Une semaine avait passé depuis la première séance. Laurenz, le kiné, accueillit Kilian avec un bref sourire avant de l'inviter à tester l'amplitude de son épaule. Il le fit s'asseoir sur la table de soin d'une petite salle à part, et prit son poignet.
— Relâche-toi, détends tes muscles, lui demanda-t-il calmement.
Kilian s'exécuta et le kiné étendit doucement son bras sur le côté. C'était l'angle qui suscitait quelques raideurs la semaine précédente, mais cette fois-ci, le mouvement se voulait souple. Aucun accroc, pas de douleur vive, juste cette pesanteur qui refusait de le quitter. Kilian souffla discrètement son soulagement.
— C'est propre, annonça Laurenz. Salle directe ? On attaque le haut du corps.
Dans l'espace dédié, le kiné guida le jeune veilleur dans un coin avec des poids. Il prit une kettleball - une sphère lestée avec une poignée - et lui montra l'exercice. Tirage menton. Kilian s'empara d'un poids léger puis s'exécuta. Il leva, le mouvement contrôlé, mais son coude droit refusait de suivre parfaitement. C'était une gêne au début, mais le kiné lui assura que c'était normal, alors il laissa Kilian à son exercice et partit s'occuper d'un autre patient.
— Je repasse tout à l'heure pour te faire changer d'exo. Pense à respirer, lui scanda-t-il de loin.
— Okey, okey... souffla Kilian.
La douleur n'était pas fulgurante, mais elle s'installait insidieusement au fil des répétitions, si bien que quand Laurenz se ramena enfin, le jeune homme serrait les dents et fronçait le nez.
— Par Odin, ça tire à force.
— Hé, qu'est-ce que tu crois, Caym ? Qu'on est là pour compter les lentilles ?
Laurenz invita Kilian à s'installer à une machine pour du tirage horizontal. Un siège face à un système de poulies et deux poignées qu'il fallait ramener à soi en tirant les coudes en arrière. Kilian connaissait bien, il avait tendance à la charger un peu d'ordinaire, mais le gardien de l'Égide lui interdit un poids trop important.
— T'es pas là pour épater la galerie, Caym. Tu veux te flinguer l'épaule ? le rabroua-t-il.
Kilian roula des yeux et soupira. Cependant, il n'insista pas. Il savait que Laurenz avait raison. S'il voulait aller plus vite que la musique, c'était un risque de se faire du mal et de perdre sa progression. Il s'installa, docile, et accepta de faire l'exercice demandé. La machine grinçait doucement. Le poids était léger. Et si les premiers tirages étaient assez faciles, l'amplitude encore réduite de son épaule rendait l'extension difficile. Il tira, relâcha, expira.
Le kiné était dans une autre salle et l'exécution du mouvement devenait longue. Kilian en était à cinq séries de vingt répétitions. Le jeune suédois se concentrait sur le mouvement, résistant contre ses clavicules qui cherchaient à s'incliner. Il savait que ses épaules devaient rester parallèles à la machine.
Kilian était seul quand un grincement de semelle annonça une arrivée. Il n'eut pas besoin de se retourner pour savoir de qui il s'agissait. Il pouvait sentir cette aura qu'il connaissait déjà. Elias.
Toutefois, celui-ci approcha par le côté de la salle et Kilian lui jeta une œillade discrète.
Le veilleur boitait moins, mais gardait une béquille comme appui. Il s'approcha et s'appuya contre une des machines à côté avec un sourire en coin.
— T'es pas prêt à distribuer des coups de coude, hein ?
Kilian ricana sans relever la tête.
— Pas encore. Mais j'y travaille.
Sans se départir de sa bonne humeur, Elias grimpa sur le tapis de marche. Il devait garder un rythme régulier, entretenir l'endurance. Le tapis de marche lui assurait la cadence et si vraiment il fatiguait, il pouvait arrêter la machine. C'était plus sûr que de partir en extérieur. Comment ferait-il s'il s'épuisait et qu'il était trop loin du bastion pour rentrer par ses propres moyens ? Le tapis démarra. La béquille glissa contre le bord du tapis, oubliée, inutilisée.
Kilian, lui, souffla enfin quand le kiné revint. Il pouvait passer à l'exercice suivant. Il s'installa donc de profil à l'échelle fixée au mur. Laurenz accrocha un élastique de résistance à un barreau, à hauteur de buste, et le tendit à Kilian.
— On va travailler la rotation interne. Coude près du corps, plié à 90. Tu tires l'élastique pour le ramener contre ton ventre. Souffle bien. Contrôle le retour.
— Ça tire, confessa Kilian quand il résista contre l'élastique pour le retour.
— C'est normal. Quand tu reviens, ça sollicite la rotation externe, c'est ce qu'on travaillera en dernier. Si tu contrôles pas le retour de l'élastique, c'est trop fort, trop rapide pour ton épaule et tu risques de partir trop loin. Tu y vas doucement, d'accord ?
— Entendu.
Doucement, il commença ses rotations internes. Lentement, le bras droit s'ouvrait, sous contrôle, et revenait. Une grimace, sur le retour. Le kiné avait raison, s'il ne se concentrait pas, il se ferait mal. Kilian cala sa main gauche sur son épaule, comme pour l'empêcher de remonter. Il sentait l'articulation pivoter et même si l'inconfort était présent, il constatait surtout que son épaule était stable. C'était rassurant, quelque part.
— Inspire... souffle... Contrôle, l'encouragea Elias.
Kilian lui jeta un coup d'œil. S'il s'attendait à ce qu'il le soutienne !
— Allez, fais-moi dix montées de genoux, rétorqua Kilian. En marchant, bien sûr. Une jambe puis l'autre comptent pour une répétition.
Elias haussa un sourcil. Son expression affichait presque un défi.
— Quoi, t'as peur de te ridiculiser devant moi ? provoqua Kilian, un sourire crispé aux lèvres.
Elias ricana et secoua la tête. Pourtant, il obéit en soufflant. Il ne s'avouerait pas vaincu par le jeune Caym. Kilian, lui, ne relâcha pas son élastique, même s'il avait envie de faire une pause. Son bras tremblait à chaque fois qu'il tirait dessus. Comme il surveillait Elias du coin de l'œil, il en profita pour s'arrêter un instant dans son propre mouvement. Il lâcha l'élastique et souffla un coup.
— Et ensuite tu reprends une marche normale, indiqua-t-il à Elias après avoir compté ses dix montées de genoux.
Elias sourit entre deux respirations. Il s'essoufflait un peu, mais ça lui faisait du bien. Le jeune homme prit sa serviette pour s'éponger.
— J'aime bien quand t'es là. Tu me fais faire des trucs que je ferais pas tout seul.
Il avait vraiment l'air de le penser et Kilian le trouvait bien motivé. C'était une bonne chose. Après une blessure grave sur le terrain, un veilleur pouvait se démotiver, déprimer et se renfermer dans ses faiblesses. Kilian avait été éduqué pour ne jamais baisser les bras. Mais tous les veilleurs n'avaient pas été élevés par Julian Caym.
— Dis ça à la fin de la séance, rétorqua Kilian. Talons-fesses, maintenant. Toujours en marchant.
Elias rit de tant d'austérité mais il obéit. Les deux veilleurs avancèrent à leur rythme. Une série.
Puis deux.
Puis trois.
Quand Kilian termina, il soufflait plus fort. Son épaule chauffait. Il la tournait doucement en maintenant sa main sur l'articulation. C'était tout le triceps qui le brûlait, jusqu'au coude. Après avoir relâché l'élastique, Kilian s'éloigna de l'échelle. Il but une gorgée d'eau, appuyé contre le mur. Elias, lui, éteignit le tapis. Il descendit puis s'assit sur un banc. Ses jambes tremblaient et il avait beau se masser les cuisses, ça ne passait pas.
Kilian l'observa, sans une once de culpabilité. Si un veilleur ne se relevait pas quand il était à terre, il finissait par crever. C'était comme ça. C'était la dure loi du monde dans lequel ils vivaient. Alors si Elias avait la force de se relever malgré la douleur, il était un survivant.
— Je t'ai trop poussé ? demanda-t-il quand même.
— Non. Juste assez. Ça faisait longtemps.
Elias leva les yeux, un peu ailleurs. Il partait dans des souvenirs qu'il était le seul à voir.
— Après l'accident, j'ai passé des semaines allongé. Puis fauteuil. Quelques pas, mais toujours sous surveillance. Quel enfer ! se plaignit-il. Là, marcher seul... avoir le droit d'avoir mal... C'était bête, mais ça fait du bien.
Kilian acquiesça en silence. Il avait raison. La douleur, c'était quelque chose qui leur appartenait et personne n'avait le droit de la leur voler. Pas même les médecins. Kilian sourit. Quand il était encore dans l'unité de soins intensifs, il avait un bouton pour appeler l'infirmière. "La douleur n'est pas une fatalité", lui avait-elle dit. C'était la vérité. Avec tous les médocs, maintenant, c'était facile de ne plus avoir mal. Et si, au début, Kilian avait accepté d'être drogué nuit et jour pour ne pas vivre un calvaire, il avait rapidement cessé de prendre les anti-douleur. Avoir mal, c'était bien aussi. Ça montrait que le corps réagissait, qu'il était toujours là, vivant et qu'il luttait.
— Je peux faire des abdos ? J'ai commencé à choper du ventre, commenta Elias en tapotant ses abdos enrobés.
Kilian sourit. Ce n'était pas l'habitude des veilleurs de développer un peu de bidon. Ils passaient tellement de temps à s'entraîner ou sur le terrain qu'ils ne stockaient pas vraiment de graisse. Même Kilian, avec son alimentation qui laissait à désirer, n'avait jamais été bien épais.
Il se leva alors et proposa à Elias de le suivre.
— On va se mettre sur les tapis. Viens, allonge-toi.
— Que de propositions, monsieur Caym, plaisanta Elias, un sourire taquin aux lèvres.
— Pfff, t'es idiot dans ta tête, Morven ! le rabroua Kilian, sans aucune hostilité. Jambes pliées. On va faire simple et efficace, okey ?
Elias imita Kilian et s'installa au sol. Le Suédois lui montra le mouvement : il était allongé sur le dos, les jambes pliées et les pieds bien à plat. Kilian posa les mains sur les cuisses. Puis il décolla ses épaules pour relever lentement le buste. Ses mains glissèrent de ses cuisses jusque sur ses genoux. Mais il ne s'en servait pas pour se tirer. Pas besoin de lever haut ou de s'asseoir. Juste enrouler le haut du dos pour sentir ses abdominaux se contracter. Il fallait contrôler, contracter, souffler à la montée. Et bien entendu, redescendre doucement.
— Ralentis ta descente, te laisse pas tomber comme un mort. Ça sert à rien sinon, le prévint Kilian. Souffle quand tu montes.
Elias s'exécuta, les premiers abdos réveillèrent ses muscles rouillés. Il grimaça un peu, mais ne lâcha rien. Il tenait bon. Kilian le corrigea doucement, ajusta la position de ses pieds.
— Parfait. Reste comme ça. Encore dix.
Et puis, pour la dernière série, Kilian proposa de pimenter les choses. Ils montèrent en crunch, mais à la moitié de la distance, ils s'arrêtèrent et tinrent en statique. Cinq secondes. Puis dix. Avant de poursuivre le mouvement.
— Encore deux reps, l'encouragea Kilian.
— Ça brûle.
— C'est que c'est efficace ! Allez, on tient en statique ! Six secondes. Cinq.
— Viiiiite, souffla Elias.
— Trois. Deux secondes, faut tenir ! Une seconde.
— Ahhhhh, grogna Elias alors que son ventre tremblait sous l'effort.
— Redescends doucement, souffla Kilian.
Le Suédois soufflait entre ses lèvres pincées. Parler en même temps, ça lui demandait plus de concentration. Plus d'énergie aussi. Il avait mal au ventre. Lui aussi, ça lui faisait du bien de reprendre l'exercice !
— J'en peux plus, j'suis rincé ! s'exclama Elias, au bout de sa vie.
— Ouais, j'aime bien quand on morfle comme ça, sourit Kilian, satisfait.
Les deux garçons laissèrent retomber leurs jambes. Ils savouraient la douleur dans leurs corps. Ça irradiait et ça brûlait, mais ça donnait cette sensation de légèreté. C'était bon.
— Faut que je m'étire, sinon demain, j'vais pas pouvoir marcher à cause de toi.
— Plains-toi, râla Kilian en se redressant sur les coudes. Grâce à moi, tu redeviendras un guerrier bien plus rapidement.
Les deux veilleurs terminèrent la séance côte à côte, en silence, mais un silence habité. Celui des corps qui reprenaient place, lentement. Un pas après l'autre.