Quand Ella émergea au petit matin, sa tête cognait comme tambour. Une soif horrible lui tiraillait la bouche. Même le désert ne devait pas être aussi sec. Avec un roulis dans son cerveau, elle se traîna jusqu’à la cuisine pour puiser un peu d’eau du robinet. Elle enfila pas moins de quatre verres, jusqu’à ce que son encéphale lui dise qu’il était plein et encore fragile du surplus d’alcool de la veille. Pour cette première cuite, elle avait peut-être espéré autre chose. Une chose était sûre, ce n’était pas le genre d’expérience qu’elle souhaitait renouveler. Penser hier était difficile, ce matin c’était pire. Soudain, ses oreilles perçurent une sorte de grésillement. Comme un nez grippé. Elle se retourna et hurla de stupeur. Elle bondit en arrière et glissa. Son arrière-train donna un coup de fouet à son cerveau brumeux avec un haut-le-cœur en prime. Elle se releva en quatrième vitesse pour vomir dans son évier. Une fois vidé, son corps perçut un mieux. Mais la soif la tiraillait encore. Elle but avec plus de parcimonie.
Puis elle retourna à la chose vautrée sur l’un de ces fauteuils. Un pied par ici, un autre par là. Une tête basculée en arrière, à moitié de recouverte de longs cheveux blancs. L’inspecteur Kerviller dormait la bouche ouverte d’où perlait un filet de bave. Une de ses mains tenait fermement une bouteille d’alcool. Le bruit émergeait de sa gorge.
Les souvenirs de la veille lui manquaient. Mais si elle avait atterri dans son lit habillé, et lui ici encore vêtu, rien de grave ne dut se passer. De toute façon, hormis les maux de ventre et de tête, rien d’autre ne lui paraissait suspect. Plus jamais d’alcool.
Après un brin de nettoyage salvateur et une longue pause toilette dans la cabine sur le palier, Ella hésita sur la marche à suivre, hormis remplir son estomac qui criait famine, et ce malgré les désordres de la boisson. Tout en mâchonnant une miche de pain, elle se demanda si elle devait réveiller l’inspecteur ou le laisser cuver ? La seconde option fut choisie. De toute façon, impossible pour elle d’ouvrir son échoppe dans cet état. Sa tête encore vaseuse, elle lança de l’eau pour du thé tout en triturant un automate dont l’un des mécanismes avait cassé. Un cas d’école. Un gamin trop violent qui poussait la charnière au-delà de ses limites. Elle trouva un certain réconfort dans son entreprise. Peut-être parce que cela la ramenait en enfance. Certes, dans le magasin miteux de son père dans un quartier tout aussi miteux, mais au moins un endroit où elle avait vécu en sûreté.
Midi sonna quand l’inspecteur émergea enfin. Il passa sa main sur son visage. Son regard ensommeillé se posa sur Ella travaillant. Cette dernière le vit. Ou plutôt l’entendit lorsque la bouteille qui avait tenue toute la nuit s'échappa de ses doigts. Le plancher apprécia qu’elle soit vide et sa propriétaire aussi. Kerviller grinça, à peu près de la même manière que la première fois qu’il s’était rencontré.
— Ils sont tous comme vous dans la police ? Ivre de morts du soir au matin ?
— Je pense que je suis moins saoul que vous ! J’ignore ce que vous aviez bu hier, mais il ne vous a pas fallu plus de deux verres pour que vous soyez par terre.
Avec les trois bouteilles qui gisaient au sol, elle conclut sans peine que l’inspecteur avait beaucoup plus ingéré d’alcool qu’elle. Mais il devait avoir l’habitude de prendre des bitures, vu l’état dans lequel elle l’avait trouvé la première fois. Sans compter ce matin.
— Je devrais aller me plaindre ! Vous vous êtes introduit chez moi…
— Je pense que vous exagérez.
Il se redressa, s’étira et gagna la cuisine pour se servir à boire.
— Je vous en pris, faite comme chez vous, grogna Ella.
— Je n’avais pas besoin de votre permission pour cela.
La métallieuse garda ses remarques acerbes pour elle. De toute façon, cet homme entendait bien ce qu’il voulait et elle ne possédait pas la force ni le courage, de lui tenir tête.
Après qu’il se soit lui aussi rafraîchi et sustenté, Kerviller commença à l’interroger sur les événements de la veille. Dans son ivresse, elle avait laissé échapper quelques brides du drame des archives.
— Vous agissez vraiment sans réfléchir. Le stress vous conseille bien mal. Vous auriez dû m’avertir de votre visite au Cénacle !
Ella, le visage pâle, le sang froid, enserrait une tasse de thé vide. La porcelaine dégageait encore un peu de chaleur. Un bien piètre réconfort dans son état. Son esprit allait éclater autant à cause des vapeurs d’alcool que par les angoisses de ces derniers jours.
— Vous… vous pensez que l’homme sans tête et le meurtre des archives sont liés ?
— Difficile à savoir. D’autant plus que le Cénacle fonctionne en système clos. Notre mort sera découvert à un moment ou à un autre. Soit parce qu’un employé passera par là, soit par l’odeur d’ici quelques jours. Par contre, rien ne dit que le Cénacle préviendra la police. Je vais faire surveiller les lieux par quelques bobbies, histoires de savoir si des vas et viens atypiques sont à signaler. Il y a peu de chance que Louis d’Urbon des Castelfort fasse enterrer le corps dans les jardins. Peut-être que nous le repêcherons d’ici quelque temps dans la Sequana.
— Et moi ? Je ne risque pas d’avoir des soucis ? Et si l’assassin me retrouvait ?
— S’il vous avait vu, vous seriez à la morgue. De plus, nous n’avons que votre parole pour signaler ce crime. Et sans possibilité de mettre les pieds au Cénacle, nous ne pouvons rien faire. Il reste à espérer que votre amie au nom de fleur trouve quelques choses. Si jamais elle prenait contact avec vous, avertissez-moi tout de suite. Je pense que vous en avez assez fait comme ça. Et pas des meilleurs.
Ella ne put que hocher la tête, alors qu’elle portait sa tasse vide à sa bouche. Une déception de ne sentir que des gouttes froides sur sa langue. Elle se noya dans le fond en porcelaine tandis que l’inspecteur rassemblait ses affaires. Avant de partir, il insista encore une fois pour qu’elle ne fasse rien d’inconsidéré.
Un étrange silence s’installa quand elle se retrouva seule. Elle s’extirpa de son fauteuil pour écrire une affichette, qu’elle accrocha à la vitrine de son échoppe : fermer pour des raisons de santé. Un piètre mensonge, mais qui donnait au moins une excuse presque valide pour les clients qui ne priveraient pas de lui en faire reproche. Lorsqu’elle referma la porte d’accès à l’escalier, les veaux de madame Lasmas manquèrent de la renverser. Parfois, elle s’interrogeait sur la matérialité qu’elle pouvait avoir pour ces monstres. Leur mère apparut juste derrière eux. Son regard réprobateur l’écrasa.
— Vous accueillez des clients chez vous maintenant ?
Hésitation à répondre oui pour l’offusquer. Hélas, elle ne pouvait se permettre de perdre sa dérangeante locataire qui payait son loyer tous les mois sans faute. Argent dont elle avait besoin pour ne pas sombrer.
— L’inspecteur Kerviller enquête sur un meurtre.
La voisine devint blanche comme un linge. Ella lui redonna des couleurs en avouant que sa visite de routine était liée à la présence d’un animéca signé de la maison Michinski sur le corps. Une vérité un peu arrangée, mais qui restait dans le vrai. Après tout, elle n’était que l’intruse dans cette grande lignée de métallieurs. De plus, personne ne pouvait se douter qu’elle puisse posséder le moindre talent dans ce domaine. Ayant peut-être été un peu rassuré, Lasmas salua avec timidité sa logeuse pour rejoindre ses enfants qui beuglaient à l’extérieur. Ella soupira de dépit, resserra sa robe de chambre et remonta dans son appartement pour reprendre la réparation de quelques pièces.