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Xian_Moriarty
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La clientèle fit défaut ce jour-là. Ella répara un petit automate déposé la veille par un habitué. Loin de croire dans les grandes capacités de cette dernière, il prisait surtout les tarifs avantageux. Rien. Elle soupira. Le problème ne venait même pas des lignes ou des nœuds, mais tout simplement d’un rouage en cuivre cassé. En un tour de main et avec quelques coups de clés, elle changea la pièce défectueuse. Cette réparation ne lui prit pas plus d’une vingtaine de minutes.

Beaucoup de propriétaires d’automates oubliaient que leurs objets relevaient d’abord de la mécanique. Ils ne fonctionnaient pas si aucun engrenage ne s’enclenchait les uns les autres. Les métallieurs apportaient l’énergie et les informations nécessaires pour que l’automate s’anime, surtout lorsque les marionnettes de métal proposaient de nombreuses variétés de mouvement. Le temps des danseuses étoiles qui tournaient sur un socle rotatif était terminé. Maintenant, les petits rats de l’opéra offraient de véritables spectacles. Enfin, pas vraiment de belles jeunes femmes aux joues rebondies, mais des créatures féériques avec des ailes de libellule ou avec plusieurs bras. Le Cénacle interdisait les créations à formes humaines depuis sa fondation. Malgré cela, des petits malins essayaient de temps en temps d’animer des automates humanoïdes. Mais le liage demandait tellement d’énergie, de minutie et de génie qu’une tentative n’était parvenue à des résultats concluants. Du moins, c’est ce que l’on lisait dans les archives du Cénacle.

Parmi toutes les grandes maisons des métallieurs, la famille Michinski faisait exception. Aucune structure ne pouvait se vanter d’une telle longévité ni d’un tel prestige. Depuis la fondatrice jusqu’à dernier membre de la lignée, tous avaient poussé l’art du liage dans ses retranchements pour présenter des réalisations fines, fluides, très silencieuses, le tout dans des métaux très purs. Mais ce fut César Michinski, son ancien beau-père, qui fit exploser la renommée de sa famille en présentant une pièce composite en bronze et cuivre. En effet, les alliages ne sont pas liables. Lui y était parvenu. Hélas, aucun de ses fils ni personne d’autre ne reproduisirent cet exploit. Pourtant, cela ne ternit en rien le prestige de cette honorable maison de créateur. Leurs automates s’arrachaient comme des petits pains contre des fortunes dans les ventes aux enchères. La famille vivait dans l’opulence de leur manoir-ateliers, loin des regards et des tumultes des mondanités. Leurs boutiques de la Capitale ne désemplissaient pas de clients qui venaient chercher un savoir-faire exceptionnel. En ce temps-là, des apprentis s’écharpaient pour obtenir une place afin de viser l’excellence.

Ella, par son mariage, entra, pour son plus grand bonheur à l’époque, au sein de cette famille qui faisait tant rêver. De plus, elle possédait le talent nécessaire à faire honneur à ce nom. Ses réalisations insectoïdes, fines et délicates, voire mêmes, volantes pour certaines, firent l’admiration des amateurs. Hélas, sa personne resta toujours dans l’ombre de son époux.

La sonnette tintinnabula alors que la porte grinçait. La métallieuse sursauta, perdue dans ses pensées. Les clients ne se bousculaient pas à portillon à cette heure de la journée. Les automates étaient des objets onéreux que seuls les plus favorisés pouvaient s’offrir. Or, ces gens-là travaillaient. À moins d’êtres des rentiers. Mais ces derniers fréquentaient les grands ateliers validés par le Cénacle.

Le sang d’Ella se glaça dans ses veines. Son cœur s’emballa de peur. Son esprit lui ordonna de prendre ses jambes à son coup, mais fuir ne pourrait être qu’un élément à charge contre elle. L’inspecteur Kerviller, mal rasé, proche du vagabond si son costume propre ne lui donnait pas des airs de bourgeois, affichait une mine mauvaise. Son regard d’aigle accablait la jeune femme. Petit lapin face à son prédateur. Il se planta devant le comptoir face à une Ella terrorisée à l’idée de finir en cellule. Encore une fois, elle s’enfonçait dans une spirale infernale alors qu’elle n’avait rien fait.

Kerviller la salua poliment. Son haleine empestait encore l’alcool, mais il ne se mouvait pas comme un homme ivre. La métallieuse resta muette, une boule d’angoisse dans la gorge.

Allez Ella, courage ma fille se répéta-t-elle pour trouver la force de parler.

— Ce n’est pas moi, je n’ai rien fait.

L’inspecteur leva un sourcil interrogateur. Son visage se détendit. Peut-être venait-il de prendre conscience que son comportement effrayait son interlocutrice aux regards de chaton perdu. Ses épaules se relâchèrent ainsi que tous les muscles de son front. Mais pas sa voix.

— Il faut qu’on parle. Auriez-vous un endroit plus discret pour discuter ?

Ella resta pantoise un moment. Ses yeux contournèrent le policier pour observer la rue. Pas de panier à salade, pas de bobbies. Son regard alla de l’extérieur à l’inspecteur. L’ordre qu’il venait de lui donner monta à son cerveau. Elle se leva en tremblant, ferma la porte de son échoppe et l’invita dans son logement à l’étage. Pâle comme un linge, elle croisa sa voisine qui descendait les escaliers avec ses taurillons qui manquèrent de peu de les renverser. Cette dernière lui jeta des regards indescriptibles. Sachant sa propriétaire en situation financière limite, s’imaginait-elle que cette femme, encore en âge de séduire, offrait des prestations particulières dans ses appartements ? L’inspecteur ne portait pas d’insigne pouvant permettre de signaler son emploi. Quand bien même, Ella n’était pas sûre que cela lui aura été favorable. Pourquoi un représentant des forces de l’ordre venait-il la voir chez elle ? La métallieuse ne put que baisser les yeux, incapable de tenir tête à tant de pression. Madame Lasmas les salua avec froideur et mépris. L’inspecteur grinça une vague réponse alors qu’Ella murmura un inaudible bonjour.

Ella installa l’inspecteur dans son salon puis prépara du thé à sa demande. Tandis que l’eau chauffait, elle l’observa discrètement ce que Kerviller faisait, comment il se comportait. Vautré dans un fauteuil, ce dernier scrutait avec un œil de lynx la pièce. Son regard semblait se poser sur le moindre grain de poussière qui ne devait pas se trouver là. Ella eut l’impression d’être partout sauf chez elle, chassé par le stress et l’aura de cet homme. Dans son angoisse, elle renversa de l’eau brûlante sur le parquet. Malgré cela, elle présenta deux tasses à peu près correctes.

Un terrible silence s’installa dans la pièce. Elle tenait son breuvage comme si sa vie en dépendait, contemplant les imperfections de son plancher. Les yeux de l’inspecteur l’écrasaient plus encore qu’un quintal de charbon. Ce dernier prenait d’ailleurs plaisir à froncer les sourcils dès qu’elle cherchait à relever la tête. Machinalement, elle reprenait sa position d’observatrice des lattes.

— Je vous fais peur.

Ses doigts serrèrent sa tasse. Sa gorge bredouilla quelques phrases négatives, mais ses hésitations en dirent plus. Cela parut amuser l’inspecteur.

— Vous n’auriez pas un peu de whisky ou de cognac.

Ella déposa sa boisson et s’exécuta. Kerviller lui arracha la bouteille des mains quand elle revint.

— Calmez-vous un peu. Je ne suis pas là pour vous arrêter. Sinon, je ne serais pas en train de prendre une tasse de thé.

Il versa une longue rasade l’alcool en guise de lait, puis avala une gorgée de son cognac au thé. Un horrible effluve d’éthanol s’échappa de sa bouche. Ella fit un effort pour ne pas plisser du nez. Cet inspecteur était l’un des pires hommes qu’elle avait rencontrés au cours de son existence. Comment un policier pouvait-il être aussi négligé et consommer autant de boisson alcoolisée dans l’exercice de ses fonctions ? Une question bête, mais elle n’eut pas spécialement envie d’en avoir la réponse. Pour le moment, elle voulait surtout qu’il lui lâche ce qu’il avait à lui dire et qu’il parte ! Kerviller reprit la parole une fois qu’elle fut réinstallée dans son fauteuil.

Il s’était rendu auprès du Cénacle pour faire analyser l’insectoïde. Comme la métallieuse l’avait averti de leur premier entretien, il ne put pénétrer à l’intérieur du manoir. Grise était un cerbère à toute épreuve que rien n’effrayait. Tous les échanges se firent par un intermédiaire – le jeune Luc – alors que Kerviller faisait le pied de grue à l’extérieur sous les yeux de la gorgone. Ce petit manège dura plusieurs heures. Un moment extrêmement pénible et qui déboucha sur peu de chose. Urbon de Castelfort lui fit pourtant l’honneur de le faire entrer sur le pas du hall. Ce dernier vient assurer à l’inspecteur que le Cénacle allait précéder à une enquête interne pour en savoir plus. Kerviller insista sur l’animéca retrouvé sur le corps. Le maître du Cénacle grimaça en lui rendant la pièce. Il affirma que cette réalisation était une pièce de collection de la famille Michinski. Quand Kerviller haussa le ton pour obtenir un nom, Urbon de Castelfort se contenta de faire remarquer que la lignée était éteinte depuis près de quinze ans. Bref, il lui confirma donc ce que la métallieuse lui avait avoué quelque temps auparavant.

— Le Cénacle marche en vase clos et je ne peux pas y pénétrer. Mais vous vous le pouvez. Je viens solliciter votre aide.

Ella manqua de faire tomber sa tasse de thé. De tout ce qu’elle avait pu imaginer, cette option n’avait même pas été envisagée. Trop improbable. D’autant plus que d’une manière ou d’une autre, elle était impliquée dans cette sordide affaire. Certes de loin, mais concerner malgré tout.

— Je crains de ne pas pouvoir être d’une grande aide. Je n’ai plus mes entrées au Cénacle depuis…

— Depuis la mort de votre mari. J’ai lu votre dossier.

La porcelaine de la tasse grinça. Les doigts d’Ella s’agrippèrent à l’objet comme s’il s’agissait de sa vie. Savoir que cet inconnu, policier de surcroît, en sache autant sur elle la mettait très mal à l’aise. Bien qu’il ne soit fait mention de rien, elle eut l’impression qu’il cherchait à la faire chanter.

— Non… je… c’est impossible.

Jamais un fond de tasse avec un peu de marre de thé ne lui parait aussi intéressant, d’autant plus que le regard de l’inspecteur l’abattit sur elle avec la violence d’un taureau contrarié.

— J’insiste.

— Je crois que vous ne vous adressez pas à la bonne personne.

— Ce n’est pas ce qui est noté ici.

L’inspecteur tira un bout de papier de son surcot. Donné en catimini par Grise, un « message » invitait à trouver de l’aide auprès d’Ella Michinski, l’une des meilleures métallieuses et métallectrices du Cénacle.

Ella prit le mot qu’il lui tendit. L’écriture curviligne très soignée, avec les larges boucles, correspondait à la plume de Dame Amaranthe. Trop de choses se bousculaient dans son esprit. Sa vieille amie ne lui avait donné aucune nouvelle depuis leur entretien. Si elle ou son élève avaient découvert ne serait-ce qu’une information, pourquoi aucun télégramme ne lui était parvenu pour évoquer l’avancer de ces recherches.

— Je vais être honnête avec vous, Madame Michinski. Je pense que vous êtes une naïve imbécile. Vous avez misé sur le mauvais cheval. Vous vous être retrouvé dans des situations difficiles parce que vous avez été incapable de vous défendre à cause d’une timidité maladive. Aujourd’hui, vous êtes seule à faire un métier qui ne vous plaît pas uniquement parce que vous n’avez pas eu le courage de vous imposer. Votre nom est désormais lié à une affaire sordide. Le Cénacle vous couvrira pour se protéger lui-même. Moi pas. Donc vous allez accepter ma proposition. Si vous parvenez à obtenir les informations dont j’ai besoin, je ferais en sorte que vous n’apparaissiez pas dans ce dossier.

Le sang d’Ella quitta ses veines. Durant un court instant, elle crut que son cœur menaçait d’imploser. Puis il reprit son rôle, mais celui d'une pompe emballée par un excès de charbon qui charriait un flux sanguin bouillonnant. Parfois, la personnalité introvertie de la métallieuse explosait, laissant la place à une femme de caractère à qui il ne fallait pas chercher des noises. Le stress et la peur aidant, elle bondit sur ses deux pieds.

— Sortez de chez moi !

Kerviller se leva aussi pour venir se planter devant elle. Elle tremblait plus qu’une plaque tectonique. Des larmes apparurent à la commissure de ses yeux, mais refusèrent de quitter les paupières face à ce policier.

— Je ne sortirais pas d’ici tant que vous n’aurez pas répondu favorablement à mon ordre.

— Hors de question d’obéir à un ivrogne dans votre genre ! Sortez de chez moi !

— Je ne peux pas ! Tout dans mon enquête me conduit au Cénacle. Je ne peux pas y entrer ! Vous, vous le pouvez !

— Je m’en fiche ! Je ne veux plus rien avoir à faire à la police, plus jamais ! De toute façon, ne suis-je pas l’un de vos suspects ? C’est pour me faire tomber que vous faites cela ?

— J’ignorais que vous souffriez aussi d’un syndrome de persécution. Peut-être que vous êtes plus mouillée dans cette affaire que ce que vous voulez bien me le faire croire.

Il s’approcha d’elle, la toisant de toute sa hauteur. Malgré sa colère et sa rage, Ella recula, refusant cette proximité malsaine. Mais dès qu’elle cédait une once de terrain, il en prenait deux. Jusqu’à ce qu’elle se retrouve coincée entre le mur et lui. Son sang chaud la fuit en passant par ses oreilles pour laisser place au froid de la peur. Les yeux de rapace tueur la paralysèrent alors que son haleine plein de whiskies l’intoxiqua. Elle ne put que détourner la tête. Et une larme perla.

Un soupire éthylique lui chauffa les joues. L’inspecteur recula de quelques pas puis alla s’emparer la bouteille d’alcool. Il en but une telle gorgée qu’Ella crut qu’il liquidait le cognac. Il dit penaud :

— Je ne connais rien à votre monde. Les métalliseuses, les métallecteurs. Je ne saisis pas vraiment ce que vous faites avec les métaux et les automates. Je ne sais pas non plus pourquoi le gouvernement laisse le Cénacle autant de privilèges, à tel point que la police ne peut même pas enquêter sur un meurtre. Par ailleurs, je pense que votre seul tord dans cette affaire est d’avoir voulu vous disculper. Vous n’avez pas confiance dans les forces de l’ordre et cela se comprend. Comme je vous l’ai dit, j’ai lu votre dossier. Et il est vide si je peux me permettre de m’exprimer ainsi. La majorité des documents vous concernant sont des accusations émises par Louis d’Urbon de Castelfort. J’ose imaginer que cela ne vous surprend pas.

Ella hocha la tête. Elle se traîna jusqu’à un fauteuil afin de reprendre ses esprits. Quand son regard se reposa sur l’inspecteur, ce dernier lui tendit une tasse de thé. Son malaise avait-il été aussi visible et aussi violent qu’il lui offrait un réconfort. Sa main se saisit de la tasse. La chaleur pénétra avec douceur dans ses doigts. Le liquide chaud apaisa son tournis.

— Je reviendrais vous voir demain en fin de journée. D’ici là, réfléchissez à ce que je vous ai proposer. Et sachez que si vous n’étiez pas venu me trouver, il est possible que vous n’ayez jamais été nommé dans cette affaire. Si ce que vous m’avez dit est vrai, même le maître de votre Cénacle ne vous aurait pas impliqué. Vous vous êtes jetée dans la gueule du loup toute seule. Chance pour vous, je suis un loup ivrogne et qui a besoin d’aide. À demain.

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