Le lendemain, je sors enfin de l’hôpital. Je me sens bizarre, comme dans une bulle. Le temps à continuer son cours depuis l’attentat, et même si c’est normal, j’en ai la boule au ventre.
J’essaie de me réjouir, Raiponce vient me chercher, et on devrait passer une journée rien qu’à nous, loin de tout. Cette perspective me réjouis, mais je reste perdue. En haut des marches de l’hôpital, avec quatre gardes flanqués de part et d’autre, à qui j’ai ordonné de rester en retrait, j’attends, le regard perdu à l’horizon.
Je repense à ma soirée au chevet de Regina. Je n’ai que peu dormi. Elle ne m’a pas demandé de partir. Certes, elle ne m’a pas demandé de rester non plus, mais venant de Regina, j’estime que c’est déjà un énorme pas en avant. Je suis persuadée qu’elle me comprend. Je crois qu’il n’y a qu’elle pour me comprendre, d’ailleurs. Qui d’autre… ?
Mon cœur se presse tout en redoublant ses battements alors que je songe à tout ceci. Puis une limousine arrive et se gare juste au bas des marches. Je soupire sans pour autant parvenir à réprimer un sourire. Il fallait qu’elle sorte le grand jeu ! Raiponce sort d’elle-même de l’arrière de la voiture rutilante, des lunettes oversize sur le nez, en me faisant de grand geste, avec un sourire encore plus grand.
Je descends les marches en un rien de temps et son accolade me ramène en douceur à ce monde impitoyable qui continue l’air de rien. Elle chuchote à mon oreille :
— Je suis si heureuse que tu n’aies rien !
Je la remercie et nous entrons dans la voiture où je salue Pascal qui me fait un signe de la main en me regardant dans le rétroviseur.
Même si Pascal est le majordome attitré de Réré, nous nous permettons tous les deux des familiarités avec lui. Il a notre âge et c’est sans doute le confident et le meilleur ami de Raiponce.
Je sais qu’aujourd’hui, si Pascal à sorti la voiture de fonction, c’est parce qu’elle souhaite me faire plaisir et marquer le coup. Ça évite également qu’on ne me reconnaisse dans la rue. Je sors de l’hôpital, et j’ai survécu à un attentat, et surtout, j’ai fait les gros titres des journaux. Si d’ordinaire, on ne reconnaît pas trop mon visage, perdu dans le nombre de la fratrie, ces derniers jours, il n’a pas cessé d’être remémoré sur tous les écrans et journaux.
La voiture quitte l’hôpital et c’est comme si on me retirait un poids. J’entre dans une bulle hors du temps et de ma vie, où je ne me pose pas de question sur la suite des évènements, l’après, la reprise de ma vie sociale ou professionnelle.
La voiture roule depuis quelques minutes déjà, bercée par une playlist lofi probablement choisie par Pascal. Raiponce me parle de tout et de rien, de ce qu’on pourrait faire — un massage, un brunch, ou peut-être un musée fermé au public rien que pour nous. Je souris, touchée par son enthousiasme, mais mes pensées restent embourbées dans la nuit passée. Je peine à me défaire de ce séjour à l’hôpital et mes pensées restent accrochées à Regina.
Même elle ne sait pas pourquoi elle m’a sauvé. Ça aurait pu me blesser, mais même pas. Je vois ça plutôt d’un bon œil qu’elle ait eu ce reflexe, ce besoin peut-être ? de me sauver.
C’est Pascal qui rompt le fil de mes pensées, d’un ton mesuré mais assez sérieux pour me faire relever les yeux.
— Il y a quelque chose que vous devriez savoir, dit-il sans quitter la route des yeux. À propos de Regina.
Raiponce lui lance une œillade surprise et intéressée. Moi je me redresse presque trop brusquement, ce qui surprend mon amie.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demandé-je, le cœur battant.
— Je ne sais pas tout, mais j’ai fait quelques recherches, comme vous me l’aviez demandé… Et j’ai mis la main sur de vieux registres administratifs. Discrets. Surtout bien enterrés.
— Et ?
— Regina n’est pas originaire d’ici. Officiellement, elle a été naturalisée vers ses treize ou quatorze ans. Avant ça, aucune trace dans notre royaume. Rien. C’est comme si elle était apparue d’un coup. Mais il y a un détail intéressant : l’identité de son tuteur légal à l’époque.
Il marque une pause pour nous laisser deviner.
— Stiltskin, soufflé-je.
Pascal hoche la tête.
— Exactement. Et ça, c’est très rare. Il n’a quasiment jamais de liens légaux ou personnels dans aucun document. C’est un fantôme administratif. Mais là, il a signé en personne, pour elle.
Je sens un frisson me traverser.
— Donc il l’a… adoptée ? demandé-je, hésitante.
Je repense à ce qu’il m’a dit dans l’ascenceur de l’hôpital. « Régina est comme ma fille. Je ne laisserais pas une chose pareille impunie et je ferais tout ce qu’il faut pour la protéger. »
— C’est l’idée. En tout cas, il l’a prise sous son aile, c’est sûr. Et elle n’est pas n’importe qui.
— Ce qui veux dire… ? demande Raiponce en arquant un sourcil.
Il nous jette un bref coup d’œil dans le rétro.
—Tout indique qu’elle vient d’un autre royaume. Et il y a une rumeur à Eclatdor, un vieux scandale... La fille du roi aurait disparu il y a plus de dix ans. Un incident qu’ils ont étouffé. À l’époque, la reine venait de mourir.
Le silence s’abat dans la limousine. Eclatdor… J’en étais venue à la même conclusion. Le puzzle se recompose dans ma tête. Toutes ces informations, et l’histoire de son livre… Ajouter à cela, son aura glaciale, son mépris pour la royauté, et son besoin de tout contrôler.
Raiponce finit par murmurer :
— Si elle est cette princesse disparue… pourquoi ne l’a-t-elle jamais dit à personne ?
Pascal hausse les épaules. Je lâche d’une voix blanche :
— Peut-être parce que ce qu’elle a fui est pire que ce qu’on imagine.
Je serre les bras autour de moi. Tout fait sens. Trop de sens. Et j’ai la désagréable impression que mon cœur s’est mis à battre au rythme d’un secret trop lourd pour moi.
— Et concernant la sorcellerie ? questionne Raiponce sans ménagement.
Je lance un regard surpris et curieux à Pascal, qui nous fixe un instant dans le rétro avant de reporter son attention sur la route, l’air embêté.
J’avais parlé de mes doutes à Réré, et je sais qu’elle pense cette possibilité tout à fait plausible.
— Eh bien… Je ne doute pas que vous êtes persuadé d’en avoir été témoin, mais ça pourrait être tout un tas d'autres choses… Plus personne n’a usé de magie depuis des décennies, et c’était sous haute sécurité, avant qu’on se contente de simplement éliminer toute forme existante, m’avoue-t-il avant de relancer une œillade via le petit miroir.
— Oui, je sais… la dernière fois que ça a eu lieu, ça date de mon grand-père. Mais… Tout de même, quand on sait que justement Stiltskin baigne dans des trucs louches, est-ce que…
— Je vous coupe tout de suite, princesse, avec tout mon respect bien sûr, mais… En dépit de ce qu’on peut reprocher ou penser, il est plus que précautionneux dans ses manigances.
— Et puis, pourquoi elle en serait dotée ? C’est d’une rareté, sans parler que c’est outrageusement dangereux. Et, vu le personnage, je doute qu’elle aurait pris un tel risque en ta présence, renchérie Raiponce.
— Elle pourrait très bien en avoir simplement hérité, tente Réré. Elle vient d’un autre royaume, après tout.
Pascal fait une moue perplexe qu’il ne cache pas du rétroviseur, et je persiste :
— Elle n’est pas de ce royaume. Si nous avons eu la cruauté d’en faire une traque aux monstres, d’autres ont peut-être simplement pris des mesures différentes. Surtout avec une lignée royale.
Et tout ça, c’est compter son vécu qui a dû hautement influer.
Certaines personnes ont naturellement des prédispositions à la magie. Elles naissent, naissaient, avec. D’autres en avaient biologiquement la capacité, mais celle-ci ne se manifestait qu’après des évènements graves, tant et si bien que certaines personnes tout à fait anodines et discrètes se retrouvaient, après des traumatismes et des accidents graves, complètement chamboulée. Leur usage de la magie était souvent sous le coup de l’émotion, et faisait de réel ravage… Les cas historiques font froids dans le dos et des mesures drastiques ont étés prises au Royaume. La magie étant une énergie sauvage et fourbe, difficilement domptable, elle n’a pas simplement été réglementée, elle a été bannie. Mais comme on ne pouvait pas bannir des personnes pour leur nature ou leur vécu, il y a eu de véritable traque pour “aider” les malheureux. On leur “retirait” cette énergie, sous assistance médicale, puis les naissances ont étés contrôlés. Nul doute que beaucoup se contente de faire taire cette part d’eux.
Je me demande ce qu’il en est de Regina. Nous restons tous songeur et silencieux sur fond de tapotement du volant par notre chauffeur en attendant que le feu passe au vert.