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ZakariasLambert
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Chapitre 4 - Lettrine brûlée

Kilian ferma la porte de sa chambre dans un claquement doux, presque étouffé par l'épaisseur du bois. Le mécanisme de verrouillage s'enclencha automatiquement. Le jeune veilleur resta un instant appuyé contre la porte, les yeux levés vers le plafond. Il savourait la quiétude suspendue de son retour.

La lumière du couloir de l'aile du dortoir avec cette pâleur blafarde donnait l'impression que le temps était figé. À cette heure tardive, le bastion semblait désert. Pourtant, Kilian savait que tous les veilleurs étaient loin de dormir. Si certains savouraient un repos bien mérité, d'autres se préparaient pour des patrouilles ou des opérations nocturnes. Le bastion ne dormait jamais totalement.

La soirée avec Elias avait laissé Kilian étrangement léger. Une sensation oubliée, qu'il n'avait plus ressentie depuis des années — du moins, pas sans l'aide d'un psychotrope. Dans la poche intérieure de sa veste, son sachet de tabac en vrac était resté intact. Même celui de cannabis, soigneusement dissimulé au fond, n'avait pas bougé.

Ils avaient ri. Kilian s'était surpris à rire. Ça non plus, ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il avait oublié comme c'était bon de se sentir détendu. Pour de vrai. Mais maintenant que les rires s'étaient dissipés, un froid insidieux lui pressait la peau. Quelque chose le troublait. Une part de lui, infime mais diablement tenace, avait peur de s'être trop laissé aller. Il avait baissé sa garde le temps d'une soirée. C'était déjà trop.

Il chassa cette pensée en se frottant le visage, puis il ôta son sweat-shirt d'un geste las pour le laisser traîner par terre. D'une poussée du bout de son pieds sur ses talons, il retira ses chaussures sans les délacer, puis se libéra de ses chaussettes.

Il ouvrit son sac de sport, qu'il s'était trimballé toute la soirée, pour en sortir ses affaire. Au fond, roulée en boule et encore humide, sa serviette attendait. Il l'attrapa, prêt à la pendre pour la faire sécher.

Une feuille glissa au sol.

Kilian se figea.

Il fronça les sourcils. Puis se pencha lentement. Le papier était jauni, plié en quatre. Il semblait ancien. Kilian tendit la main pour le ramasser. Sous la pulpe de ses doigts, il sentit la matière rêche. Le papier était plutôt épais, vieilli. Un coin portait des marques de brûlure, comme si une flamme l'avait un peu trop tutoyé.

Le suédois se releva et lorsqu'il l'approcha de son visage, une odeur de poussière et d'encre fanée remonta jusqu'à son nez. Ça sentait les choses enfouies depuis bien longtemps, comme dans la salle de la bibliothèque qui lui était interdite. Kilian y était entré une fois. Keiran lui avait déverrouillé l'accès en douce pour qu'il puisse faire quelques recherches. Sous sa supervision, bien évidemment. Kilian fronça le nez. Il déplia la feuille avec précaution.

La flamme n'avait pas endommagé qu'un coin du papier, puisqu'en de multiples endroits, le papier avait bruni avant de se trouer. Il n'y avait pas d'entête, pas de nom à qui ce mot était adressé. Pas de signature non plus. Un texte tapé à la machine, dactylographié à l'ancienne. L'Égide était à la pointe de la technologie aujourd'hui, mais si on revenait quelques années en arrière, les traditions étaient tenaces. Conserver des supports papier des rapports en était une d'ailleurs, que Keiran refusait d'abandonner.

Les lettres sur le papier étaient légèrement floues, comme si Kilian les lisait à travers un écran de buée. Il glissa doucement son index dessus. L'humidité de sa serviette peut-être, qui l'avait un peu délavée. Les phrases entrecoupées de brûlure ne permettaient pas une lecture fluide et le sens de certaines échappaient au veilleur.

« Les archives mortes ne sont pas muettes... Ce que l'on oublie ne disparaît pas... -érités s'étiolent... crois te souven-... pas tes souvenirs.... écout-... -es silences. Trou-... opéra... oRet... »

Les mots étaient tronqués. La page portait de trop nombreuses brûlure dont les trous noircis dévoraient les lignes. Et encore ce mot. "oRet".
Kilian cligna des yeux. Il retourna la feuille pour y trouver un indice sur l'expéditeur.
Rien.
D'un pas rapide, il se dirigea vers son lit pour allumer sa lampe de chevet et placer le papier dessous. Il y chercha des signes cachés, des filigranes ou une marque quelconque.
Rien.
Il la flaira. Même cette odeur le dérangeait, comme celle d'une pièce où trop de secrets auraient reposé. Et pourtant, elle lui était familière sans qu'il ne se l'explique. Kilian jeta instinctivement un coup d'œil à son sac de sport laissé dans l'entrée comme un animal mort, les tripes à l'air.

Était-ce une farce ? De la part d'Élias ?

— Nej... souffla Kilian.

Élias n'aurait pas tapé ça. Ça ne collait pas du tout à son ton enjoué habituel. Trop sobre. Trop sinistre. Et puis, il aurait sans doute laissé une blague au dos de la feuille ou dessiné un motif obscène. Mais pas ça, pas cette ambiance étrange. Il songea alors à Joffrey, cet abruti de veilleur qui avait décrété que sa nouvelle passion était de lui faire la misère, parce qu'il portait le nom de Caym.

Kilian tendit l'oreille. Puis il se leva et ouvrit la porte d'un geste brusque, passant la tête dans le couloir désert.
Au Bastion, chaque chambre était équipée d'un verrou automatique : impossible d'entrer sans autorisation. Mais de l'intérieur, la poignée suffisait à désengager le mécanisme instantanément.

Dans le couloir, rien. Rien de rien si ce n'était un silence pesant. Kilian s'était attendu à entendre des ricanements, à voir une silhouette bifurquer à l'angle d'un mur. Mais il n'y avait rien de tout ça. Pas d'aura, pas de rire. Rien à part le regard blafard des plafonniers qui le jugeait. Le froid de la pierre mordit ses pieds nus. Il fit quelques pas, regarda à droite, puis à gauche.

Personne.

Alors le suédois souffla par le nez. Ses épaules s'affaissèrent quand il referma la porte derrière lui. Il retourna près de son lit pour s'y asseoir, la feuille toujours en main. Il la replia en quatre, comme elle l'était lorsqu'il l'avait trouvée et la glissa sur sa table de chevet.

Une sueur froide lui coula le long du dos. Il se redressa vivement, les sourcils froncés au dessus de ses yeux écarquillés. Un frisson lui hérissa le duvet, jusqu'au creux des reins.

Il avait beau se repasser le fil de la soirée en tête, une certitude le glaça : quelque chose n'allait pas.

Quelqu'un avait glissé cette lettre dans sa serviette.

Quelqu'un s'était approché de lui.
Trop près.
Assez pour accéder à son sac, qu'il n'avait pourtant jamais quitté des yeux. On l'avait approché sans qu'il ne remarque rien. Quelqu'un y était parvenu à son insu. Et ça, ça n'arrivait jamais.

Kilian était entraîné pour ça. Pour ne négliger aucune présence proche de lui. Pour sentir, pour anticiper. Les veilleurs percevaient les auras, cette vibration subtile que tout être vivant dégageait. Les humains, ignorants de la réalité surnaturelle du monde, dégageaient des auras ternes, presque imperceptibles. Les veilleurs, eux, vibraient autrement. Plus fort. Plus net. Une tessiture propre à ceux qui voient au delà du Voile.

Quant aux exos, les Entités ésotériques, leurs auras étaient tout sauf neutres.
Chaque espèce avait sa signature : volatile, dense, brûlante, tranchante...
Ce n'était véritablement qu'un ressenti, et la plupart des veilleurs se contentaient de ça. Kilian, lui, parvenait à goûter la couleur de l'aura. Il pouvait dire si l'aura d'un exo avait la consistance d'un nuage laiteux, ou une bogue hérissée de piques d'acier.

Cette accuité, il la devait à son éducation.
Chez les Caym, on apprenait à chasser avant d'apprendre à lire. On étudiait le Bestiaire des Entités Ésotériques avant d'ouvrir un manuel de biologie de cours élémentaire.
L'Histoire instruite à l'école ? Partielle évidemment. Incomplète, mutilée. Elle taisait les évènements les plus importants. Ceux qui avaient forgé le monde d'aujourd'hui. Ceux qui concernaient les exos, les pactes, les génocides, les disparitions.
Il y avait tant à apprendre, beaucoup plus à creuser que ce que les manuels scolaires daignaient raconter.

Kilian, lui, avait passé ses douze premières années le nez plongé dans les grimoires. Il était destiné à devenir exorciste. Bien meilleur que les veilleurs de l'Égide. Un chasseur de démons d'élite, pour honorer son nom.

Le destin lui avait choisi un autre chemin.

Mais Kilian avait gardé ses sens affûtés et sa capacité à distinguer finement les auras. Et ce soir-là, il pouvait affirmer avec exactitude : il n'avait rien ressentit. Rien, à part Élias.

Finalement, peut-être que c'était une blague.
Peut-être qu'Élias avait voulu lui jouer un mauvais tour. Kilian préférait cette hypothèse ridicule plutôt qu'admettre qu'un individu suffisamment dangereux avait réussi à passer tous ses radars.

Un frisson glissa le long de sa nuque.
Il tendit l'oreille.
Un impression lourde derrière lui.
Quelqu'un l'observait.

Le garçon se retourna brusquement.
Rien.

Et pourtant, l'air était différent. Étouffant. Vibrant presque. Comme juste avant un orage. Ou juste avant un cauchemar. Une tension flottait dans la pièce. Quelque chose était là, dans l'air, dans les murs, au bord de son champ de vision. La sensation d'y trouver quelque chose et l'instant d'après plus rien.

Kilian ressentit ce malaise familier : la sensation que quelque chose le narguait pour lui échapper aussitôt après. Quelque chose qu'il l'avait sur le bout de la langue sans jamais être capable de le retrouver. C'était là, tout proche.
Et pourtant insaisissable. Quelque chose le frôlait. Puis disparaissait aussitôt.

Un bruit sec résonna dans son dos.

Clac.

Il sursauta. C'était discret, mais bien réel.
Ou peut-être pas ?
Kilian n'était plus très sûr.

Clac !

Il souffla par le nez. Son regard vif rebondissait sur chaque surface dans sa petite chambre. C'était comme un craquement. Un crayon qui cassait ? Non, pas tout à fait. Et puis plus rien. Rien d'autre qu'un silence suspendu dans la petite pièce. Un silence qui attendait le prochain mouvement de Kilian.

— Ça me rend dingue de plus aller sur le terrain... s'accusa-t-il en se frottant les tempes.

Pourtant, là, son regard accrocha une forme au sol. Juste sous la commode.
Kilian hésita. Mais il s'approcha. Se pencha. À moitié cachée dans l'ombre, une minuscule coquille beige se balançait. Le jeune homme la ramassa.

Une pistache. fendue. Vidée.

Kilian ne mangeait pas de pistaches. Des fraises Tagada, des Dragibus et autres bonbons recouverts de sucre, mais jamais de pistache.

Il déglutit, les yeux rivés sur ce petit éclat de rien qui n'aurait pas dû se trouver là. Et maintenant, ça gisait dans sa main. Kilian vérifia sous la commode. Il n'y en avait pas d'autre. Une seule et unique coquille perdue dans sa chambre.

Quelqu'un était venu. Pourtant, personne n'avait accès à sa chambre. Personne ne disposait de son code d'accès. Personne sauf Keiran. Et son binôme lui avait assuré qu'il ne pénétrerait jamais dans sa chambre sans y avoir été convié.

Keiran ne mentait pas. Jamais.

Quelqu'un d'autre était venu.
Kilian n'en gardait aucun souvenir. Il n'en percevait aucune trace et la boule acide qui commençait à se loger dans son ventre grossissait.

Finalement, il allait peut-être s'en rouler une pour se détendre. Un peu, mais pas trop. Il tenait à pouvoir réagir en cas de besoin.
Le suédois s'installa sur son lit. Il poussa sa guitare basse qui traînait là, avant de pousser la lettre trouée dans le tiroir du meuble de chevet. Pendant un instant, il hésita. La brûler ? L'ignorer ? Faire comme si de rien était ?

Impossible.

Et puis il y avait cette coquille. Et ce casier.
Kilian souffla fort, chassant ses angoisses en prenant fort une bouffée sur le cône de papier qu'il venait de rouler.

Plus tard, alors qu'il était allongé dans le noir, il écoutait son propre souffle. Il était enfin apaisé, mais il avait eut le temps de s'abîmer la peau du torse en y plantant ses ongles, entre chaque bouffée d'air bien toxique.
À présent, la boule d'acide s'était dissoute. Pour le moment. Les pensées de Kilian se retrouvaient engourdies et ça lui allait très bien. Malgré lui, il revoyait cette lettre. Et sous ses paupières closes, les mots s'imprimaient à l'encre usée. Le mot "oubli" battait dans sa tête, au rythme de son coeur. De plus en plus lent.

Et puis il sentit le sommeil venir, lentement, collant. Rampant sur lui comme un linceul trop amical.

Il s'endormit.

Mais dans le silence, quelque part... une autre coquille se brisa.

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