Cette confrontation m’a laissé dans un état qui me répugne. Je me sens toujours totalement vidée après nos rencontres. Non pas qu’en temps normal je sois pleine de vie et de bon sentiment, mais au moins ai-je de l'énergie et une rage de me battre. Mais même ça, il l’annihile par le simple fait de se retrouver dans la même pièce que moi.
Je pensais que me forcer à retourner au bureau m’aiderait à retrouver un semblant de force, mais même pas. Et il a fallu que Stiltskin accepte la proposition de Lucie.
Je n’ai même plus la force de contester. C’en est trop pour moi, je rentre.
Les jours qui passent ne sont pas mieux, mais au moins ne sont-ils pas pires. J’ai l’impression d’être en pilote automatique, et Stiltskin ne m’a pas donné de nouvelles. Pire, il ne me répond simplement pas, ignorant mes réclamations pour savoir où en est la situation. J’arrive dans le hall de l’immeuble avec mon café tiède que je n’ai même pas bu. La fatigue m’écrase, où peut-être simplement cette sensation de vide et d’avancer vers nulle part. Je n’ai pas jamais été aussi peu active et n’ai jamais autant dormi depuis des années. Mes soirées se résument à rentrer, m’échouer devant la télé pour finalement l’éteindre et continuer mon naufrage dans mon lit à l’heure où, par le passé, j’aurais tenté une vie sociale via mon téléphone. Mais on ne me répond plus et je ne prends même plus la peine de le regarder. Je le savais que cette confrontation me coûterait, mais je ne pensais pas tant.
L'ascenseur ouvre ses portes, et dans l’open-space c’est l’ébullition. Je dévisage la scène, et Lucie finit par m’attraper et me tirer de la cage avec que les portes ne se referment :
— Ah, vous voilà ! Est-ce que ça vous dérange si Amy retouche un tout petit peu votre maquillage afin qu’il ressorte mieux à l’écran ?
— Q-Quoi ?
— Pour le live ! D’ailleurs on commence dans quarante minutes, est-ce que vous voulez qu’on fasse une répétition avant ?
Le live ? C’est déjà aujourd’hui ? Par Hadès lui-même, j’avais complètement oublié cette histoire…
— Non, pas de souci…
Lucie chasse Amy d’un geste et me dévisage. Ses sourcils blonds se courbent de façon inquiète, elle m’attrape par le poignet et m’attire une nouvelle fois, à l’écart. Je regarde ses doigts fins autour de mon bras. Depuis quand je me laisse faire aussi facilement ?
— Régina, vous vous sentez bien ?
Non. Mais il faut que je me reprenne, que je me secoue. Je ne peux pas laisser qui que ce soit me voir dans cet état. Je me mets deux-trois claques mentales, secoue la tête et tente de reprendre l’ascendant :
— Oui, bien sûr voyons ! J’étais juste ailleurs, dans un autre gros projet.
— D’accord.
Elle semble perplexe, au moins ai-je réussi à me montrer suffisamment convaincante pour lui mettre le doute.
— Nous tournerons à l’étage, Monsieur Stiltskin nous prête son bureau tout entier.
Il ne manquait plus que ça. Au moins nous serons plus tranquilles, et il faut admettre que le décor sera plus professionnel. J’acquiesce et après quelques préparatifs nous nous rendons au lieu de tournage.
Tout est propre et en ordre, presque aseptisé, comme toujours. Elle me fait m’installer dans le fauteuil, où il est indéniable que je ne suis pas à l’aise. Il nous prête volontiers son bureau, soit, mais de là à m’assoir à sa place, j’ai comme un doute. Finalement, nous optons pour que je prenne appuie contre le bureau. La baie vitrée dans le dos offre un fond agréable. Une chance que le soleil ne donne pas directement sur cette partie du bâtiment, la chaleur aurait rapidement été insupportable.
Assise sur le bord du bureau, attendant les dernières mises au point, j’observe Lucie s’agiter comme une pro. Elle donne des directives fermes, elle est minutieuse et concentrée. Elle sait ce qu’elle veut. Une fois que tout lui paraît prêt, elle renvoie les derniers techniciens. Il ne nous reste que cinq minutes avant le live. Ses épaules se relâchent, elle soupire, les yeux sur ses fiches :
— Vous tenez le coup ? hasardé-je.
Surprise, elle lève les yeux vers moi et remet son masque au sourire parfait. Ça m'agace pour elle, cette manie de devoir être constamment parfaite et souriante. Un reste de l’éducation de la Cour, évidemment.
— Oh, oui bien sûr ! Et vous, pas trop stressée ?
Elle ne me laisse pas le temps de répondre :
— Je n’ai aucun doute que tout se passera bien, ponctue-t-elle avec un sourire.
Mais il y a un tic nerveux aux coins de ses lèvres, ce quelque chose dans le regard, qui est brisé. J’acquiesce seulement. Est-ce que j’aurais dû lui dire qu’elle a fait un excellent travail jusque-là, et qu’à la fin de cette foutue interview elle pourra enfin souffler ? Comment font les autres pour trouver les mots adéquats dans ce genre de situation ?
— Essayez simplement, peut-être, de sourire un peu plus. Ça clouera le bec même aux plus réfractaires !
Elle me sourit une nouvelle fois en se plaçant derrière l’ordinateur, prête à lancer le live, et j’ai envie de me servir du sien, de sourire, comme modèle.
✨✨✨
Régina enchaîne avec aisance les différentes réponses aux questions. Je suis fière et pas surprise, elle sait gérer les choses en toute circonstance. La seule chose qui la trahit, c’est sa main qui serre de temps à autre son bras.
Moi, c’est mon estomac qui me serre, maintenant que la prochaine question arrive. Monsieur Stiltskin m’a avoué qui était l’autrice de ce roman, et m’a conseillé de le dévoiler au cours du live, pour faire monter les ventes en flèche, et jouer sur l’effet de surprise qui fera se rependre la nouvelle comme une traînée de poudre.
Cette question, Régina n’y est pas préparée, et je crains sa réaction. Si elle quitte le live ou perd la face et fulmine, c’est mauvais pour la comm…
Dans l’oreillette que je porte qui me relie aux techniciens aux étages inférieurs, j’entends une légère agitation depuis une petite minute. J’en déduis simplement que les scores sont bons, et continue :
— Régina, cette question je ne vous l’ai pas envoyé au préalable, amorcé-je, mais il se trouve que j—
Une secousse fait trembler l’immeuble. Je m’accroche à mon fauteuil et Régina rattrape son équilibre sur le bureau. Nous échangeons un regard inquiet. Un tremblement de terre, ici ? Ça n’est jamais arrivé, à ce que je sache. Régina se dirige vers la baie vitrée, alors que je vérifie le matériel et corrige le cadrage. Puis un nouveau choc, et je crois bien avoir entendu une détonation. Des craquements éclatent et se répercutent en ondes que je peux ressentir dans le sol. Régina, alerte, se tourne à nouveau vers moi. Une alarme retentit, assourdissante, les portes de sécurités claquent et nous enferme dans cette partie de l’immeuble. L’ascenseur est inutilisable et la panique me fait perdre mes moyens.
Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Fixée sur Régina qui analyse la situation, j’ai oublié de couper court au live.
Une autre détonation éclate et au même instant nous perdons à nouveau l’équilibre. Cette fois je me rattrape à quatre pattes au sol, et je comprends que quelque chose a cédé. Non… L’immeuble n’est quand même pas en train de céder ? On ne peut pas rester ici, il y a une issue de secours qui est prévue dans ce genre de cas, non ?
— Lucie, venez ici ! me hurle Régina. Restez à terre !
Au travers du brouhaha ambiant et celui dans l’oreillette, je peine à la comprendre.
— Lucie. Allez, venez ! m’exhorte-t-elle avec de grands gestes accroupis dos au bureau.
Les larmes me montent aux yeux. J’ai envie de pleurer, je ne comprends pas ce qu’il se passe. Tout se déroulait à merveille, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Je capte l’inquiétude dans les yeux de Régina qui fixent le plafond. L’immense lustre en verre fumé pendouille dangereusement. Certains câbles sont rompus, en fait c’est toute une partie du toit au-dessus de notre tête qui est fissurée et se craquèle à vue d’œil.
— On va s’abriter sous le bureau, venez ! Allez Princesse, réagissez bon sang !
Je suis figée. J’ai conscience qu’il faut que je bouge, elle a raison, mais tout va si vite… Je jette un œil autour de moi. Le matériel de tournage est au sol, mais la loupiote continue de clignoter. Ça hurle dans mon oreillette, mais j’ai laissé le micro près du fauteuil à la première secousse. Il faut que je le récupère pour communiquer avec eux, qu’ils sachent ce qu’il se passe pour qu’ils interviennent au mieux.
Je me déplace à quatre pattes vers le fauteuil, tremblante. Des morceaux de plâtre minuscules parsèment le sol et me piquent les paumes, mais tant pis. J’attrape le micro quand j’entends Régina me hurler quelque chose. Quand je lui dirai que ça nous permettra de communiquer avec les secours, elle comprendra.
Alors que je me retourne, elle me bondit dessus. Derrière elle, l’énorme chandelier suit sa route.
Lourd. Il y a quelque chose de lourd sur moi. L’odeur de la fumée m’empêche de respirer correctement. Des coups réguliers, sourds, frappent au loin. J’ouvre les yeux sur le micro dans ma main, face au sol froid. Le poids dans mon dos est chaud, son souffle est régulier. Je tente de regarder autour de moi :
— V-vous êtes réveillée ? Vous n’avez rien ?
Mal au dos, à la tête. Mais rien de grave, je crois. Je tousse avant de pouvoir répondre.
— Ne bougez pas, me souffle Régina. Ils arrivent. Ils défoncent les portes de secours. L’électricité a lâché, même le générateur a sauté.
Elle me rend mon oreillette. Et je me souviens : le lustre…
Je tente de me tourner, mais ça lui tire un gémissement de douleur qui me fend le cœur et m’immobilise à la seconde.
— R-r-ré… Régina, v-vous allez bien ?
Qu’est-ce qu’il me prend, pourquoi je sanglote ? Mes nerfs lâchent, c’est vraiment pas le moment.
— Je suis blessée, mais ça ira, tente-t-elle entre les dents. Et vous ? Vous vous êtes évanouie quelques minutes…
— Ça va, je crois. Mieux que vous.
C’est pas vraiment le moment de faire de l’humour, pourtant ça lui tire un rire. Je la sens reposer un peu plus son poids contre moi. Ses tremblements ralentissent.
Ça m’angoisse de ne pas pouvoir lui faire face, ne serait-ce que pour estimer son état et agir au mieux en attendant. Je me doute qu’elle a encaissé une partie du choc. Sinon elle ne serait pas restée de la sorte, couchée sur moi.
Sinon il n’y aura pas ce liquide chaud qui se répand peu à peu sur nous. J’espère que ce n’est pas du sang. Par tous les dieux de l’Olympe et d’ailleurs, faites que ça ne soit pas du sang. Je crois bien que c’est la première fois de ma vie que je prie pour qu’on m’urine dessus.
— C-C’est cri-criminel… On s’en est pris à nous, m’avoue Régina alors que je joue nerveusement avec l’oreillette.
— On aura… battu des records… avec ce live continue-t-elle dans un souffle qui s’amenuise.
Je sens sa tête se reposer contre mon épaule. Une de ces boucles rousses chatouille mon oreille.
C’est du sang… j’en suis persuadé.
La fumée se fait de plus en plus épaisse, ou est-ce moi qui voit trouble ? Il faut que je la maintienne éveillée.
— Oui Régina. Même nos propres records. Vous voulez bien répondre à ma dernière question, en attendant ?
Elle met beaucoup trop de temps à me répondre, et je ne l’entends qu’à peine au travers des coups des secours qui tentent de franchir la dernière porte qui nous sépare.
— Votre roman… Beaucoup estiment qu’il est autobiographique.
Boum. Boum. Les secours me hurlent de ne pas bouger, de rester à terre, loin de la porte. Les larmes me piquent davantage les yeux que la fumée qui nous grignote.
— Régina, dites-moi… dites-moi que tout ce qui se passe dans votre livre ne vous est pas vraiment arrivé.