Le voyage du retour fut plus long que l’aller. Les transports en commun se raréfiaient à ces heures-là de la journée. Presque autant de temps d’attente que de trajet. Si les rues pour regagner son domicile n’étaient pas si enténébrées, Ella aurait marché. Durant tout ce temps, son cœur ne cessa de palpiter. Pour la première fois depuis des années, elle avait tenu tête, avec fierté, à quelqu’un ! Une inconnue chez qui elle était entrée sous un prétexte fallacieux pour essayer de mettre la main sur une de ces créations. Oh que c’était excitant ! Émoustillée. Voilà ce qui lui arrivait. Malgré la fatigue et la peur que cette journée avait engendrée, elle espérait que demain serait pareil.
Ella sautillait presque comme une écolière dans sa rue quand elle distingua une ombre affalée sur le pas de son immeuble. Son cœur se serra. Une angoisse indicible se distilla dans ses veines alors que ses enjambées ralentissaient. Ses yeux allèrent vers l’étage de madame Lasmas. Peut-être avait-elle remarqué cette présence ? Pas de lumière. Quand bien même, si sa voisine avait repéré un clochard ou un intrus à la porte, elle ne se serait pas privée pour ameuter tout le quartier. Cela était déjà arrivé.
La métallieuse ne prit pas le risque de pénétrer dans son immeuble par l’entrée commune occupée par un ivrogne ronflant. Elle sortit les clés de son échoppe. Alors qu’elle poussait le battant et que la clochette retentit, le pochard s’éveilla et grogna.
— Inspecteur ?
Ella revint planter devant Kerviller qui émergeait.
— Mais… mais… vous cuvez sur mon palier ?
Il se redressa avec peine alors que son regard louchait pour retrouver une certaine stabilité. Une bouteille vide tomba à ses pieds. Ella eut une envie soudaine de ramasser ledit objet pour lui fracasser sur la tête.
— Vous m’avez envoyé un message. Je suis venu.
La métallieuse écarquilla les yeux, hébétée. Oui, elle avait un peu oublié ce rendez-vous en pénétrant chez Louise-Anne d’Ys. Mais toute personne normale serait repartie.
— Premièrement, vous n’étiez pas obligé de m’attendre ! Deuxièmement, vous n’étiez pas obligé de boire et cuvé sur le seuil de mon immeuble. Dernièrement…
Elle bouscula l’inspecteur sans ménagement pour pousser la porte qui donnait accès à l’escalier de sa résidence.
— C’est toujours ouvert.
Kerviller souleva un sourcil, sa seule manière de montrer une émotion. Ses épaules se voûtèrent, ce qui lui donna un air misérable. Puis il grogna, entre deux soupirs de contrariété.
Une fois dans l’appartement, Ella lui servit à boire. De l’eau. Kerviller en recracha de surprises.
— Vous auriez pu me prévenir !
— Vu votre état, cela me paraissait être du bon sens ! Je vous signale que vous étiez en train de dormir sur mon palier comme un ivrogne de bas étage !
Encore une fois, il grommela dans sa barbe mal rasée, mais il vida son verre et en redemanda un poliment. En même temps qu’elle mangeait quelques restes trouvés ici ou là dans l’appartement, Ella raconta ces aventures à l’inspecteur. Ce dernier garda le silence, mais son regard s’assombrissait plus la métallieuse avançait dans son récit. Quand elle eut fini, les yeux de Kerviller l’accablaient tellement que son sang quitta ses veines.
— Madame Michinski, ce que vous avez fait est complètement irresponsable !
— Pardon ?
— On n’entre pas chez les gens sous des prétextes sournois afin de les interroger sur une affaire de meurtre.
— Mais je…
— Vous n’avez aucune excuse ! Et si cette femme avait été la tueuse ? Elle aurait pu vous égorger. Vous n’êtes pas policière.
— Autant que vous j’ai envie de dire ! Depuis ma visite au commissariat, je vous vois plus souvent en train de cuver qu’autre chose. Moi, au moins, j’ai trouvé une liste de noms ; découvert que Léonce offrait mes créations dans des cercles particuliers, bien que j’en ignore la nature ; déniché quelques adresses de certaines de ces personnes ; j’en ai rencontré une et découvert que mon petit animéca, trouvé sur votre corps, était bien un présent de Léonce.
Elle marqua un point. L’inspecteur ne put nier que son enquête n’avait pas tellement progressé de son côté. Sans tête pour identifier la victime ni ses empreintes, pas facile de dénicher des informations dans les archives des forces de l'ordre – s’il était fiché, chose peu probable vue son niveau social estimé – ou de réaliser un avis de recherche. Les pistes que la métallieuse lui offrait étaient précieuses. Tout le menait au Cénacle, hélas impossible pour l’inspecteur d’y mettre les pieds, malgré ses protestations auprès du préfet de police.
— Vous m’avez demandé mon aide, il me semble ?
— Oui, mais pas de vous substituer à la police ! Est-ce le stress, votre naïveté ou bien l’ennui de votre vie qui vous rend si idiote ? Comment on peut être inconsciente à ce point là.
— Je ne permets à pas un ivrogne qui dormait sur mon palier de me traiter d’idiote ! Si vous jugez mon aide gênante, je ne vous retiens pas !
Elle partit dans sa cuisine se servir de l’eau. La contrariété ruisselait dans ses veines. Durant un court instant, elle eut même l’envie profonde de briser le verre qu’elle tenait dans les mains. Ou alors d’aller le balancer à la figure de cet ivrogne. Ses oreilles guettaient les pas de l’inspecteur ainsi que le claquement de la porte. Rien. Ella refusait de se retourner, voir s’il était parti ou non. Un silence pénible s’installa. Sa volonté commença à vaciller. Jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. S’il était encore là, elle aurait l’air faible. Mais s’il avait déguerpi, elle poireautait devant son évier. Comme une imbécile. Elle soupira. Trop souvent dans sa vie, des situations de non-choix s’offraient à elle. Peu importe la voix qu’elle empruntait, il n’y avait rien de bon au bout. Et à ce moment précis, bien que ce soit à petite échelle, qu’elle se retourne ou non elle serait idiote.
— Vous avez fini de bouder ?
Ella sursauta.
— J’ai besoin de votre aide. Mais vous ne pouvez pas prendre d’initiative sans m’en référer auparavant.
La métallieuse regagna son salon pour s’effondrer dans son fauteuil. Ces événements riche en émotion l’épuisait. Mais d'une fatigue plaisante pour une fois. Pas celle latente d’une journée ennuyeuse sans but.
— Dis-moi inspecteur, mon animéca. Serait-il possible de le voir ?
— Pourquoi ?
— Êtes-vous un peu familier avec les capacités des métallieurs ?
— Pas du tout ! Pour moi, vous n’êtes que des joailliers-mécaniciens avec une science proche de l’alchimie. C’est cela qui vous donne un côté « magique ».
Ella prit soin de lui expliquer, de la manière la plus simple et claire possible, les aptitudes des métallieurs et des métallectrices.
Ella entama son cours par les métaux que les membres du Cénacle pouvaient « travailler ». L’or, l’argent, le fer, l’étain, le cuivre, le plomb. Et la légende raconte le mercure, métal liquide, pouvait être manipulée. Mais personne n’est encore parvenu à en apporter la preuve. Toutes ces matières présentaient des impuretés, des traces d'autres éléments chimiques. Peu de personnes pouvaient se permettre de se payer des objets en or ou en argent pur. Ces défauts, en quantité infime, n'étaient pas de soucis particuliers pour le liage ou la lecture. Les métaux proposaient une homogénéité suffisante. Ella parlait avec ses mots, car il est toujours difficile pour une métallieuse d'évoquer son ressenti vis-à-vis du métal. Quand elle touchait ces matières, elle parvenait à tirer des lignes et un créer des points. Ces deux éléments reliés entre eux permettaient de créer une sorte d’énergie qui animait les automates. Elle ne pouvait pas en dire plus sur cette capacité qu’elle utilisait depuis sa naissance. Certes, elle perfectionna sa technique pour produite à des pièces de très petite taille, comme l’animéca du corps sans tête.
Ensuite, Ella distingua les deux types de personnes qui pouvaient se pénétrer le Cénacle. Les métallieurs, comme elle, qui liait les métaux, puis les métallecteurs. Ces derniers ne tiraient pas des lignes et des points, mais ils réussissaient tout de même à lire ces éléments. D’ailleurs, certains métallecteurs de très habiles détectaient certaines fraudes. Certains métallieurs utilisaient leur talent pour, au choix, retracer les lignes et leurs points sur le travail d’un collègue. Soit, il parvenait à estomper un premier liage pour replacer leur réalisation. Comme Léonce.
— C’est pour cela que j’aurai besoin de voir mon animéca. J’en ai créé peu, il est vrai. Mais il est possible que des copies aient pu être fabriquées. En lisant le métal, je le saurais.
— Et si votre défunt époux avait tiré de nouvelles lignes et points ?
— Je reconnaîtrais son travail entre mille. Mais vous ne pouvez pas exclure qu’un autre métallieur ait aussi eu cette idée.
Kerviller sonda son interlocutrice. Ella sentit son regard pénétrer en elle comme une lame. Tout comme elle lisait le métal, il cherchait à la déchiffrer. Sauf qu’elle possédait un pouvoir et pas lui. Lire dans les esprits n’était pas encore une science ou une technologie reconnue.
— Si je vous permettais de toucher cette pièce à conviction, vous risquez de laisser vos empreintes dessus. Cela pourrait vous attirer des problèmes.
— Vous n’avez pas effectué de relevé ?
— Si, mais…
— Y a pas un moyen de dresser un procès-verbal qui stipulerait que j’ai manipulé cet objet à des fins d’analyses ?
L’inspecteur parut songeur. L’idée travaillait dans sa cervelle alcoolisée.
— Dites-moi, quand vous réalisez des automates, vous placez des lignes dans toutes les pièces ou seulement celles que vous souhaitez animer ?
— Pourquoi cette question ?
— Répondez.
La métallieuse tenta à son tour de sonder Kerviller. Mais son regard sombre et impassible rendait impossible une quelconque interprétation de ses sentiments. En le faisant boire ? Elle chassa cette pensée de son esprit. Ce n’était pas digne d’elle. De plus, il était normal qu’elle ne sache pas tout dans l’affaire qu’il menait. Il suivait peut-être une piste que seule une métallectrice pourrait consolider ?
— Tous les engrenages ne sont pas forcément liés.
— Je vais voir ce que je peux faire.
L’inspecteur se leva sans crier gare. Il se dirigea vers la porte.
— Venez me retrouver au poste demain pour midi. J’aimerai que vous ne fassiez rien d’inconsidéré là. Je peine dans cette affaire, car je ne peux pas entrer au Cénacle. Vous êtes d’une aide précieuse. Il serait sage de ne pas prendre de risque d’ici là.
Il quitta l’appartement sans un regard en arrière. Ella resta un peu gênée par cette scène. Elle eut l’impression que l’inspecteur lui avait témoigné une forme d’affection. Certes, son rôle dans cette affaire pouvait couter cher à Kerviller. Mais la manière dont il lui avait dit la chose. Et puis cela faisait déjà trois fois qu’il se pointait chez elle pour discuter. Une convocation au poste marchait très bien aussi.