Ella dormit fort mal cette nuit. La bouteille de whisky que l’inspecteur n’avait pas fini de descendre lui fit du pied, mais elle ne céda pas. Un lait chaud. Tenter de travailler. Lire. Faire les cent pas. Tout ce qu’elle entreprit pour s’assoupir échoua. Trop de choses se bousculaient dans son esprit. La visite traumatisante de Kerviller. Ses reproches. Certains vrais, d’autres peut-être pas si faux que cela. Les souvenirs. Les plus mauvais. En fait, tous les bons moments de son passé menaient inexorablement à de terribles réminiscences. De ce fait, rien ne parvenait à la réconforter. Puis les événements récents. La photo du corps mutilé avec son animéca.
Devait-elle aider l’inspecteur dans ses investigations ? Un homme était mort. Certes. Mais elle ne savait pas enquêter. La métallieuse n’avait pas accès ni aux archives du Cénacle — même avec le soutient de Dame Amaranthe — ni à celles de la police. Et quand bien même les forces de l'ordre ne pouvaient pas pénétrer dans le monde des métallieurs, ne pouvait-elle pas agir sans ?
Ce n’est qu’aux premières lueurs de l’aube qu’elle trouva le sommeil. Sa torpeur fut interrompue par la cavalcade des taurillons de Madame Lasmas qui parut durer des heures ! Ella était persuadée que sa déplaisante voisine laissait ses deux monstres faire le plus de bruit possible pour lui être désagréable. Elle s’obligea à se lever malgré la fatigue et le froid qui commençait à s’installer dans l’appartement. Sa couette quitta le lit en même temps qu’elle, mais fut un peu gênante pour mettre l’eau à bouillir. Elle trempa un peu de pain rassis dans sa boisson chaude en guise de petit déjeuné. Une misère comme toujours.
Ella se précipita dans son échoppe. Quelqu’un frappait comme un fou à la porte. La métallieuse ouvrit et se perdit en excuse face à une cliente mécontente.
— Déjà hier après-midi, vous étiez fermée. Et maintenant ce matin. Je suis fort contrariée. Et fort déçu. J’espérais un peu plus de professionnalisme. La maison Michinski est vraiment morte avec ces derniers représentants de sang.
Un coup moche. Mais hélas, vrai. Puisqu’elle avait passé toutes ces années de mariage à faire des animécas pour Léonce Michinski. Quelle erreur ! Sa naïveté lui avait fait plus de mal qu’elle ne l’aurait imaginé. Mais pouvait-elle lancer à la face de cette femme que le meilleur métallieur de la maison Michinski, après le père César, ce fut elle. Hélas non.
Et pour couronner le tout, la pièce que la cliente venait chercher n’était pas prête. Alors que celle-ci vociférait, Ella passa ses doigts sur les engrenages de cuivre. Très vite, elle détecta les anomalies de liaison. Un travail d’apprenti, d’amateur dans le pire des cas. Elle corrigea les erreurs, refit quelques lignes et points par-dessus ceux de son créateur. Cela prit très peu de temps, car l’ensemble du circuit restait très simple. Alors que la bourgeoise finissait son lot de reproche, Ella enclencha l’automate sous ses yeux ébahi.
— Rien de bien compliquer. Une réalisation médiocre. J’ignore auprès de qui vous l’avez acquis, mais…
— Cela ne vous regarde pas, grogna la femme en récupérant son produit.
La métallieuse lui fit une petite ristourne sur le prix du devis pour montrer sa bonne foi, mais cela ne suffirait pas à revoir cette personne dans son échoppe. Et elle ne serait pas du genre à dire du bien de son enseigne. Ella poussa un soupir dès que la porte se referma. Son postérieur s’abattit avec violence sur la chaise. Elle s’en fit mal au coccyx. Un silence triste accompagna le départ de la cliente mécontente. La douleur lui remonta dans le dos à pas lent.
Ella devait se reprendre en main. Cette situation ne pouvait plus durer. Réparer des automates de piètre qualité pour des prix minables alors qu’elle avait fait les grands jours de la maison Michinski avec ses créations que Léonce présentait comme siennes. À ce moment précis, elle aurait donné n’importe quoi pour récréer de petits animécas insectoïdes. Passer ses journées le nez dans les loupes grossissantes, des brucelles à la main, à monter de tous rouages. Et quand l’ensemble des engrenages fonctionnait, ne restait plus qu’à tirer les lignes et former les points avec les ordres que l’automate devait exécuter à partir d’un point initial. Ce procédé qu’elle avait appliqué pour créer la petite bête hybride mécanique retrouvée sur le corps…
Ella baissa les teintures, prit son manteau et quitta son échoppe. Cette journée débutait à peine, mais elle la contrariait déjà. Elle ignorait si elle pouvait aider l’inspecteur comme celui-ci l’espérait. Mais elle ne voulait plus mener cette vie triste à pleurer. Peut-être cela ne modifierait en rien son existence. Mais au moins, elle ne sera pas restée sans rien faire. Un peu de changement, de contradiction et de confrontation lui ferait sûrement plus de bien que de mal. Ou pas.
D’un pas vif, Ella rejoignit les transports en commun pour gagner le Cénacle. Comme toujours, les lignes pour s’y rendre croulaient sous les passagers, surtout à cette heure. Elle se fit toute petite entre les familles avec leurs gamins et les uns et les autres plantés dans leurs journaux, les bras bien grands ouverts. Cette épreuve de la foule la refroidit dans son ardeur à vouloir changer les choses. Malgré tout, elle continua sa route. Elle longea les grilles du parc de l’hôtel particulier qui abritait le Cénacle. Jamais elles ne ressemblèrent autant à une prison. Une prison dont les cellules se trouvaient à l’extérieur et la liberté à l’intérieur. Malgré la saison, les arbres jaunissaient à peine. L’endroit offrait un lieu de curiosité pour les enfants, qui le voyait comme un manoir de sorciers ou sorcières qui jouait avec le métal comme les pâtissiers s’amusaient avec les saveurs des beignets. Peut-être que certains deviendraient des métallecteurs si leurs doigts parvenaient à distinguer les lignes et les points. Plus rares seront celles et ceux qui seront métallieurs. Si le second impliquait souvent de maîtriser le premier, l’inverse n’était pas vrai. Dame Amaranthe ne savait que lire le métal, elle ignorait comment le lier. Alors qu’Ella, depuis sa plus tendre enfant, tirait des lignes et créait des points. Son père l’avait en premier lieu exercé à la réalisation de poupées en bois pour exceller dans l’art de l’articulation.
Comme souvent, l’allée des saules était vide de toute présence. Comme si personne n’entrait ni ne sortait jamais de ce lieu. Nombreux sont celles et ceux qui officient dans leurs propres ateliers ou au sein de bijouteries de luxe.
Grise émit son petit rictus de contentement en apercevant la métallieuse arriver. Ella gesticula avec moult expressions faciales pour que la groom n’ouvre pas la porte. La gardienne leva un sourcil étonné, mais s’exécuta.
— J’ai besoin de rentrer pour accéder aux archives, mais personne ne doit me voir. Pouvez-vous m’aider ?
La gorgone l’observa un moment, hésitante. Faire entrer la dernière Michinski dans le Cénacle était une chose, la faire pénétrer en douce en était une autre.
— Dame Amaranthe ?
Grise s’exprimait peu. Chaque mot lui arrachait la gueule.
— Non. Je ne veux pas l’impliquer dans ce que je vais faire.
L’ouvreuse plissa les yeux pour scruter ceux de la métallieuse. Jamais Ella ne sut ce qu’elle y trouva, mais elle accepta de l’aider. Poussant l’indésirable sur le côté pour éviter d’être vu par inadvertance pour un indélicat, Grise entra dans le hall en fermant la porte derrière elle – comme à son habitude quand elle prenait quelques minutes de pause. Elle revint. Sa main signifia à Ella d’attendre. Pendant près de dix minutes, elle partagea la vie de la groom. Mais là où cette dernière pouvait rester des heures sans bouger, la métallieuse eut du mal à demeurer en place. Grise possédait un regard de Gorgone qu’elle retournait contre elle-même pour tenir son poste. Leïha apparut. Sa main saisit celle d’Ella et les deux femmes cavalèrent comme des lièvres à l’arrière du manoir.
L’agent d’accueil déverrouilla une petite porte de service.
— Bienvenue dans l’allée des artistes, comme on dit par ici. Seuls les domestiques du Cénacle passent par ici. Je vais vous conduire aux archives. Mais il faut me promettre de ne sortir aucun document, mademoiselle Michinski. Luc et moi, on vous aime bien. On risque gros en vous aidant. Et Grise aussi. Êtes-vous sûre de ne rien vouloir dire à Dame Amaranthe ? Elle cherche déjà des choses pour vous. Vous risquez de ne pas trouver ce que vous désirez.
Ella passa une main amicale sur l’épaule pour lui assurer son indéfectible silence. Leïha poussa une petite porte dérobée.
Les archives du Cénacle. Un lieu où peu de gens mettaient les pieds. Tous les métallieurs déposaient une de leurs productions ici. Les métallecteurs pouvaient, en cas de besoin, comparer diverses œuvres pour authentifier son auteur. De très longs rayonnages donnaient à voir des merveilles aux quelques chanceux qui circulaient dans les allées. Des pièces uniques et anciennes. Sous verre, les automates ou animécas trônaient sur des socles où une plaque indiquait le nom de son créateur. Pour les plus vieilles, des mots soigneusement calligraphiés relayaient les informations. Les inscriptions se confondaient parfois avec le papier. Quelques-uns restaient illisibles à cause de la poussière. Dans la pénombre des allées, Ella circula à pas feutrés. Entre la peur d’être découverte et l’angoisse de tomber sur un métalliseur travaillant sur une métallieuse. Ou inversement.
Outre les automates, une section concernait tout un tas de choses qu’Ella ne saisissait pas. Vie du Cénacle. Dossiers concertants des expérimentations. Archives de métallieurs ou métallières décédées. C’était de ce côté-ci qu’elle devait chercher les documents relatifs à sa famille d’adoption. Elle parcourut le dédale dans l’espoir de trouver la lettre M. Hélas, elle constata que les archives ne se classaient pas par ordre alphabétique. Elle comprit alors pourquoi leurs directeurs possédaient tous une extraordinaire mémoire. Comme faire autrement pour s’y retrouver. Pas le choix, elle devait tout dépouiller, étage par étage. Sa motivation se serait enfuie avec ses chaussettes si elle avait une forme matérielle et que les chaussettes avaient pu prendre leur jambe à leur cou. Comment trouver quoi que ce soit dans ce capharnaüm ? Le stress l’envahit. Demeurer pour tenter sa chance ? Ou bien partir face à l’inutilité de la tâche. L’angoisse l’empêchait de réfléchir correctement. Son emportement venait encore de lui jouer un sale tour. Elle décida de laisser cela à Dame Amaranthe qui s’y retrouvait bien mieux qu’elle. Restait maintenant à trouver des informations pour l’inspecteur : qui travaillait – ou avait travaillé – sur le sang de limule ces dernières années. Ella savait que son ancien beau-père s’était penché sur la question, mais sa mort l’excluait.
Un bruit de pas. Son cœur se serra. Son regard chercha l’origine des sons. Mais l’écho dans les archives brouillait les pistes. Elle se déplaça sur la pointe des pieds pour s’éloigner de la personne qui venait. Mais plus elle avançait, plus les pas se rapprochaient. Ne pouvait fuir, ses yeux cherchèrent une cachette. Ella parvint à se faufiler sous une étagère vide, tout en croisant les doigts que personne ne la voit ramper comme un ver. Puis elle attendit. Un individu passa très près d’elle, peut-être dans l’allée adjacente. Il se stoppa non loin de la planque de la métallieuse. Ella l’imagina en train de prendre des documents. Pourtant, il n’y eut pas de son de papier que l’on dérange. Ou bien de boite que l’on bouge. Ella trouva cela étrange, mais resta sous son étagère de peur de faire une mauvaise rencontre.
D’autre bruit de pas. Une seconde personne vint retrouver la première. Bien malgré elle, la métallieuse entendit leur conversation. Les deux voix parlèrent tout bas.
— Vous voilà enfin ! Vous rendez vous compte que….
Il y eut un gargouillis. Un corps s’effondra. Un cri se coinça dans la gorge d’Ella. Son regard croisa les deux yeux écarquillés du mort. Ella trembla au point qu’elle crut faire vibrer toute l’étagère au-dessus de sa tête. Un silence macabre s’installa. Les secondes lui parurent des heures. Ella hésita à fuir. Alors qu’elle esquissa un mouvement pour sortir, des pas résonnèrent. L’assassin quittait les lieux. Dès que l’écho du meurtrier eut disparu, la métallieuse se glissa hors de son trou. Ses jambes lourdes peinèrent à la porter. Ses yeux balayaient les environs avec la régularité d’une pendule. Elle craignait que le tueur revienne. Elle redoutait qu’on la découvre ici. Elle avait peur que quelqu’un la prenne pour une meurtrière, une voleuse ou n’importe quoi d’autre qui pourrait aggraver son cas. Ses pieds la menèrent vers l’endroit où elle pensait que se trouvait la sortie. Puis une idée idiote lui traversa l’esprit. Et si la personne morte à quelques mètres d’elle était liée à l’affaire de l’homme sans tête. Certes, des meurtres, il y en avait souvent. Les journaux ne se privaient pas d’en relaver, surtout quand des types trucidaient leurs compagnes. Comme toujours, le stress lui fit prendre une décision que n’importe quoi n’aurait pas prise. Elle se faufila comme une vipère jusqu’au cadavre. L’homme reposait sur le ventre, dans une marre de sang. Ses yeux exorbités regardaient vers la cachette. L’avait-il vu avant de mourir ? Ses traits marquaient la surprise. Ella tremblait comme un saule un jour de tempête. S’assurant que personne ne l’observait, que personne ne venait, elle chercha à retourner le défunt. Hélas, sans se mettre de l’hémoglobine de partout, la tâche se révéla difficile. Elle se contenta de fouiller ses poches. Quelques cartes de visite, des piécettes. Un petit mot griffonné lui donnant rendez-vous ici même.
Puis elle détala sans demander son reste.