Ella s’éveilla en sursaut. Deux taurillons déferlaient dans la cage d’escalier sous les beuglements de leur vache de mère. La métallieuse enfonça son coussin sur la tête pour faire taire cette féria d’immeuble. Le silence revenu, elle se leva, contrariée. Son cerveau luttait tellement que se rendormir serait impossible. Le froid mordit ses jambes et ses bras nus. Peu disposée à faire dans la dentelle ce matin, elle s’enroula dans sa couverture de laine pour se traîner dans la cuisine. De toute façon, personne lui reprocherait de se comporter comme une clocharde dans son appartement.
La bouilloire siffla. Ella versa l’eau chaude sur le sachet de thé de la veille. Sa main s’empara mollement de la brique de pain qu’elle trempa dans son triste breuvage. Un aliment insipide dans une boisson fadasse. Encore une matinée démarrant dans la joie et la bonne humeur.
Elle brossa ses cheveux châtains qu’elle releva dans un chignon négligé. Si elle le serrait trop, cela lui donnait l’air d’une vieille maîtresse d’école aigri. Les rides en moins. Malgré les épreuves et la trentaine déjà bien entamée, la métallieuse gardait un visage en accord avec son âge. Du moins l’espérait-elle. Son regard contempla son triste reflet dans le petit miroir de son plan de toilette. Malgré son réveil brutal, aucune poche sombre n’ornait ses yeux clairs. Mais ces derniers affichaient un accablement qui lui fit mal au cœur. Était-ce ce que les gens voyaient quand il la dévisageait ? Une espèce de chien battit où plus rien ne brillait ? Ella soupira.
Tirer les rideaux. Déverrouiller la porte. Ramasser le journal humide sur le seuil. Le feuilleter. Attendre qu’un client lui apporte un automate à réparer ou pour récupérer une commande. À neuf heures, personne ne se bousculait pas. Le nom de Minchinski n’avait plus la prestance d’antan. Un patronyme déchu avec la disparition de la famille. L’interdiction d’exercer qui frappait la métallieuse. Sans licence officielle, impossible d’utiliser ses capacités de lieuse ou de lectrice. Une condamnation injuste que Louis D’Urbon du Castelfort, maître du Cénacle des Métallieurs, s’appliquait à renouveler d’année en année. Réparer les mécanismes des automates ou des pièces d’horlogeries, c’était tout ce qu’elle pouvait faire si elle souhaitait rester dans le métier.
De toute façon, ses finances l’empêchaient de prendre toutes initiatives, comme plaider sa cause du Cénacle. Surtout qu’elle voulait faire entrer du charbon pour l’hiver et échapper au harcèlement de Madame Lasmas.
Un insert chuta du journal. Ella le récupéra, partagée entre une curiosité malsaine et l’indifférence. La presse usait et abusait de ces ajouts, souvent sensationnalistes, quand des nouvelles de dernières minutes tombaient alors que tout était déjà dans les rotatives Ella y jeta un œil rapide. Peut-être une énième tête couronnée aux prises avec des relations extraconjugales ? Ou bien un accident de zeppelins ?
Oh pire que cela ! Un crime sordide en plein cœur de la capitale. Et dans les beaux quartiers. Et avec une photographie par-dessus le marché ! Quelle horreur ! Pourtant, Ella ne parvint pas à détacher ses yeux du cliché macabre. Son regard se focalisa sur un détail accroché sur le costume de la victime décapitée. Son cœur se tétanisa. L’air lui manqua. Ses mains tremblèrent. Le monde parut basculer sous ses pieds.
Ella se reprit. Elle bondit pour saisir son manteau et son chapeau. Ferma sa boutique. D’un pas rapide, mais mal assuré, la métallieuse remonta la ruelle pour gagner le boulevard. Malgré l’heure matinale, le mail croulait sous les passants allants et venants. Les hippomobiles bataillaient avec les tramways crachant leur vapeur noire tandis que les grand-bis se faufilaient entre les cabs. Les badauds se bousculaient, les gamins hurlaient les nouvelles en brandissant le journal.
— Crime sordide dans le quartier des Étoiles ! Un homme décapité ! La police cherche toujours la caboche !
L’horrible photo du canard réapparut dans l’esprit d’Ella. Une nausée la saisit. Elle se focalisa sur le détail le moins immonde du cliché. Perdus dans ses pensées, ses pas l’entraînèrent loin de son arrêt de tramway. Le sifflement du wagon de tête la ramena sur terre et elle courut pour attraper la dernière voiture avant que le train de ville ne démarre. Elle s’affala sur une banquette libre, le corps encore tremblant de sa petite cavalcade. Les émotions se succédaient depuis ce matin. Toujours froissé dans sa main, le journal se rappela à son bon souvenir. Elle hésita à le rouvrir pour lire l’article qui accompagnait le cliché tout en prenant soin de ne pas remettre les yeux sur cette horreur. Le doute la saisit comme un coup de poing en pleine poitrine. Et si son regard l’avait trahi ? Une simple ressemblance qui l’aurait induit en erreur ? Une perle sueur coula sur son front. Entre mauvais souvenirs et peur de s’être trompée, tout un tas de choses se bousculait dans sa tête. Ses mains suintaient quand elle ouvrit le canard. Une fois encore, la sordide photo lui sauta au visage comme une araignée sadique. Elle retint un haut-le-cœur devant le corps décapité baignant dans une mare de sang. Sur le col de la redingote de la victime, un objet. Pas de doute. Ella le reconnut.
Après être descendue du tramway, avoir marché entre plusieurs stations de métro, elle parvint enfin au Commissariat central. Le vieux bâtiment à l’architecture froide et carré n’inspirait ni la sécurité ni la confiance. Son estomac se crispa, craignant de pénétrer dans cette maison hantée veillée par deux gardiens aussi sympathiques que des gargouilles. Ella resta pétrifiée devant cet antre des Gorgones. Elle ne portait pas la police dans son cœur, bien au contraire. La dernière fois qu’elle avait eu affaire à ces « forces de l’ordre »…
Sa poitrine se gonfla de courage. De toute façon, si elle n’allait pas chez les cognes tout de suite, ils finiraient bien par débarquer dans sa boutique. Comme son passé ne jouait pas en sa faveur, mieux valait prendre les devants. D’autant plus qu’elle n’osait imaginer comme sa vache de locataire et ses deux bêtes réagiraient en voyant arriver un panier à salade.
Dans le hall d’accueil, des gens couraient dans tous les sens. Des hommes et des femmes en uniformes, les bras débordant de dossier cavalaient d’une pièce à l’autre. Des bobbies supportaient des ivrognes plus ou moins avancés ; des chalands hurlaient sur les pauvres agents afin que l’on prenne enfin leur plainte ; dans les cellules, des vauriens menaçaient des policiers indifférents.
Comme n’importe quelle citoyenne, Ella patienta dans l’une des longues files d’attente de l’accueil entre deux braillards clamant leur mécontentement. La métallieuse dansait d’un pied sur l’autre, s’enserrant dans ses bras. Mais aucun de ses gestes ne la rassurait et son estomac continuait d’exprimer ses angoisses. L’ambiance du poste la rendait mal à l’aise et à plusieurs reprises, l’envie de fuir ses lieux la saisit. Mais la police viendrait à elle quoiqu’il arrive, autant prendre les devants. Cela ne pouvait que lui être bénéfique. Du moins, elle l’espérait.
Plus les minutes filaient, plus la contrariété l’envahissait. Ses oreilles sifflaient. Les cris des badauds ne lui parvenaient plus. C’est à peine si elle se rendit compte que l’agent d’accueil s’adressa à elle. Les remontrances des plaignants la firent revenir sur terre.
— Je voudrais voir le responsable de l’enquête sur l’homme retrouvé décapité dont parle le journal.
— Oui comme au moins une vingtaine de personnes depuis ce matin. Attendez là-bas, l’inspecteur vous recevra dès qu’il sera disponible.
L’agent d’accueil ne leva pas une seule fois les yeux vers elle avant de pointer du doigt un recoin surpeuplé d’énergumènes. Ella soupira et rejoignit le groupe où elle put trouver une place entre un ivrogne ronflant et une femme les lèvres en sang. Les épaules rentrées pour éviter tout contact physique déplaisant, la métallieuse essayait de se faire toute petite tout en masquant sa contrariété. Son regard mauvais détourna plus d’une personne qui aurait voulu lui adresser la parole. Mais la colère de ses iris clairs ne suffit pas à éloigner sa compagne de gauche. De ses yeux rouges, sans cligner les paupières une seule fois :
— Les esprits m’ont parlé. Je sais qui est ce malheureux. C’est pour ça que je suis là, pour aider la police à retrouver le tueur.
Une forte odeur d’alcool émanait de sa bouche aux dents pourries. Ella opina du chef, dans l’espoir que la mendiante finisse par se détourner de sa personne. Mais non, la pseudo-spirite continua de lui débiter tout un tas d’ineptie sans queue ni tête. Malgré toutes ses tentatives pour l’ignorer, la métallieuse échoua et se résigna presque à la laisser lui raconter comment le spectre de l’Empereur Boniface II lui parlait de sa dernière campagne militaire, celle qui lui coûta la vie, la tronche arrachée par un boulet de canon. La nécromancienne alcoolique coupa son babillage quand un bobby se fraya un chemin entre les gens entassés dans le recoin.
— Excusez-moi, mais je suis attendue !
— L’inspecteur Kerviller n’est pas disponible. Patientez !
Ella se demanda ce que pouvait bien faire cet inspecteur, car depuis qu’elle supportait sa pénible voisine, il n’avait pas montré le bout de son nez. D’ailleurs, personne ne semblait l’avoir vu depuis ce matin. Le ton montait, les gens excédés exigeaient de parler à quelqu’un quand ils ne quittaient pas tout simplement les lieux. Ella hésita à plusieurs reprises à suivre le mouvement. Sa boutique fermée, c’était ces faibles revenus qui en pâtissaient. L’état de ses caisses ne lui permettait pas de perdre son temps, d’autant plus que la mince clientèle ne se bousculait pas au portillon à cause de sa réputation. Rentrer, partir ?
Une horloge sonna midi. Les gens s’excitèrent encore plus, la faim tiraillant leur estomac. Ella n’échappa pas à la règle. Et sa voisine continuait de déblatérer une énième ineptie sur une vache sacrée lui ayant appris comment mieux conserver le lait.
Prendre les devants. Puisant une force endormie depuis trop longtemps, Ella convertit sa contrariété en une énergie audacieuse. La métallieuse bondit sur ses pieds et se dirigea vers les escaliers. Elle cacha son appréhension par un pas décidé et une tête haute d’une dame fière. Aucun agent de police ne l’interpella ni ne lui fit de remarque.
Parvenue au premier étage, Ella sentit ses muscles se détendre et ses épaules se voûter. Son dynamisme laissa place à une angoisse d’enfant en train de commettre une bêtise. La peur de se faire surprendre. Les sons du rez-de-chaussée résonnaient dans le couloir. De part et d’autre, des hommes et des femmes dactylographiaient dans certains bureaux. Mais nombre d’entre eux étaient vides. Des inscriptions sur les portes annonçaient son occupant ou le service. Ella parcourra le labyrinthe à la recherche du nom Kerviller. En vain. La métallieuse soupira, contrariée. La chance lui sourit quand une policière émergea d’une pièce, les bras chargés de papier. Reprenant contenance, Ella l’interpella.
— Dernier étage, au fond du couloir à gauche en sortant de l’élévateur.
Le grenier. Un sol en parquet vieilli. Une faible lueur émanant des œils-de-bœuf entre les poutres de la charpente. Quelques locatrices à huit pattes occupaient leur toile ici et là. Une vague odeur de café se dissimulait sous les effluves de poussières humides. La métallieuse avança à pas feutré telle une cambrioleuse sur les lattes grinçantes. Elle passa devant un premier bureau où une tête brune émergeait de derrière une pile de dossiers. Ella laissa le gratte-papier pour continuer sa route toujours avec la discrétion d’un chat. Une porte vitrée afficha le nom recherché. Un épais rideau la barrait. Ella frappa du bout des doigts. Pas de réponse. Dépitée, elle se détourna. Un miaulement s’échappa de sous le battant, puis des griffes s’acharnèrent sur le bois. D’une main hésitante, Ella baissa la clenche. Un gros chat roux dépenaillé passa la tête dans l’entrebâillement avant de retourner dans la pièce. Alors que la métallieuse allait quitter les lieux, encore une fois, elle entendit un grognement.
Son instinct la poussa à jeter un œil dans la mince ouverture. Quand ses pupilles se furent habituées à la aux ténèbres, un bureau sens dessus dessous se dessina. Des dossiers en pagailles, des empilements de papier et de livres traînaient de partout. Des bouteilles jonchaient le sol entre quelques vêtements. Le gros matou miaula et slaloma entre les débris jusqu’à un recoin occupé par une banquette bondée de couverture. Il sauta sur le tas qui bougonna et gesticula. Ella fronça les sourcils pour distinguer plus la forme mouvante. Elle chercha l’interrupteur. Ses doigts levèrent le petit bitoniau et la lumière fut. Des bras apparurent sous les couettes pour s’abattre sur une tête. Le chat dépenaillé se faufila sous les membres tandis que son maître grogna contre l’animal.
La métallieuse resta quelques instants interdite gênée. Mais une vague de colère remplaça vite sa première impression. Ses poings se serrèrent. Malgré tout, elle tenta de garder contenance. Elle savait d’expérience que ni l’ire ni l’exaspération ne fonctionnaient avec les policiers.
Comme toute personne bien élevée, elle frappa à la porte vitrée. L’homme sur la banquette poussa le chat, tira la couverture à lui. Ella répéta son geste de plus en plus fort et avec toujours plus d’insistance.
— Ouai c’est bon, ca va ! J’suis pas sourd, ronchonna une voix rauque encore endormie.
Un long corps remua avec peine pour se redresser. Une masse de cheveux blancs inondait un visage mangé par une barbe de trois jours mal taillée.
— Inspecteur Kerviller ?
Un gémissement lui répondit tandis que l’homme se levait en titubant. Il trébucha dans une bouteille de cognac vide. Sans gêne, il remballa sa chemise dans son pantalon d’où pendait une paire de bretelles.
Ella s’impatientait face à cette loque encore en train de décuver sa tournée d’hier.
— Je vous dérange peut-être ?
— Belle déduction ! Vous devriez entrer dans la police.
L’inspecteur s’affala sur la chaise de son bureau comme une vache morte. Il se frotta le front puis ses mains cherchèrent un remède contre la gueule de bois dans l’un des tiroirs. Il porta la bouteille d’alcool à sa bouche. La métallieuse perdit son sang froid. Elle bondit sur le policier. Le cognac parti faire un vol plané avant d’atterrir sur le plancher, déversant ses dernières gouttes. Kerviller observa son médicament se répandre sur le sol. Son regard n’exprima aucun sentiment, comme si le sommeil anesthésiait encore ses muscles. Puis il porta ses yeux vers la femme bouillante, mais qui gardait assez de décence pour ne pas en remettre une couche.
— Que puis-je pour vous ? soupira-t-il.
— Dans un premier temps, vous allez me présenter des excuses ! Je patiente depuis des heures pour vous parler alors que vous dormiez après bu ! Ensuite, j’évoquerai de la raison de ma venue.
— Je n’ai pas pour habitude de m’excuser, surtout que je ne m’estime pas être en tort. Si mes indélicats collègues vous ont laissé entendre que j’étais occupé, sachez que c’était vrai : je pionçais. Donc, si vous pouviez me dire pourquoi vous êtes ici, cela nous fera gagner du temps à tous les deux.
Ella ravala une parole acerbe. Mais cet ivrogne avait raison. Plus vite elle parlera, plus vite elle retournerait à sa boutique. Le journal s’écrasa sur le bureau.
— J’ai des renseignements pour le meurtre… l’homme décapité…
— Tout comme les trois douzaines de personnes qui ont défilé hier. Et pour m’apprendre que l’âme de ce bon monsieur est prête à communiquer avec moi ou bien qu’il…
— Je sais qui a créé l’animéca insectoïde trouvé sur le corps.
— Le Cénacle me livrera l’information avec toute l’exactitude nécessaire quand je lui aurais apporté la pièce. Je vous remercie de vous être donné la peine de venir me voir.
— Il vous mentira.
L’inspecteur se redressa sur sa chaise. Pour la première fois, depuis le début de leur entrevue, Ella eut l’impression d’avoir à faire à une personne sobre, au regard affûté. Ce changement la troubla. Un sentiment de désorientation la gagna sans qu’elle ne comprenne vraiment son origine. Puis elle saisit que l’homme la sondait pour évaluer le bien-fondé de ses paroles. Ella se redressa pour essayer de faire bonne figure malgré les rides de colères qui barraient encore son front.
— J’ignore comment il s’y prendra, mais D’Urbon de Castelfort vous fera parvenir des réponses falsifiées. Je peux vous certifier que le nom qu’il vous fournira ne sera pas celui du lieur qui a réalisé l’animéca.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
— Parce que c’est moi qui ai créé cet automate.
Kerviller observa son interlocutrice avec encore plus d’intérêt. Il plongea son regard dans le sien afin de détecter la force ou la faiblesse de sa conviction. D’autant plus que les menteurs ont tendance à baisser la tête et cligner des yeux. Exactement ce qu’elle ne faisait pas. Bien au contraire. La tête haute malgré quelques tremblements, cette métallieuse montrait une assurance maladroite. Elle ne craignait pas que l’on découvre son mensonge, mais la peur de ne pas être écouté s’exprimait au travers de son habitude.
— Et vous êtes ?
La métallieuse avala ses mots, mais finit par les cracher avec un brin d’appréhension.
— Ella Michinski.
Le sourcil gauche de l’inspecteur se souleva, témoin de sa surprise malgré la raideur de ses traits. Son regard s’assombrit.
— De la maison Michinski ? J’ignorais qu’il restait une femme…
— Je suis la veuve de Léonce Michinski.
L’étonnement de Kerviller fut plus marqué. Son veuvage, quinze auparavant, avait fait la une de la presse. C’est bien cela qui inquiétait la métallieuse. Ella ne douta pas une minute que l’inspecteur soit au courant de son passé. Bien que les cheveux de cet homme soient blancs, il devait être plus jeune qu’il en avait l’air. Ella lui donna au début de la quarantaine. Bref, assez vieux pour que connaître son histoire. D’ailleurs son regard lui confirma ses craintes.
— Durant mon mariage, mon époux avait la fâcheuse tendance à s’approprier mes créations. J’excellais dans ce domaine alors que lui était médiocre.
— Cela n’explique pas vos accusations qui sont très graves.
— D’Urbon de Castelfort était proche de Léonce et n’a jamais supporté l’idée qu’une fille comme moi puisse être plus compétente qu’eux deux réuni. Le maître du Cénacle a toujours cherché à me nuire et à « préserver » la renommée de la famille Michinski. C’est pour cela que je suis venue pour voir. C’est animéca, je l’ai réalisé.
Les yeux de Kerviller s’illuminèrent malgré un voile de retenue.
— Vous pouvez donc me dire qui est l’homme décédé.
— Hélas non. Comme je vous l’ai dit, Léonce me « passait » commande de certaines pièces puis il en faisait cadeau ou les revendait comme ces propres créations. Je sais cependant que des insectoïdes de ce style, j’en ai assemblé une dizaine et que ces automates ont été offerts à un cercle très restreint.
L’inspecteur se frotta les yeux. De toute évidence, la fatigue et la gueule de bois le tiraillaient encore malgré tous les efforts qu’il déployait pour être attentif aux paroles de son interlocutrice. À aucun moment, il ne remit en doute ses dires. Ce qui surprit beaucoup Ella.
— Auriez-vous conservé des documents qui pourraient nous aider à retrouver l’identité du défunt ?
— Si un tel document existe, il doit se trouver dans les archives du Cénacle.
— Archives accessibles seulement aux métallieurs.
L’inspecteur se tut. Son regard quitta son interlocutrice pour partir dans un vide. La métallieuse sentit une gêne d’être ignorer de cette manière dans ce lieu qu’elle n’appréciait pas face à un homme qui l’agaçait. Le silence l’écrasait.
L’oppression retomba lorsque le gros matou bondit sur le bureau pour réclamer quelques choses. Kerviller revint sur terre et caressa l’animal. Ella crut apercevoir un rictus sur le coin de sa bouche.
— Je pense que nous n’avons plus rien à nous dire Madame. Je ne vous raccompagne pas.
L’homme se leva, lui tourna le dos et se dirigea vers une de ces bibliothèques croulantes de livres et de papiers. Il poussa quelques ouvrages pour s’emparer d’une bouteille de cognac.