“Je déplore simplement que Peau d’Âne n'ait pas pris dès le début son courage pour affronter son père. Il est malheureux, quoique nécessaire pour l’intrigue, qu’elle soit si fuyante. J’aurais aimé la voir combattre davantage et se dresser pour faire face à ce père si horrible est représentatif du patriarcat dans lequel nous sommes enfermés sans même en avoir conscience. La façon même dont elle lui fait face est brillante et une victoire supplémentaire à mes yeux, car dépourvus de rancœur. Je dois admettre que l’évolution est belle et a regonflé ma motivation et mon espoir de me dresser moi aussi comme elle, pour mes droits et ma vie !”
Ma main tremble sur la souris de mon ordinateur. Mes yeux sont écarquillés, séchés par ma lecture. Les larmes qui tentent de poindre me piquent les yeux. Pour qui… Pour qui se prend-elle cette pimbêche de fausse princesse psychosée ?
Lucie ne m’a aucunement fait part de sa volonté de transmettre l’ouvrage à cette… folle de Belle ! Si elle croit que le simple fait de s’excuser et reconnaître son erreur changera les choses…!
Qu’est-ce qu’elle en sait, cette Belle ? Comme si c’était si simple, adolescente, de faire face à son père — et roi ! pour lui dire non. En plein deuil qui plus est. Qu’elle en écrive un, de livre ! Autre qu’autobiographique ou critique. Et qu’elle l’écrive elle-même, déjà !
C’est évidemment plus simple quand on épouse un prince. Elle, comme Lucie n’ont aucune idée de ce que c’est que de se battre et de se démener pour quelque chose. Tout n’est pas question que de bon contact.
Je soupire en me frottant les yeux, face à mon bureau. Et merde, j’avais oublié que j’étais maquillé ! J’attrape le miroir dans mon sac à main et constate les dégâts, qui ne sont pas si terribles. À peine ai-je le temps de le ranger que mon téléphone sonne, sur la ligne privée. La loupiote qui s’allume m’indique que l’appel vient de Là-Haut. Je jure. Qu’est-ce qu’il me veut encore ?
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— Tu as pleuré ? me demande-t-il de sa voix de trompette dissonante.
— Non, mens-je. Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
— Oh, je ne sais pas.
Il sourit de son air malsain. Il sait que je mens et ça m’agace, mais je ne lui ferais pas le plaisir de lui avouer une chose pareille.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demandé-je afin de couper court à tout ça.
— Est-ce que c’est cette histoire de poste de Belle ? continue-t-il.
Il ne lâchera rien.
— J’admets avoir été surprise de ne pas en être informée.
— Ah, je comprends, mais il faut reconnaître que son initiative était bonne, se gausse-t-il.
Quel fumier. Je ne réponds rien de plus, prenant mon mal en patience.
— Mais trêve de banalités, je ne t’ai pas appelé pour ça.
— Je vous écoute.
— J’ai reçu ceci, me montre-t-il en me tendant son téléphone portable de ses vieilles mains tremblantes. Tu peux faire défiler…!
J’attrape le téléphone en lui lançant un regard de curiosité. Il maintient un rictus étrange, mêlant amusement et… Et quoi ?
Je jette un coup d'œil à l’écran. J’ai d’abord peine à comprendre, c’est une photo zoomée, la qualité est un peu floue, il y a des épaules, un sac, des personnes et derrière, entre deux morceaux de silhouette, une femme blonde et… moi. Sur une banquette verte. Qu’est-ce que… ?
Je défile à la seconde image, plus nette quoique zoomée également. Je tiens la main de Lucie. Forcés de constater que de vue de l’extérieur, elle et moi, ainsi, avons l’air d’un couple !
Je déglutis avec peine et défile à celle d’après. Et celle d’après. Et les suivantes, pour finir par elle et moi sortants du café, bras dessus, bras dessous.
Je prends une grande inspiration en rendant le téléphone à ce vicieux de Stiltskin :
— Je ne comprends pas…
— J’ai reçu ceci d’une personne anonyme, Regina. Est-ce que tu as quoi que ce soit à m’avouer ?
— Non.
— Veux-tu bien m’expliquer ?
Mal à l’aise, j’avale avec peine ma salive, je lui explique factuellement ce qu’il s’est passé.
— Pourquoi es-tu intervenue… ? demande-t-il en plissant les yeux.
— Pour éviter tout problème, et j’ai visiblement bien fait. Si quelqu’un nous a vu de la sorte, imaginez les répercussions si je n’étais pas intervenu et que le pire s’était passé pour elle, tenté-je le plus neutre possible. On m’aurait accusé de ne pas l’avoir aidé.
— Encore aurait-il fallu qu’il se passe quoi que ce soit, argue le vieillard.
Je serre les dents. Oui, peut-être ne se serait-il rien passé, mais je sais ce que c’est que de se sentir acculée. Crispée, je réponds toutefois :
— J’ai préféré éviter tout… incident diplomatique, dirons-nous.
Stiltskin s’enfonce dans son fauteuil, caressant son ridicule bouc qu’il laisse pousser. Il ne sourit plus.
— Que veut l’anonyme ? questionné-je.
Mon boss ne me répond pas, il me fixe de ses yeux effacés. On pourrait croire qu’il est mort.
— Je ne pensais pas qu’on nous reconnaîtrait, me sentant obligée de me justifier.
— Il n’est pas étonnant qu’on reconnaisse la princesse, déclare-t-il. Mais là, on s’en prend à toi, Regina. Si on m’envoie ça, ce n’est pas vis-à-vis de Lucie, mais bien de toi.
Mince, je n’avais pas vu la chose de la sorte.
— Les ennemis ce n’est pas ce qu’il nous manque.
— Et c’est bien le souci.
Je n’aime pas quand il ne sourit plus. Son air malsain me met mal à l'aise, mais je crois que je le crains davantage quand il est aussi impassible. Après un long moment de silence qui s'éternise, il joint ses doigts face à moi en me fixant sans ciller :
— Tu peux vaquer, je m’occupe de tout ça, ne t’en fais pas.
Je tente de garder mon air impartial, mais je finis par déglutir, aussi discrètement que possible :
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit…, annoncé-je en me levant.
Je m’incline légèrement alors qu’il me regarde faire, aussi immobile qu’une statue :
— Je sais. Je reviendrais vers toi si besoin.
La journée a été agitée, et quand je sors la nuit est déjà installée. Sur le trajet je ne fais même pas attention aux autres passants. Ce ne sont que des silhouettes, des mannequins sans visage qui défilent inlassablement. Les yeux rivés sur mon téléphone, je retourne sur la conversation lancée la veille : le message a été vu, mais il est resté sans réponse. Je pince les lèvres et détourne le regard, honteuse que quelqu’un d’autre ne le voit. C’est ridicule. La situation comme ce message. Je file sur les réseaux sociaux pour ne pas voir passer le trajet jusqu’à mon appartement. L’algorithme met sans cesse en avant notre société, les différents articles de BeWitched, et ceux sur la sortie du livre. Beaucoup de personnes en parlent, ou parlent des articles. Pourtant je ne parviens pas à me réjouir de cette réussite. C’est mieux que ce qu’on attendait, mais ça me laisse un goût amer dans la bouche.
Je m’arrête au pied de l’immeuble, et tente d'apercevoir son sommet. Qu’est-ce que je fais ? Les pantins qui déambulent ne s’arrêtent pas, ils me contournent alors que j’ai le nez en l’air face à l’immeuble luxueux où je vis.
Qu’est-ce que je fais…? Qu’est-ce que je vais faire ? Pourquoi je fais tout ça ? Je ne vaux pas mieux qu’eux, alors qu’est-ce que j’attends ou j’espère, au juste ? Je vais monter ces marches nettoyées quotidiennement par la concierge, entrer dans cet ascenseur qui va m’élever jusqu’à mon appartement immense à la vue de rêve sur la ville plongée dans les ténèbres et scintillante de loupiotes, et après ? Je n’ai personne pour m’accueillir, à qui parler, me confier. Et raconter quoi ? Que mon boss est un véritable despote du diable ? De toute façon je suis dans ses bonnes grâces… Non, personne avec qui partager… partager quoi… ? Ce n’est pas comme si j’avais des passions, ou des rêves… Il y a longtemps que j’ai cessé d’écrire, et si je décidais de regarder ou de lire quoi que ce soit, je me remettrais à pianoter pour lâcher une critique cinglante qui ferait couler davantage d’encre et son auteur. Pas de bras accueillant dans lesquels me blottir, pour fuir, personne à qui me confier.
Non. La seule personne pour qui j’ai un minimum d’intérêt m’a snobée. À quel moment je suis montée, moi ? Je me dirige machinalement dans la salle de bain. Mes doigts se referment sur le robinet rutilant chromé, mais je ne le tourne finalement pas. Un bain ? Et pour quoi faire, tromper l’ennui ? Depuis la porte entrouverte qui donne sur mon salon, j’ai le sentiment de revoir sa silhouette qui approche. Je sais que ce n’est qu’une illusion créée par mon propre esprit, et pourtant mon cœur palpite à tout rompre l’espace d’un instant. Ça en devient douloureux.
Bon sang, mais qu’est-ce qui va pas chez moi ? Tremblante, je me recroqueville sur moi-même dans un coin à côté de la baignoire. J’ai fait de mon mieux pourtant. J’ai toujours tout fait au mieux, tout ce qu’on attendait de moi. Alors pourquoi ? Pourquoi ce vide, ce sentiment de solitude, et pourquoi toujours ces foutues larmes ?!
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Réré à raison, finir sur l'interview de Regina serait parfait ! Et j'adorerais le faire dans un live qui serait ensuite disponible sur les différentes plateformes. Les fans comme les moins fans regarderaient JUSTE parce que c'est elle. La curiosité les y poussera, je n'en ai aucun doute, ça leur permettra de nourrir leur ressentiment. Sauf qu'elle sera parfaite et qu'ils n'auront rien à se mettre sous la dent !
Je soupire. Oui, ça, c'est si elle accepte, et je suis à peu près certaine qu'elle refusera. Quand je frappe à la porte de son bureau, je n'ai pas de réponse. Je réitère et reste dans l’attente. Regina pas là, à une heure pareille ? La matinée est pourtant bien avancée. Je sais qu'elle m'en veut pour Belle, mais elle resterait professionnelle, elle ne m'ignorerait pas de façon si enfantine.
— Bon sang, mais Stern, t'en as pas marre ? râle Sandy à son bureau un peu plus loin.
Elle attrape un origami d'oiseau que lui avait envoyé l'homme, le broie dans sa main et lui jette tel un vulgaire papier qu'on jetterait à la poubelle.
Sandy et sa peau d’ébène, ses yeux de biche et sa silhouette à damner l’Olympe tout entier… Il faudrait que j’essaie de l’inviter à boire un verre un de ces jours.
— Sandy ? Eh, dis-moi, tu sais où est Regina ?
— Moi tout ce que je sais, c'est qu'elle est pas là, et ça me suffit amplement ! me répond Stern.
À travers ses lunettes aux formes loufoques, Sandy lui lance un regard perçant :
— C'est pas à toi qu'on parlait, Stern !
Elle se tourne vers moi :
— Je ne sais pas dans le détail, mais je suis d'accord avec cet énergumène. Tout ce que je sais, c'est qu'elle est partie en début de matinée et est revenu il y a peu récupérer ses affaires avant de s'en aller à nouveau.
Regina est partie en plein milieu de matinée ?
— Si tu veux la rattraper, j'te conseille de courir, suggère Stern en visant une autre fille de l'open space avec ce qui semble être une oie en papier.
— Elle avait des clés en main, ajoute Sandy. Donc elle a dû descendre aux garages.
Je ne perds pas une seconde et me rue vers les couloirs, sans prêter l’oreille aux racontars de Stern sur le fait qu’il ne savait pas que Regina avait une voiture ni à la réponse de Sandy.
Quand j'arrive sur le porche du bâtiment, je me rends compte que je ne sais même pas quelle voiture je dois m'attendre à voir sortir du garage souterrain non loin de là. Une chance que le feu de la rue soit au rouge. Je longe donc la file de voitures en attente, tout en gardant un œil sur la sortie du garage. Je croise les regards interloqués des conducteurs, et je réalise que je dois avoir l'air vraiment bizarre… tant pis !
Le feu passe au vert durant une poignée de secondes et redevient rouge aussitôt. Je rattrape les voitures et commence à perdre espoir alors que j'arrive à la dernière qui me manque, en tête de file, patientant pour que la lumière affiche vert. La voiture est rutilante, une musique des années 80 s'en échappe et au travers des vitres fumées je reconnais le profil de Regina derrière ses énormes lunettes foncées.
Je remercie l'Olympe et toque à la vitre, interrompant son playback, souriant de toutes mes dents.
Elle sursaute, tourne la tête vers moi avant de fixer à nouveau droit devant elle, contrariée. Je le sais qu'elle est contrariée, ses fins sourcils se froncent pour disparaître sous ses verres.
Je toque à nouveau, et elle finit par baisser la vitre :
— Que voulez-vous ?
— Il fallait que je vous demande quelque chose.
— Est-ce bien le moment ?
— C'est urgent.
Le feu passe au vert et déjà la voiture derrière klaxonne.
La foudre traverse les verres teintés de ses lunettes pour se planter en moi. Je n'attends pas plus longtemps, ouvre la portière et m'installe dans le siège de cuir passager.
Hébétée, Regina me regarde faire et le nouveau klaxon la ramène à la réalité. Elle démarre pour s'arrêter au feu suivant à quelques mètres de là.
— Je peux savoir ce que vous faites ?!
— Il faudrait qu'on en fasse un live.
— Je vous demande pardon ?
— Votre interview. Il faudrait idéalement la faire en live !
Elle remonte les lunettes sur sa tête pour me fixer comme si j’étais démente :
— Et je peux savoir pourquoi soudainement c’est si important ?
Je lui explique alors et je suis à peu près certaine qu’elle n’a même pas écouté quand elle me dit en bloque :
— C’est hors de question.
— Mais pourquoi ?
— Parce que—
Elle est interrompue par l’automobiliste derrière qui klaxonne déjà. Agacée, elle fixe le rétro, claque des doigts d’un geste en grognant :
— Oh, et lui il va cesser ça tout de suite !
Comme s’il l’avait entendu, l’agaçant son du véhicule cesse et elle reprend la route. Je reste perplexe un instant, est-ce qu’elle vient de… non c’est impossible. Je continue, ignorant ce qu’il vient de se passer.
— On répétera juste avant, tout pareil que pour le tournage. Et vous aurez les questions en avance. La seule chose qui change pour vous c’est qu’il n’y aura pas de montage à la fin.
Elle ne me répond pas.
— De toute façon, Monsieur Stitskin est d’accord avec moi. Je pense qu’il vous en fera part également, mais je crois qu’il faudra qu’on fasse avec.
Elle ne dit toujours rien, et je me demande s’il ne vaut pas mieux la laisser mariner quelques instants. Face à son mutisme persistant et notant que nous quittons le quartier en voyant les grands panneaux affichant les différentes directions, je tente :
— Au fait, où vous rendez-vous de la sorte ?
— Ça ne vous regarde pas.
— Ça a à voir avec l’autrice ?
Elle fait une embardée et se gare finalement à la hâte le long d’un trottoir :
— Vous descendez ici.
— Quoi ? Mais, je…
Elle n’a pas besoin de dire quoi que ce soit, son visage fermé me défie de tenter de négocier. La main sur la poignée, je tente :
— Mais je… suis loin désormais de l’entreprise et… On est dans un tout autre quartier… Je ne connais pas…
— Faites comme tout le monde, princesse. Quand c’est ainsi, le bas peuple prend le taxi.
Elle n’a aucun scrupule. J’ai l’impression que la température a chuté de plusieurs degrés tant elle agit comme un bloc de glace face à moi.
Je finis par descendre, à peine la portière a-t-elle quitté ma main pour claquer que les pneus crissent. Je regarde la Porsche s’éloigner. Il fait indéniablement meilleur dehors. J’ai même encore la sensation du métal chaud de la portière me réchauffant les doigts.
Ce n’est pas possible, je ne comprends rien à ce qu’il vient de se passer.
Beaucoup trop de questions se bousculent dans ma tête. Il faut que je reste rationnelle et que je garde mon calme pour ne pas partir dans des théories improbables. Déjà : cette voiture n’est pas celle de Regina, c’est impossible. Ce genre de dépense et de bolide ne colle pas avec ce qu’elle laisse percevoir d’elle. De même que son comportement étrange. Elle a toujours été froide et désabusée en ma présence, mais là c’est différent. Elle voulait se débarrasser de moi, j’en suis certaine. Et enfin… Non, je refuse de formuler cette pensée. Est-ce que Regina serait capable d’une telle chose ? C’est impossible et pourtant plus j’y pense… La coïncidence et la probabilité pour que l’automobiliste cesse de klaxonner sans raison à l’instant où elle a esquissé ce geste. Et la chute de température quand elle m’a sommé de partir… Regina a usé de magie.