L'air Ă©tait froid, presque mordant, lorsque Kilian poussa la porte de la salle de rééducation de l'Ăgide de l'Ombre. Les murs Ă©taient lisses, d'un blanc clinique, mais les symboles gravĂ©s çà et lĂ rappelaient qu'il ne s'agissait pas d'un simple centre de soins. Ici, chaque dĂ©tail Ă©tait imprĂ©gnĂ© de magie protectrice. Kilian frissonna lĂ©gĂšrement sous son sweat noir ; ses Vans couinĂšrent un peu sur le sol immaculĂ©.
Il Ă©tait neuf heures. Pile Ă l'heure, comme d'habitude. La ponctualitĂ© n'Ă©tait pas une vertu pour lui, c'Ă©tait une question de rigueur. Il avait attendu Ă l'extĂ©rieur avant de rentrer, pour ne pas ĂȘtre en avance.
Le kiné, Laurenz, un homme carré aux traits marqués par l'expérience, l'attendait déjà et l'invita à le suivre jusqu'à une salle de soin attenante.
â Comment tu te sens ce matin ? demanda-t-il en inspectant briĂšvement l'Ă©paule bandĂ©e de Kilian.
â Mieux, rĂ©pondit le jeune homme amochĂ©. Moins de douleurs.
Le kinĂ© hocha la tĂȘte, satisfait. D'un geste professionnel, il manipula doucement le bras de Kilian pour tester l'amplitude de l'articulation. Kilian serra la mĂąchoire, mais il resta stoĂŻque. Il ne donna pas Ă Laurenz le plaisir de voir une grimace.
â Bon, ça progresse. Pas de douleur vive ?
â Le triceps est un peu raide, avoua Kilian, surtout en extension. La griffure, ça va. Ăa tire, mais ça passe.
â Normal. C'est ton corps qui se souvient.
Le kiné l'aida à se lever et le guida vers un mur tapissé de barres en bois horizontales, polies par les années. Il fixa un élastique de résistance à hauteur de poitrine et lui montra le geste : tirage horizontal lent, contrÎle du mouvement. Trois séries de douze répétitions.
â Tu gĂšres ? demanda Laurenz en s'Ă©loignant un peu.
Kilian arqua un sourcil, légÚrement moqueur.
â Tu rigoles, lĂ ?
Le kiné leva les mains, faussement amusé.
â Pas d'efforts inutiles, Caym. Je te rappelle que t'as une Ă©paule en carton pour l'instant.
Kilian ne rĂ©pondit pas, se concentrant sur le mouvement. Il tira, relĂącha, inspira. Les gestes Ă©taient fluides, prĂ©cis. Rien de douloureux, mais chaque tirage lui rappelait qu'il n'Ă©tait pas encore au sommet de sa forme. Il se concentra sur la prĂ©cision du mouvement, sur le contrĂŽle du geste. Quand l'Ă©paule tira, il fronça le nez, se blĂąmant d'avoir Ă©tĂ© distrait par une envolĂ©e d'oiseaux qu'il voyait par la fenĂȘtre.
Une fois l'exercice terminé, le kiné le libéra pour qu'il aille dans la salle de sport attenante. Kilian ne répondit pas, trop heureux d'en avoir terminé avec les exercices guidés.
Il traversa l'arche qui séparait les deux espaces. Celui-ci était plus large, le matos plus varié, l'ambiance plus calme aussi. Dans un coin, un jeune chasseur s'entraßnait seul, une béquille appuyée contre le mur. Ses jambes semblaient raides, maladroites. Il peinait à fléchir dessus.
Le garçon releva la tĂȘte Ă son approche, surpris, mais ne dĂ©tourna pas le regard. Kilian le salua d'un hochement de tĂȘte.
â Qu'est-ce qui t'est arrivĂ© ? demanda-t-il en jetant un coup d'Ćil Ă ses jambes, pas soucieux un instant d'ĂȘtre invasif.
â Une voiture. Le genre qui grille les feux quand je cours aprĂšs un Surnat'. Deux jambes fauchĂ©es.
Kilian ne répondit pas tout de suite. Il observa le gars quelques secondes. Il avait l'air de tenir debout par fierté plus que par équilibre.
â Viens. Appuie ton dos contre le mur, lui proposa-t-il. Tu flĂ©chis doucement, sans forcer. Et t'essaies de tenir trente secondes.
Son collÚgue de galÚre s'exécuta, vacilla. Kilian avança d'un pas, corrigea la posture.
â Pas besoin d'aller bas. Gagne du temps, pas des points de style.
â Merci... souffla l'autre.
Kilian haussa les épaules. Une seule en fait.
â T'as pas Ă me remercier. Juste Ă pas mourir.
â Ouais, si c'Ă©tait si simple, on serait pas lĂ . Moi c'est Elias. Elias Morven.
AprĂšs un court instant, Kilian hocha le menton.
â Kilian. Caym.
â Je sais. Ton nom est plutĂŽt connu dans le coin. Qui ne connaĂźt pas les Caym, les grands chasseurs de dĂ©mons de la Baltique ?
Kilian ne répondit pas. En général, ses origines étaient source de stigmatisation, mais Elias n'avait pas l'air sarcastique. Il était toujours contre le mur, les jambes tremblantes, le souffle court. Il tenait bon, mais à peine. Kilian préféra se concentrer sur leur entraßnement.
â Reste pas figĂ©. Appuie-toi sur tes talons, pas sur les genoux. Tu trembles parce que t'as pas encore confiance dans le geste.
Elias acquiesça d'un signe de tĂȘte. Son front perlait.
Kilian se baissa, attrapa un vieux banc qu'il régla bas. Le genre de truc qui avait survécu à plusieurs générations de chasseurs, le cuir était craquelé aux coutures.
â Ăloigne-toi du mur et assieds-toi. Pose les mains sur les genoux. Maintenant, tu te lĂšves, le dos droit. Sans Ă©lan. Pieds bien Ă plat. Puis tu redescends lentement.
â C'est... c'est tout ?
â C'est un dĂ©but. Et un test. Si tu montes sans tricher, t'as gagnĂ©.
Elias s'exécuta. Une fois. Puis deux. Kilian ajusta son col d'un geste machinal. Il observa sans rien dire.
â Quand t'es plus Ă l'aise, tu peux croiser les bras. Puis tenir Ă mi-chemin trois secondes.
Quand Elias eut terminé, Kilian cala ses gants sur le banc bas et exécuta une pompe négative inclinée, les pieds au sol, les mains sur le rebord.
â Pour les bras, tu fais ça. Tu t'installes comme pour des pompes, avec un support surĂ©levĂ© pour tes mains. Tu forceras moins. Cinq secondes pour descendre, puis tu t'arrĂȘtes, tu reviens en position debout et tu te remets en position, et c'est reparti. Tu fais pas la poussĂ©e si t'es pas prĂȘt. Le but c'est le contrĂŽle, pas la victoire.
Il marqua une pause. Elias le regardait faire, soufflait plus calmement.
â Et pour les abdos ? demanda-t-il, presque timidement.
Kilian réfléchit un instant. La plupart des exercices d'abdo demandaient des positions couchées ou impliquaient les jambes. Elias avait mal au dos, Kilian le voyait. Alors il s'assit, croisa les jambes, puis leva lentement les bras devant lui comme un moine en méditation.
â Tu t'assois comme ça. Tu pivotes Ă gauche, puis Ă droite. Lentement. Tu souffles en tournant. Tu respires pas comme un chien. Tu respires comme un tueur. Froid. Calme.
Kilian montra le mouvement. Il fit une rotation du buste. Ses épaules tournÚrent. Son ventre se serra et se contracta pour rester dans le contrÎle. Le contrÎle du centre. Il n'avait besoin d'aucun matériel si ce n'était sa concentration.
Il ouvrit un Ćil et fixa Elias.
â Ce genre d'exo, tu peux le faire partout. Sauf si tu crĂšves. Mais dans ce cas, le programme est suspendu.
Elias sourit devant le sĂ©rieux de Kilian Caym. Une vraie fatigue dans les yeux, mais un Ă©clat nouveau. Kilian ne sourit pas en retour. Il hocha Ă peine la tĂȘte.
â Ă la semaine prochaine, Morven. Si t'es encore en vie.
Et il quitta la salle, comme il était entré. En silence. L'ombre d'un Caym.