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Xian_Moriarty
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*

Ella ne trouva pas le courage d’ouvrir sa boutique. Le cœur n’y était pas. Trop de sentiments la tiraillaient. Sa culpabilité face à sa bêtise. L’amertume d’être une fois encore assailli par un passé qu’elle désirait oubliée. Le désespoir de se retrouver de nouveau dans ce cercle infernal de la famille Michinski. De grands métallieurs, certes, mais des gens peu recommandables en fin de compte.

Son appartement sentait toujours le brûlé. À peine avait-elle refermé la porte que l’on vient y tambouriner. La voix de Madame Lasma traversa le bois aussi bien qu’une balle de pistolet.

— Madame Michinski ? Madame Michinski ! Je croyais que le charbon devait livrer sous peu !

— Dans la semaine ! Soyez patiente !

— Vous en avez de bien bonnes vous ! Mes anges ont froid et je serais bientôt à court de combustible ! Je vous préviens ! Si jamais je dois en acheter à mes frais, je les déduirais de mon loyer !

Des pas colériques résonnèrent dans l’escalier, coupé par le claquement de la porte de l’appartement.

Ella soupira. Maudite soit cette houille qui traînait à arriver. Comme si elle n’avait pas assez de soucis comme ça. La lieuse se sentit accablée. Encore une fois, le destin s’acharnait sur elle sans aucune raison. Peut-être sa bonne âme payait ses excès de gentillesse et sa naïveté. Et pourquoi pas son idiotie ?

Elle se servit un fond d’une liqueur de fruit pour se redonner un peu de contenance et de chaleur. Ses yeux se promenèrent sur son bureau et les quelques pièces à rafistoler. Quelle tristesse !

**

Après la visite impromptue de cette femme, l’inspecteur Kerviller était retourné se coucher, le gros matou sur l’estomac. Il émergea, quelques heures plus tard. La brume alcoolique avait presque disparu. Et envolés les maux de tête. Pas de gueule de bois pour ce début de journée. Il s’enfila une cruche d’eau, fit un brin de toilette pour dissiper les effluves de whisky, puis quitta son bureau tout en renouant sa cravate. Ainsi il éviterait que ne se renouvelle l’incident du mois dernier. Des petits nouveaux l’avaient mis en cellule de dégrisement après l’avoir arrêté en bas de l’escalier principal.

Il se rendit à pied à la morgue, histoire de dissoudre les restes d’alcool qui se promenait encore dans ses veines. L’air froid lui mordit la peau et il regretta de ne pas avoir pris un chapeau. Il enfonça la tête dans les épaules. L’hiver serait bientôt là et avec lui, son lot de cadavre. Combien de personnes allaient mourir dans l’indifférence générale dans les rues de la capitale tandis que certains cramaient déjà des tonnes de charbons dans leurs cheminées tout ça pour que Monsieur ne porte pas son complet et que madame n’est pas à mettre une couche supplémentaire ? L’inspecteur jeta quelques piécettes à une femme avec son enfant dans les bras. Avec le brin de monnaies qui lui restait, il prit le journal à un gamin pieds nus. Avec ce qu’il gagnait par jour, ce môme devait à peine pouvoir se payer deux repas chauds. Mais ça, personne ne le voyait. Une autre raison de boire : oublier la misère qui touchait une partie des habitants de la capitale et chasser son incapacité à changer les choses. Pour cela, il aurait fallu être plus nombreux. Or, les dirigeants se souciaient plus des coups d’éclat du Reich qui venait d’annexer une petite principauté riche en ressources. Au ministère, on parlait déjà de guerre. Il évacua de son esprit ces funestes rumeurs pour se plonger dans le canard. Rien de bien reluisant non plus : coup de grisou dans une mine, les éternels échanges de courrier d’amabilités entre politiciens, la mort d’une cantatrice de renom. Et puis son meurtre… enfin, son meurtre, son affaire. La photo de l’homicide. Qui avait bien pu prendre ce cliché sans être vu des forces de l’ordre présente ? Ou pire, est-ce qu’un agent avait vendu une plaque argentique à la presse pour un complément de salaire ? Les gratte-papiers pouvaient être capables de tout pour un scoop ou une image inédite. Et celui-là tenait le bon bout ! Il faudra qu’il passe à la rédaction pour avoir deux mots avec le journaliste qui signe l’article. Peu de chance qu’il lui révèle sa source. À moins de demander avec ses poings. Encore une raison de se prendre une volée de bois vert par la cheffe.

Kerviller arriva près du fleuve, la Sequana, envahi par les péniches et autres coques de noix. Un vrai miracle que les frêles embarcations ne se retrouvent pas sous les flots après une collision. Un être bienveillant devant protégés des nautes modernes. Les quais, malgré la palette grise et terne du cours d’eau, attiraient toujours une foule de promeneurs à pied ou à cheval. Il faut dire qu’avec toutes les hippomobiles et les voitures à moteur à explosion, les rues de la capitale se grouillaient de bolides, quand ce n’était pas les bus et autres trams qui coupaient le trafic. La Mairie de la ville bataillait pour offrir des axes de circulation aux cycles et cavaliers. L’inspecteur traça sa route sans se soucier des badauds. Il prit juste la peine de saluer un chiffonnier de sa connaissance qui furetait près des péniches pour grappiller quelques déchets qui cognaient contre les coques des navires. Heureusement que ces gens nettoyaient la cité en collectant les détritus que ses habitants jetaient dans les rues. Sans eux, la ville ressemblerait à une immense décharge à ciel ouvert peuplée de vermine. Pourtant, la majorité des citoyens les traitaient comme les ordures qu’ils ramassaient. Les métiers les plus indispensables à la société sont parfois les plus méprisés.

La morgue logeait dans les sous-sols d’un ancien hôpital reconverti en une sorte de musée des horreurs. Dans une aile, une galerie des instruments de chirurgie et autres objets dont on ne veut pas connaître l’usage. À l’étage, des écorchés humains et zoologiques. Des étudiants en médecine et vétérinaire se bousculaient tous les jours afin d’examiner ces planches mortes en relief. L’endroit regorgeait également de squelettes difformes, de bébés à deux têtes dans du formol… tout ce que la nature peut produire de plus étrange se trouvait dans ce cabinet des curiosités macabres.

Kerviller pénétra par le rez-de-chaussée, dans le « magasin » comme on l’appelait dans le métier. Une sorte d’allée couverte à arcade, ouverte à tous, où les corps des inconnus attendaient quelques jours que des proches inquiets viennent vérifier qu’ils n’y gisaient pas. Cette exhibition mortuaire attirait le chaland aussi bien que la merde attire la mouche. Des biens pensants se rassemblaient pour médire sur la misère de ces pauvres hères, tandis que de jeunes gens s’amusaient à se faire peur à la vue des cadavres. Certains petits malins profitaient des malaises de certaines ou certains pour se faire remarquer dans des excès de bienveillance intéressée. L’inspecteur passa à grande enjambée dans ce zoo humain où les bêtes respiraient pour gagner l’escalier qui menait à la morgue. Deux policiers en faction lui ouvrirent la porte sans autre forme de procès. Ils connaissaient bien Kerviller. Il visitait le plus souvent cet endroit, trop sordide pour ses collègues.

L’odeur de mort et l’alcool saisissaient aux tripes avant d’avoir mis le pied sur la première marche. Des effluves de chiures et de savons se faufilaient dans les narines pour rendre l’ensemble insupportable. Combien de bobbies vomissaient leurs boyaux avant même d’avoir atteint le premier palier ? L’inspecteur prit de plein fouet la pestilence. L’habitude dissuada son estomac de régir. De toute façon, il ne quitterait pas ce mouroir sans avoir obtenu toutes les informations qu’ils désiraient.

La lumière fuyait les lieux comme la vie devant la Faucheuse. Les médecins saluèrent le policier d’un signe de tête pour certains, d’une poignée de main pour les autres. Des internes suivaient une légiste vers un amphithéâtre pour précéder à l’examen d’une dépouille arrivée quelques heures auparavant.

Une petite bobby, aussi verte qu’un cadavre, gardait la porte de la chambre froide où reposait le corps de la victime. Kerviller l’invita à regagner la surface pour respirer l’air frais et boire une rasade d’alcool avant que ses poumons et sa gorge ne la lâchent. Cette dernière ne se fit pas prier et remercia d’un signe de tête son supérieur, puis partit au petit trot vers la sortie.

Dans la pièce, un vieux médecin au crâne dégarni, avec une paire de lunettes en diadème, rédigeait quelques notes sur un bureau d’appoint. Il leva à peine les yeux vers le nouvel arrivant et le salua tout en trempant sa plume dans un encrier.

— Je vous attendais plus tôt. Vous êtes tombés sur une forte tête ?

— Vous ne croyez pas si bien dire, grinça l’inspecteur.

Il se garda d’évoquer la visite de cette métallieuse.

— Si je devais m’en enfiler une dès que je m’occupe d’un corps atrocement mutilé, je serais saoul toute la journée, ricana le médecin.

— Les conclusions de votre analyse.

Le docteur Vipère – cela ne s’invente pas – leva enfin les yeux de ses papiers pour se rapprocher du cadavre en compagnie de l’inspecteur. À la différence de ses collègues, Kerviller voulait observer les marques, plaies, coupures, chaque indice que les dépouilles pouvaient livrer. Les photographies ou les représentations ne lui convenaient pas. Pour agencer correctement les pièces du puzzle, il devait les voir, les touchers. De plus, Vipère était du genre à illustrer ses paroles par des gestes parfois bien plus révélateurs que les traces.

— C’est un homme, entre quarante et…

— Au fait docteur. Ne me dites pas ce que mon sens de l’observation peut déduire au premier coup d’œil.

— À vue de nez, je dirais que vous aviez encore un coup dans le pif il y a moins d’une heure.

L’inspecteur lui jeta un regard assassin.

— Votre mauvaise humeur parle souvent plus que vous ou les habitants de cette morgue. Bref, passons. Notre homme est mort d’une hémorragie après avoir été décapité.

— Sans blague, ironisa Kerviller.

— Ce n’est pas mon genre, se moqua le médecin. Notre inconnu aurait très bien pu succomber d’autre chose puis être décollé par la suite. Ce n’est pas le cas. Pour ce qui est de l’arme du crime, je pencherais pour une très longue lame, assez large pour sectionner une colonne vertébrale d’un seul coup.

— Une hache ?

— J’en doute… une épée est envisageable. L’assassin maîtrisait très bien son outil puisque le tranchant est parfaitement passée entre les vertèbres. Un travail d’expert. À vrai dire, j’ignore même si une personne est capable d’un tel geste. Peut-être avons-nous juste à faire au meurtrier le plus chanceux de ce bas monde. Ce dernier devait être très grand. Le coup a été porté avec la plus parfaite des horizontalités.

— Peut-on imaginer un homme armé d’une faux qui aurait exécuté ce malheureux alors qu’il tentait de fuir.

— Une hypothèse crédible. Il y a autre chose.

Vipère retourna les mains du mort. La peau des doigts manquait et des entailles zébraient les dernières phalanges.

— Il aurait suffi de les lui couper si l’assassin ne voulait pas qu’il soit identifié.

— Vous auriez dû boire un peu plus d’eau avant de venir. Je vous ai vu plus perspicace.

Kerviller encaissa le reproche pour ne pas dire l’insulte. Il observa attentivement les paluches de la victime. Ces dernières s’ornaient des callosités des travailleurs manuels. Pourtant, l’animéca et surtout son costume sur mesure repoussent l’hypothèse d’un ouvrier. Sa corpulence aussi écartait cette idée. Depuis qu’il œuvrait dans la police, Kerviller avait remarqué que les hommes ne présentaient pas les mêmes forces d’obésités selon leur milieu sociales. Le ventre à bière régnait plutôt dans le prolétariat, chez les plus pauvres. Des barriques. Pour les plus aisés, l’excès de nourriture grasse et juteuse se répartissait dans l’ensemble de leurs membres, pour devenir des Bibendum. L’inconnu relevait plus de cette catégorie. Mais ces observations restaient sujettes à caution.

— Nous aurions donc à faire à un individu ayant fait fortune par le travail de ses mains. Et sans signalement de disparition. Il va falloir que je mette les petits au boulot pour qu’ils épluchent tous journaux et autre avis de disparitions. Pas d’empreinte ? Pas de cheveux ? Pas de reste organiques ?

— Des restes oui. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait du sang de la victime. Mais une intuition m’a poussé à chercher plus loin.

Le docteur Vipère sortit un tube à essai où un mince morceau de tissu baignait dans une drôle de substance bleue.

— C’est du sang de limule. Cela provient d’une bestiole aquatique qui n’est pas sans ressembler à un gros insecte. Bref, c’est rare, très cher et je sais que des métallieurs ont étudié cette matière, car elle contient du cuivre. D’où sa couleur atypique. Il n’est pas nécessaire de vous rappeler que le sang humain est rouge à cause du fer.

Un sourcil de l’inspecteur cilla.

— J’ai une dernière chose à te montrer.

Vipère dévoila une des jambes. Un ensemble de fins trous formaient un motif de part et d’autre du mollet.

— Il a été mordu par un chien. Un cabot sacrément costaud, constata Kerviller.

— Et un chien de luxe.

Le médecin tendit un petit flacon. Celui-ci contenait un croc. En fer.

— Je me suis renseigné auprès des élèves vétérinaires qui hantent la galerie des écorchés. Les implants dentaires canins, ça n’existe pas. Or, c’est une réplique presque parfaite. Pas moins de dix jeunes ont été affirmatifs. Enfin, certains ont hésité avec un croc de loup, mais je doute que de tels animaux circulent en plein cœur de la capitale. De plus, j’ai montré la plaie à l’une de leurs professeures. Là encore, elle fut catégorique. Morsure d’un chien type chien-loup.

Un homme d’un milieu social assez haut pour s’offrir des vêtements sur mesure, mais aux mains calleuses d’un travailleur, a été décapité à l’aide d’une longue lame par un expert des armes blanches – ou par le plus gros chanceux du monde – après qu’il ait été croqué par un chien à la dentition de fer. Pas banal. Tout en ajoutant l’animéca en forme d’insecte.

— Voilà tout ce que je peux vous dire et vous montrer pour le moment. J’ai encore toutes les analyses toxicologiques et son estomac à étudier. Mon procès-verbal complet vous sera envoyé dès qu’il sera près. En attendant, vous pouvez prendre le rouleau du phonographe où j’ai enregistré mon autopsie. Par ailleurs, des mains comme celles-là, je pense en avoir déjà vu, affirma le médecin.

Kerviller lui jeta un nouveau regard contrarié. Il n’appréciait pas quand Vipère abusait ainsi avec sa patience. Mais le légiste se plaisait à jouer les pénibles en toute circonstance.

— Un vieil ami de ma mère était métallieur. Je détestais quand il posait ses grosses paluches sur mes joues, car les cales piquaient plus que mon oncle barbu.

— Cela pourrait expliquer pourquoi l’assassin lui a mutilé les doigts. Et qu’il ait un croc métallique dans la jambe. C’est un animéca qui l’a mordu.

Le silence s’abattit sur la morgue. Cette affaire menait l’inspecteur dans le monde du Cénacle des Métallieurs. Un domaine où même la police ne possédait pas de passe-droit. Cette enquête s’annonçait mal. À moins que les lieurs de métaux ne lui donnent les clés.

— Je vous remercie, docteur. Prévenez-moi dès que vous aurez les résultats des dernières analyses.

Alors que Kerviller s’apprêtait à quitter la pièce, le légiste l’interpella. Il oubliait le rouleau du phonographe.

— Boire n’est pas une solution, vous savez. Elle vous le fera payer dès qu’elle comprendra que vous avez replongé. Votre santé finira par en être affectée, surtout dans votre métier.

— Elle n’est pas ma mère. Et fort heureusement, vous n’êtes pas mon père. Mais merci pour ces délicates attentions. À bientôt.

— Connaissant votre père, vous auriez apprécié de m’avoir pour paternel.

Kerviller ferma la porte.

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