La lumiĂšre de lâaile de soin Ă©tait pĂąle, filtrĂ©e par les stores horizontaux qui vibraient doucement sous le souffle de la ventilation. Kilian poussa la porte vitrĂ©e sans bruit. Le lino grinça sous ses vieilles Vans. Ici, chaque patient avait sa propre empreinte sonore. Le kinĂ©, Laurenz, n'eut mĂȘme pas besoin de se retourner pour reconnaitre lequel de ses patients venait d'arriver.
Le gardien de l'Ăgide nâĂ©tait pas seul.
Au fond de la piĂšce, Elias Ă©tait en plein effort. Kilian l'entendait souffler depuis l'entrĂ©e. Dos plaquĂ© contre un mur dâappui, Elias descendait lentement en squat, jambes tremblantes, mains tendues pour garder lâĂ©quilibre. Ă ses cĂŽtĂ©s, le kinĂ© en polo blanc le soutenait Ă peine, observant plutĂŽt quâaidant, prĂȘt Ă intervenir si les genoux cĂ©daient. Il l'encourageait, le fĂ©licitait, mais Kilian trouva qu'il ne le poussait pas suffisamment. Elias Ă©tait capable de faire mieux.
Comme son tour ne venait pas, le jeune veilleur sâinstalla sur un banc, silencieux. Il croisa les bras sur son torse. Son Ă©paule protestait encore, mais moins quâavant. La position Ă©tait trĂšs inconfortable, comme lorsqu'il dormait sur le cĂŽtĂ©. Foutue Ă©paule. Kilian regarda Elias peiner, son visage crispĂ©, le souffle court. Il ne l'avait pas encore remarquĂ©, trop concentrĂ© sur son exercice.
La douleur, il connaissait. La lenteur aussi. Il savait lire la fatigue dans les micro-souffles, dans la mĂąchoire serrĂ©e, dans le froncement dâun sourcil mal contrĂŽlĂ©. Elias nâĂ©tait pas lĂ pour faire bonne figure. Il voulait remonter la pente et il s'appliquait Ă exĂ©cuter ce que le kinĂ© lui imposait. Finalement, il donnait peut-ĂȘtre tout ce qu'il avait.
Et ça, Kilian estimait que ça se respectait.
Il observa en silence, sans insistance. Il attendait son tour. Pourtant, il ne s'Ă©tait pas prĂ©sentĂ© tant en avance que ça, si ? Les jambes dâElias flanchĂšrent briĂšvement. Une exclamation brisa le calme de la salle. Le kinĂ© lui parlait bas, avec ce ton dâenseignant patient quâon prenait avec ceux qui voulaient guĂ©rir plus vite que leur corps. Il prĂ©fĂ©rait qu'Elias s'Ă©conomise. S'il se blessait Ă nouveau, il allait seulement ralentir sa rééducation. Il n'avait peut-ĂȘtre pas tord.
Puis lâhomme leva les yeux vers lui et fit signe dâapprocher.
â Câest Ă toi. On va dĂ©rouiller un peu les Ă©paules aujourdâhui.
Kilian se redressa enfin et laissa glisser ton tĂ©lĂ©phone et ses Ă©couteurs dans sa poche. Il n'Ă©coutait pas sa playlist qui dĂ©filait toute seule, de toute façon. Son pas Ă©tait souple et il savait oĂč se rendre, alors il dĂ©vora l'espace vide de la salle qui s'Ă©tendait devant lui, pour s'approcher de l'Ă©chelle en bois fixĂ©e au mur.
Il Ă©tait prĂȘt Ă encaisser ce que son corps lui permettait â ou refusait. Le jeune veilleur prit un siĂšge et Laurenz lui mit les poignĂ©es d'une corde dans les mains. Une simple corde Ă sauter qu'il avait passĂ© sur le plus haut barreau de l'Ă©chelle.
â Comme d'habitude, c'est le bras qui descend qui tire l'autre. Tu fais monter ton bras faible de plus en plus haut. Montre moi ton amplitude ?
Kilian inspira, puis il s'exécuta. Les premiers tirages furent durs. Kilian se sentait rouiller, comme un soldat qui avait fait son temps, mais petit à petit, son amplitude s'agrandit et son épaule s'assouplit.
â C'est mieux ? demanda le jeune veilleur. J'ai l'impression que ça progresse pas depuis le dĂ©but.
â C'est pas mal. Tu inclines moins le buste que la semaine derniĂšre. Tu t'en rends peut-ĂȘtre pas compte, mais il y a du changement.
Kilian opina du chef et s'appliqua Ă rĂ©chauffer son Ă©paule, jusqu'Ă ce que le kinĂ© lui dĂ©signe un mur vide, sans dĂ©coration. Il attrapa un grand ballon de rééducation â le genre d'outils thĂ©rapeutique dans une matiĂšre molle et souple, d'une couleur pastel. Puis il maintint le ballon contre le mur, pour montrer l'exemple Ă son patient.
â Positionne-toi lĂ . Tu pose les paumes sur le ballon, comme ça. Tu appuies mais pas trop non plus, vas pas me l'Ă©clater. Et tu le fais rouler lentement vers le haut. Tu suis avec tes bras, lui expliquait-il.
Kilian prit place pour reproduire le mouvement. Le ballon avait une texture adhérente, presque poisseuse. Le jeune homme devinait le nombre de veilleurs amochés qui avaient dû passer là -dessus. Les mains bien à plat pour caler le ballon au mur, il inspira lentement. Quand il fit remonter ses mains, la douleur revint tout de suite. Une tension sourde à l'arriÚre de l'épaule, une brûlure profonde dans le biceps. Et son triceps, lui, tremblait comme s'il lui demandait l'impossible. Pourtant, une tape sur les reins le réprimanda.
â Tu bloque le bassin, te cambre pas. T'es pas lĂ pour faire la danseuse, rouspĂ©tait le kinĂ©. GaĂźnes-moi ce ventre !
â Je gaĂźne ! se dĂ©fendit Kilian, un peu trop rapidement pour ĂȘtre authentique.
Mais le garçon obéit malgré tout. Il serra le ventre, contracta ses abdos et reprit le mouvement. Il poussa. Le ballon monta et crissa sur la surface blanche du mur.
â Encore.
Le kiné resta derriÚre lui, les bras croisés. Il ne commentait pas, mais observait. Kilian recommença encore. Trois fois. Puis cinq. Son bras droit tremblait de plus en plus. Pas assez pour faiblir, mais suffisamment pour lui rappeler qu'il revenait de loin. Il ravala une grimace et souffla entre ses lÚvres pincées. Ce qu'il détestait ce ballon !
â Bien. Fais une pause, va boire un coup. Tu peux aller bosser un peu avec Elias. Il doit faire des fentes. Nous on se revoit la semaine prochaine.
â Okey, acquiesça Kilian, le plaisir de la libertĂ© dans la voix.
â Doucement ! Me flingue pas Morven.
â Pfff... c'est pas une chochotte, faut pas le dorloter comme ça, plaisantait Kilian, un peu moqueur.
Il reposa le ballon sans insister davantage. Laurenz s'éloignait en ronchonnant, préférant aller s'occuper d'un patient qu'il installait en salle de soin, plutÎt que se chamailler avec Kilian Caym. Il savait trop bien comme ce jeune veilleur était doué pour faire péter une pile à la hiérarchie et il refusait d'entrer dans son jeu.
Kilian se détourna. Il se dirigea vers Elias, qui récupérait doucement sur un tapis de marche à quelques mÚtres. Il le salua en levant la main.
â T'as survĂ©cu au ballon ? le taquina Elias qui avait assistĂ© aux jĂ©rĂ©miades de Kilian.
â Ă peine, exagĂ©ra ce dernier. J'ai cru que j'allais rendre l'Ăąme.
Elias pouffa et lui raconta que lui non plus, il avait failli ne pas survivre à ses squats assistés.
â Bon bah parfait, on fait des fentes, alors ! l'encouragea Kilian Ă poursuivre. Et pas de triche, pas d'esquive. T'as des muscles, comme tout le monde.
Elias soupira. Il avait prĂ©vu de se la couler douce dĂšs que le kinĂ© l'avait lĂąchĂ©, mais c'Ă©tait sans compter sur Kilian qui lui, estimait que la sĂ©ance n'Ă©tait pas terminĂ© tant qu'il ne repartait pas en rampant. Le suĂ©dois s'exĂ©cuta alors et se mit en position en premier, imitĂ© par son collĂšgue d'infortune. Pas aprĂšs pas, il effectuait les fentes statiques. Un genou qui descendait droit, le dos bien alignĂ©. Son quadriceps sifflait et son ischio criait. Ăa faisait un moment maintenant qu'il ne s'entraĂźnait plus et mĂȘme s'il conservait une certaine mĂ©moire musculaire, il avait beaucoup perdu. ConcentrĂ© pour ne pas perdre la face devant Elias, Kilian modulait sa respiration.
Ă cĂŽtĂ©, l'autre veilleur suivait le rythme. Il avait un peu plus de mal Ă cause de ses jambes, mais il compensait avec toute sa volontĂ©. Au bout de cinq rĂ©pĂ©tition, il soupira et fit une pause. PenchĂ© en avant, les mains calĂ©es contre ses genoux, il jeta un coup d'Ćil Ă Kilian.
â Tu parles pas beaucoup de toi, hein ?
Kilian ne s'arrĂȘta pas. Lui, il partait sur des sĂ©ries de 15 rĂ©pĂ©titions. Il fit une fente de plus et jeta une Ćillade Ă Elias.
â Et tu poses beaucoup de questions, nej ?
â C'est Ă dire que... faut bien Ă©quilibrer aussi. Si je te laissais faire comme ça, j'aurais l'impression que t'es juste une hallucination collective ou un hologramme.
Kilian ne rĂ©pondit pas. Un hologramme, lui ? Ăa le ferait bien rire. Un sourire plissa ses joues, sincĂšre, puis il secoua doucement la tĂȘte. N'importe quoi. Peu satisfait de cette "rĂ©ponse", Elias reprit en plaisantant :
â T'as un nombre de mots Ă ne pas dĂ©passer, par sĂ©ance, c'est ça ?
â Un quota, ouais. Faut que je tienne jusqu'Ă la fin du programme, tu vois, rĂ©pondit Kilian alors qu'il se relevait pour remuer ses jambes et les dĂ©tendre.
D'un geste, il invita Elias Ă le suivre vers les tapis. Le jeune homme continuait de babiller tout seul, mĂȘme si Kilian ne lui rĂ©pondait pas. Et s'il s'assit en tailleur, dĂ©licatement pour ne pas forcer sur ses jambes, Kilian le fit vite changer de position. Sur le ventre, prĂȘt Ă faire une planche abdominale. Pour le gainage. Coude au sol, dos bien droit, sur la pointe des pieds. Kilian tenait, concentrĂ©, mais Elias eut rapidement les jambes en dĂ©faut.
â T'as qu'Ă te mettre sur les genoux, tu morfleras moins.
Elias s'appuya sur ses genoux, sans protester et souffla de soulagement.
â Et toi, ça force pas trop sur ton Ă©paule ?
â Nej... je m'appuie pas dessus, c'est juste pour l'Ă©quilibre.
â Frimeur ! souffla Elias, avant de se concentrer sur son gainage.
Et puis, quand il en eut assez, il se laissa tomber sur le ventre, la joue posĂ©e sur ses poignets. Du regard, il observait le profil de Kilian. Il avait ce genre de profil quâon devinait taillĂ© pour la concentration. Une mĂąchoire nette, lâangle du menton tendu par lâeffort, et ce creux juste en dessous de la pommette qui se dessinait Ă chaque contraction du cou. Une goutte de sueur glissait le long de sa tempe, suivait la ligne tendue de sa mĂąchoire, puis tombait sur le tapis de sol.
Ses cheveux, humidifiĂ©s par lâeffort, accrochaient la lumiĂšre en mĂšches sombres et dĂ©sordonnĂ©es. Quelques-unes retombaient sur son front, sans quâil ne les chasse â comme si tout son corps Ă©tait mobilisĂ© pour une seule chose : tenir.
Elias remarqua comme son Ă©paule droite Ă©tait tout de mĂȘme sollicitĂ©e par la position, mĂȘme si Kilian ne forçait pas dessus. La tension des omoplates visible mĂȘme Ă travers le t-shirt, le dos aussi droit que possible, et cet air impassible, presque froid, malgrĂ© lâeffort. Elias inspira, pinça les lĂšvres. Il comprenait un peu que la plupart des veilleurs disaient de Kilian qu'il Ă©tait glacial comme le pays d'oĂč il venait, la SuĂšde, et qu'il Ă©tait hautain. Pourtant, il Ă©tait persuadĂ© qu'il y avait plus que ça derriĂšre sa figure dure.
Kilian ne tremblait pas. Il Ă©tait lĂ , comme figĂ© dans lâinstant, chaque muscle maĂźtrisĂ©. Une statue vivante, forgĂ©e dans la volontĂ©. Les filles devaient lui courir aprĂšs. Il semblait mĂȘme Ă Elias que Kilian en avait Ă©conduit une rĂ©cemment, mais il n'osa pas poser la question. Ăa risquait de tomber de nulle part et si dĂ©jĂ Kilian avait du mal Ă s'ouvrir, ce n'Ă©tait pas avec ce genre d'interrogation qu'il parviendrait Ă le dĂ©rider un peu.
La joue collĂ©e contre ses poignets, Elias se surprit Ă retenir son souffle, juste un peu. Comme sâil observait quelque chose de rare.
Quelque chose de... fragile, peut-ĂȘtre.
â T'as l'air de quelqu'un qui veut pas de potes, souffla Elias, entre deux respirations. Mais t'en as un, maintenant. C'est chiant, hein ?
Le sourire d'Elias s'entendit dans sa voix, sans mĂȘme que Kilian n'eut besoin de tourner la tĂȘte. Il gardait les yeux fixĂ©s sur le sol, concentrĂ©. Puis quand Elias se rĂ©signa Ă l'idĂ©e d'avoir une rĂ©ponse :
â Je m'y fais...
Kilian souffla par le nez, sans détourner son regard du tapis. Mais Elias vit le coin de sa bouche se relever, presque imperceptiblement. Ce fut peu de la part de Kilian. Mais bien suffisant pour Elias. Il ne le repoussait pas et c'était déjà beaucoup. Les garçons terminÚrent leur séance d'entraßnement en discutant. Enfin, Elias discutait et Kilian écoutait.
Quelques étirements et puis ce fut tout. Elias eut bien du mal à se relever. Il rampait presque et lorsqu'il remarqua le regard satisfait du suédois, il fronça les sourcils. "Sadique" pensa-t-il. La salle s'était vidée petit à petit. Les lumiÚres se tamisÚrent, alors que les deux veilleurs se dirigaient vers les vestiaires.
Kilian s'autorisa quelques minutes pour se prĂ©lasser sous l'eau chaude de la douche. Ici, elle mettait moins de temps Ă monter en tempĂ©rature que les douches Ă l'Ă©tage des dortoirs. Perdu dans des pensĂ©es aussi floues que la vapeur sur les miroirs, Kilian ferma les yeux et savoura la chaleur qui lui brĂ»lait la peau. Il fut appelĂ© par Elias, qui passa la tĂȘte par l'embrasement du mur. Les douches Ă©taient communes, ouvertes. Ici personne n'Ă©tait supposĂ© avoir quoi que ce soit Ă cacher aux autres.
â Tu veux pomper toute l'eau chaude du bastion ? RamĂšne ton p'tit cul blanc !
Kilian fit tourner le mitigeur et la pluie chaude cessa de lui tomber dessus, faisant résonner un bruit sinistre dans les canalisations. La serviette autour de la taille, il s'approcha de son casier pour y récupérer ses affaires. Pourtant, son regard glissa sur un autre, plus en retrait. Tous les casiers étaient proprement rangés, bien fermés.
Sauf un.
Un frémissement de sourcils. Kilian lui accorda son attention. Une vieille étiquette déchirée pendait de la petite porte en métal. Le nom avait été gratté jusqu'à la trame du plastique.
Kilian tira un peu plus la porte du casier.
Ă l'intĂ©rieur, il trouva des bandes pour les mains, usĂ©es, les extrĂ©mitĂ©s effilochĂ©es. Un badge d'accĂšs, sans nom. Un de ces vieux badges qu'ils utilisaient avant, bien avant que Kilian n'intĂšgre l'Ăgide de l'Ombre. Et un post-it collĂ© Ă la paroi. L'encre avait coulĂ©, illisible. Seule restait une silhouette vague sur le papier : un mot Ă moitiĂ© effacĂ©. Peut-ĂȘtre un prĂ©nom, peut-ĂȘtre rien.
Kilian glissa ses doigts fins sur le papier, intrigué.
Une ombre surplomba son épaule. Elias s'approchait derriÚre lui.
â Ce casier est censĂ© ĂȘtre vide depuis un moment.
Kilian lui jeta un coup d'Ćil.
â Tu sais quoi Ă ce sujet ? se renseigna-t-il curieux.
â Hm, pas grand chose en fait. On l'a pas rouvert depuis... longtemps. Et je traĂźne dans l'aile de soin depuis un bye, tu peux me croire. Ăa doit ĂȘtre le casier d'un ancien veilleur. Personne n'y touche jamais.
â Pourquoi il est ouvert alors ? Il y a encore des affaires dedans...
Elias haussa les Ă©paules. De toute Ă©vidence, il n'en savait rien. Un gargouillement discret interrompit leur Ă©change. DotĂ©s d'une bonne ouĂŻe, un veilleur ne pouvait pas ignorer ce petit vrombissement. Elias pencha la tĂȘte, un sourire amusĂ© collĂ© aux lĂšvres.
â C'est toi qui fait tout ce bruit ? Depuis tout Ă l'heure, je me demande quel ventre hurle famine. Allez, viens, on va manger.
Kilian referma le casier et fit cliquer le loquet. Il ne réfléchit pas un instant à la proposition d'Elias. Les mécanismes étaient ancrés en lui, comme des automatismes.
â Nej... j'ai pas faim.
Son ventre protesta et Elias releva un sourcil. Kilian détourna le regard.
â Je mange pas beaucoup, tenta-t-il de se justifier.
â Menteur. Et puis je t'ai pas demandĂ© si tu avais beaucoup d'appĂ©tit. Je t'invite, sourit le jeune homme. Et comme je suis de bonne humeur, t'as pas le droit de dire non.
Kilian le fixa un instant, les sourcils bas.
â Il n'y a aucune logique dans ce que tu dis.
â Qui s'en prĂ©occupe ?
Kilian séchait les derniers sillons d'eau sur sa peau, quand il s'interrompit.
â Ben... moi ! protesta-t-il encore.
Le silence retomba entre eux, seulement interrompu par les bruits de vĂȘtements qu'on enfile pour retrouver un peu de dĂ©cence. Et le ventre de Kilian. Il grognait et rĂ©clamait pitance. Le suĂ©dois pinça les lĂšvres et ferma les yeux.
â Keiran m'a dit de me faire... des amis, se rappela-t-il, Ă mi-voix.
â Keiran ?
Kilian releva les yeux. Elias Ă©tait prĂȘt, l'Ă©paule appuyĂ©e contre la rangĂ©e de casiers mĂ©talliques, les bras croisĂ©s. Il attendait de pied ferme, un petit sourire jubilatoire sur les lĂšvres.
â C'est... mon binĂŽme. Une Lame, genre... le meilleur du bastion, vantait-il son coĂ©quipier.
C'était d'ailleurs bien le seul veilleur de tout le bastion à avoir gain de cause aux yeux du jeune Caym.
â Ah ouais... acquiesça Elias avant de se redresser d'un coup. Attends ! Keiran... LE Keiran ? Keiran Darvian ? Le prĂ©ceptor, celui qui Ă©duque les gosses de veilleurs, lĂ ?
Kilian opina en faisant les lacets de ses chaussures.
â Lui-mĂȘme, ouais.
â Tu fais tout pour te la pĂ©ter, Monsieur Caym ! s'exclama Elias. En binĂŽme avec M'sieur Darvian, ça plaisante pas !
Kilian sourit, affichant une fierté arrogante sur son visage. Ce qu'il ne révéla pas en revanche, c'était qu'à l'origine, Keiran avait été désigné comme chaperon pour le mater. La hiérarchie le savait, mais quand d'autres veilleurs l'interrogeaient, Kilian se targait qu'il n'acceptait que l'élite pour l'accompagner en mission.
Elias attrapa son manteau.
â Et bien si Keiran l'a dit... allons tester ton estomac. Je connais un petit resto pas loin qui fait des raviolis grillĂ©s. Ăa te va ?
Kilian soupira doucement, presque plus pour la forme que par rĂ©el ennui. Il avait faim. Alors il suivit Elias. Ce dernier lui jetait des Ćillades et ouvrait la bouche sans qu'aucun mot n'en sortit. Le nom de Keiran Darvian Ă©tait plutĂŽt cĂ©lĂšbre au bastion. Un genre de lĂ©gende locale. Une lĂ©gende bien vivante. Une Lame au parcours irrĂ©prochable, rĂ©putĂ©e pour son efficacitĂ©, son sang-froid, sa droiture. Un veilleur d'Ă©lite dont la spĂ©cialitĂ©, le tir Ă longue distance, en avait fait un exemple pour bon nombre de jeunes recrues.
â N'empĂȘche... tu te fous de moi, souffla Elias en attrapant machinalement Kilian par le bras, alors qu'il lui ouvrait la porte pour sortir des vestiaires. Tu bosses avec Keiran Darvian et tu veux me faire croire que t'es pas fichu de tenir cinq mots dans une conversation ?
Kilian se dégagea en douceur, un peu crispé.
â J'ai pas dit qu'on se faisait un club lecture et dĂ©bats...
â Mais il t'a dit de te faire des amis ! Il te connait un minimum.
â Mieux que n'importe qui, ici. Alors j'essaye d'appliquer ce qu'il me dit, rĂ©pondit Kilian d'un ton plat, presque ironique.
Elias releva ses sourcils et devant l'expression absolument sĂ©rieuse de Kilian, il Ă©clata de rire. Un rire qu'il ne tenta mĂȘme pas de contenir et qui se rĂ©percuta sur les murs du couloir. Si Kilian s'Ă©tait montrĂ© stoĂŻque au dĂ©but, il finit par esquisser un sourire discret, quand il remarqua des larmes aux coins des yeux d'Elias. L'ombre d'un plissement sur sa joue qui passa trop vite pour qu'Elias puisse l'attraper.
â T'es un vrai cauchemar pour ton entourage, hein ? le taquina Elias en passant un bras autour de ses Ă©paules. Allez, viens. Tu me dois un repas pour toutes ces Ă©motions.
â C'est toi qui m'a invitĂ©, rĂ©torqua Kilian en tentant vainement de repousser le bras d'Elias.
â Je t'ai invitĂ© Ă venir, nuance. C'est toi qui payes, maintenant.
Ils sortirent du bùtiment et pas à pas, dehors, ils se dirigÚrent vers les rues animées d'Eberstahl et ce qu'elle retenait encore d'humanité. Kilian négociait encore pour se faire inviter.
DerriÚre eux, dans le vestiaire de l'aile de soin, le casier entrouvert avait été refermé, mais pas verrouillé. Un léger frémissement dans le néon de la salle de rééducation fit trembler une ombre sur le mur.
Et puis plus rien.
Au fond du casier oublié, dans le silence de l'acier, le post-it fixé de travers se décolla trÚs légÚrement. L'encre pùlie, presque effacée, laissait deviner un mot. Ce qui fut un mot. Une partie, du moins.
" oRet..."
Mais aucun des deux veilleurs ne le vit. Ils étaient déjà bien trop loin, les rires d'Elias résonnant en écho contre les murs anciens du bastion.