouveau silence avec qu’elle n’ajoute :
— Je ne sais toujours pas pourquoi vous avez fait ça.
Je me détourne en claquant la langue. Pourquoi tout le monde me pose cette foutue question ?
— Moi non plus, avoué-je avec quelque chose comme de l’amertume.
Lucie ne répond rien, mais je sens son regard sur moi. Ça m’agace. Je n’aime pas qu’on me scrute comme une bête de foire.
Je m’installe sur le bord du lit avec précaution. Mes mouvements sont encore raides, et je déteste cette lenteur. Lucie semble sur le point de m’aider, mais elle se retient. C’est déjà ça.
— Vous n’êtes pas obligée de rester, vous savez, dis-je sans la regarder. Ce n’est pas parce que j’ai pris un lustre sur la gueule qu’on est devenues… amies.
Le mot a du mal à sortir, comme s’il me piquait la langue. Je le regrette aussitôt — pas parce qu’il est faux, mais parce qu’il est trop honnête.
Elle baisse les yeux, jouant nerveusement avec la manche de son sweat.
— Je sais. Je ne suis pas ici par devoir.
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Pourquoi faut-il toujours qu’elle parle comme dans un roman dramatique ? Et pourquoi ça me serre la poitrine ?
— Alors pourquoi ? insisté-je, un peu trop sèchement.
Elle hésite :
— Parce que… j’avais besoin de voir que vous étiez encore là. En vrai. En un seul morceau.
Elle déglutit.
— Et je me disais que peut-être, vous aussi… vous aviez besoin de pas être seule.
Je reste figée.
Le silence s’installe, plus lourd que tout le reste. Je ne sais pas quoi répondre. Putain… C’est rare, chez moi.
Je devrais lui dire de partir. De retourner dans sa chambre. Que ce n’est pas son rôle. Qu’elle s’est déjà trop mêlée de ce qui ne la regarde pas.
Mais je ne dis rien.
Je me contente de m’allonger en lui tournant le dos, laissant échapper un soupir résigné.
— Éteignez la lumière en partant.
Je crois entendre un léger mouvement, mais pas de bruit de porte. Quelques secondes passent. Puis doucement, elle tire le fauteuil près du lit et s’y installe.
Je ferme les yeux.
Je ne sais pas pourquoi, mais je ne la chasse pas.