Ren.
L'aube en ville a une aura particulière qui n'est ni désagréable ni chaleureuse, juste un peu mélancolique. Pas un chat dans les rues. Seulement moi et le silence.
Je suis là, planté comme un bon toutou devant la bâtisse du Chaste&Purity, les bras croisés, les paupières lourdes de fatigue et les pensées flottantes. Pas franchement mon endroit préféré, mais quand le prince me demande un service, je le fais. Même quand c'est un caprice déguisé en escapade.
La condition était claire : venir après la tombée de la nuit et repartir avant à l'aube. Ce fut ce que j'avais exigé pour que le prince puisse aller voir sa belle courtisane. Mais bon de toute façon, personne ne connaît ni son visage, ni le mien ; un général invisible, un prince fantôme. Belle paire.
Je m'appuie contre un lampadaire, ma dague contre ma poitrine. Je bâille, pense au sommeil que je n'ai pas eu, à la poussière de la rue que j'ai encore sur la peau, et à la nuit étrange que je viens de passer. Mes pensées dérivent, paresseuses, puis elle me revient ; cette femme des rues pleine d'audace.
Mais mes pensées sont coupées net quand les portes de la maison finissent par s'ouvrir, grinçant doucement, comme si elles regrettaient déjà de laisser partir le prince. Akira descend les marches avec la légèreté de quelqu'un qui vient de vivre une expérience extraordinaire. Son regard brille et ses lèvres esquissent un sourire satisfait, qu'on ne voit qu'après une nuit réussie.
Je me redresse, curieux malgré moi.
— Alors, Altesse ? Ça valait le détour ?
Il s'étire, presque guilleret et ne répond pas tout de suite, se contentant de souffler un rire discret, presque gêné.
— C'est une femme incroyable, prononce-t-il enfin, un sourire au coin.
— Mais encore ?
On commence alors à marcher. Le palais est encore très loin, et le prince est d'humeur très bavarde.
— Elle est bien plus différente de ce que je m'imaginais. Bien plus humaine... magnifique aussi.
Je hoche la tête, les mains dans les poches de mon haori. Il continue ensuite, décrivant sa voix, ses gestes, ce qu'elle lui a dit.
Chaque mot qu'il prononce me fait bizarrement écho et il me faut faire un effort pour rester concentré sur ce qu'il dit, car son visage rayonne plus que le soleil qui se lève, comme s'il avait enfin trouvé son petit trésor.
Ça me fait plaisir de le voir ainsi car je suis le mieux placé pour savoir qu'il y a des gens qui vous réparent sans le vouloir, simplement en étant là, existant près de vous.
Une fois au palais, Akira me fait un signe distrait avant de disparaître dans ses appartements. Je fais de même, hésitant entre la chaleur de mon bain ou celle de mon lit . La poussière me colle tellement à la peau que j'opte pour la première option.
Je retire mes habits en silence et me glisse jusqu'à la salle d'eau. Devant le miroir, je marque une petite pause. Mon reflet me saute presque au visage : des cheveux en désordre, des cernes creusés, des lèvres gercées... J'ai l'air d'un homme qui rentre de guerre.
Mais je rentre de guerre...
Alors je n'y prête pas plus attention — cette idée restera pour toujours mon excuse à mon apparence.
Je finis par me glisser dans la baignoire en bois, dans l'eau préparée la veille par les servantes du palais. Elle a eu toute la nuit pour refroidir, et désormais, son froid mordant me saisit jusqu'à l'âme. Je frissonne, regrettant presque mon escapade avec le prince — ne serait-ce que pour ce bain qui, hier encore, m'attendait chaud.
Je me lave lentement, avec la minutie d'un rituel ancien, comme si chaque geste avait une importance sacrée. Peut-être est-ce réellement le cas car, une part de moi le pressent : ce moment volé au tumulte du jour sera sans doute le seul où j'aurai une chance de faire le vide. Ou du moins, de m'y efforcer.
Quand je sors de mes appartements, le palais est enfin en mouvement — il doit être huit heures. Les domestiques vont et viennent et les bruits de pas résonnent dans les couloirs. Je marche sans trop réfléchir, laissant mes bottes me guider dans les méandres familiers de ce château que je connais presque mieux que ma propre chambre.
Puis, d'un simple écho, quelques chuchotements attirent mon oreille. Faibles, mais insistants.
Je m'arrête et écoute aux murs.
Des voix. Trois, peut-être quatre. Des voix basses, précautionneuses. L'une d'elles prononce le nom du roi, une autre celui du prince, puis une troisième quelque chose d'à peine audible : « Il faut que ce soit fait avant lui. »
Mon sang se glace.
Je m'approche à petit pas, le dos collé au mur. La porte d'où viennent les voix est entrouverte. Mais au moment où je tends la main, un craquement de bois sous ma botte trahit ma présence.
Plus un bruit. Je pousse la porte sans attendre.
Personne.
La pièce est complètement déserte, comme si elle l'avait toujours été. Pourtant, l'air est encore lourd de murmures. Je jette un œil autour de moi. Rien. Pas même une ombre. Mais je ne suis pas idiot, et je sais que le roi n'était pas fou quand il m'a ordonner de protéger son fils à sa mort.
Le puzzle commence à se mettre en place dans mon esprit, et ça ne me plaît pas du tout.
Je quitte le palais, le crâne en vrac. J'ai besoin d'air ; d'un vrai, pas celui qui pue l'intrigue et les faux-semblants. Mes pas me portent sans que j'y pense jusqu'au quartier nord. Ils ont planté un parc là-bas pendant que je me battais à l'autre bout du monde. Presque deux mois que je suis rentré, et je n'y avais encore jamais mis les pieds.
Ça me ressemble.
Le parc est aussi beau qu'on le prétend. Les cerisiers sont encore jeunes, un peu frêles, mais ils tiennent bon. L'herbe est fraîchement coupée, et l'été s'accroche à la peau. Je trouve un coin d'ombre et m'y allonge sans réfléchir. Au-dessus de moi, le ciel s'étire, vaste et bleu ; un bleu presque trop pur pour être vrai.
Je laisse mon regard se perdre dans l'immensité du ciel, jusqu'à ce que le monde autour de moi s'efface doucement. Mes paupières tombent sans prévenir, lourdes d'un poids que je portais sans le savoir. Je sombre dans le silence, avec la satisfaction d'enfin trouver le sommeil après une nuit à veiller comme un chien.
Je ne sais pas pendant combien de temps je dors mais le sommeil m'enveloppe depuis bien longtemps. Cependant quelque chose réussi à me tirer de ma sieste. Un bruit à peine perceptible. Un léger éclat d'eau, si fugace, si léger que l'instant d'après, je doute même de l'avoir entendu.
Je me redresse tout de même, la tête encore lourde, mes sens en alerte, éveillés par un instinct plus puissant que la fatigue. Comme si quelque chose me poussait à bouger, un frisson me parcourant, un mauvais pressentiment.
Il y a quelque chose. Je sais qu'il y a quelque chose.
J'écoute attentivement les vibrations, ce sont bel et bien des éclaboussures, sûrement une chute dans l'eau ? Il n'y a pourtant pas de cris...
Mon esprit se met en marche, sans que je ne puisse l'arrêter. Je me lève d'un coup, l'adrénaline soudainement envahissante.
Je scrute l'horizon et avance à pas rapides vers la source du bruit, qui lui persiste. Puis, après quelques secondes, je la vois. La petite silhouette. Elle se débat dans l'eau, ses bras frénétiques cherchant à se raccrocher à quelque chose qui n'existe pas.
Je fonce sans réfléchir et plonge dans l'eau sans une pensée supplémentaire, mes bras se frayant un chemin à travers la surface mouvante, mes muscles tendus comme des ressorts, nageant avec l'urgence de quelqu'un qui sait que chaque seconde compte.
Je l'atteins enfin, mes mains se refermant sur un petit poignet frêle, secoué par la panique. Son regard est emplis de peur et de désespoir.
Je la tire d'un coup hors de l'eau. Le poids de son corps trempé pèse sur moi, mais je ne m'arrête pas et nage jusqu'à la rive, enfonçant mes pieds dans le sol marécageux, cherchant la terre ferme. Chaque mouvement est une lutte, chaque respiration est une victoire sur l'eau qui tente de nous engloutir. J'atteins enfin la rive, haletant, luttant contre la fatigue.
Je repose la petite sur l'herbe, son corps trempé s'étendant sur le sol, sa poitrine se soulevant dans un effort désespéré. Je m'agenouille aussitôt et presse mes mains contre sa poitrine. Mes gestes sont précis, instinctifs.
J'en ai vu d'autres. J'ai vu trop de corps s'éteindre pour me laisser engloutir par la panique. Et pourtant... quelque chose me serre la gorge. Une sensation sourde, étrangère — un mélange d'impuissance et de soulagement brut quand enfin, j'aperçois de l'eau sortir de son corps suivit d'une grande inspiration.
Elle tousse encore quelques secondes, puis se redresse, légèrement déstabilisée. Ses yeux se portent sur moi, écarquillés, cherchant à comprendre qui je suis et ce qui vient de se passer.
— Ça va aller petite, tu es hors de danger... dis-je d'une voix basse, encore haletante.
Elle ne répond pas tout de suite, essayant de reprendre son souffle, tremblante, l'eau dégoulinant le long de ses vêtements. Elle reste silencieuse, les yeux fixés sur moi, peut-être encore dans un état de choc. Puis, après une longue pause, elle murmure.
— Merci beaucoup...
Sa voix est faible, mais il y a quelque chose d'insistant dans son regard. Je hoche de la tête, mais reste prudent car elle n'est pas encore sortie d'affaire ; l'eau qu'elle a ingurgitée pourrait la rendre très malade. Je me redresse et tend la main vers elle, elle hésite un instant mais finit par l'accepter.
— Comment t'es-tu retrouvé dans cette situation ? je lui demande.
Elle regarde ses mains, tremblantes, comme si la réalité lui revenait lentement. Je remarque d'ailleurs qu'elle tient fermement un bouquet d'herbe médicale dans sa paume gauche.
— Je voulais juste... juste aller chercher ces herbes sur le lac, dit-elle, comme si c'était la chose la plus évidente au monde.
Je fronce les sourcils, la laissant continuer, essayant de comprendre le pourquoi du comment.
— Une des femmes là où je vis est très malade, elle est enceinte et je sens qu'elle va bientôt accoucher d'ici quelques jours.
Je me force à ne pas poser de questions inutiles. Ce n'est pas le moment de chercher des réponses, mais de la rassurer.
— C'est très risqué d'aller dans un lac lorsqu'on ne sait pas nager petite, je commence. Mais ta cause est très brave, et tu les as finalement tes herbes, finis-je en pointant du menton le bouquet d'herbe qu'elle tient.
Elle lève les yeux, me regardant enfin, comme si elle me voyait vraiment pour la première fois. Ses yeux sont profonds, sages malgré son jeune âge, comme si la vie l'avait déjà mise à l'épreuve de bien trop de façons.
— Tu veux plus d'herbes petite ? Ce sont lesquels ?
Mon regard balai les verdures sur le bord du lac, cherchant cette fameuse plante médicinale.
— Celle-ci, au milieu du lac. Le Kuwai vert qui brille.
Je vois très bien de quoi elle parle. Alors sans une once d'hésitation, je repars vers le lac jusqu'à ne plus avoir pied et nage vers la plante. Lorsque j'attrape un bon bouquet de celle-ci, je me retourne vers la rive et aperçois un long sourire gai sur le visage de l'enfant.
Je laisse échapper un léger soupir lorsque je repense à la raison de sa noyade. Une enfant avec une telle responsabilité, c'est une chose rare. Peut-être encore plus dans ce monde, où les faibles sont rapidement laissés de côté.
— Merci infiniment monsieur ! dit-elle en saisissant la plante que je lui tend.
— Je t'en prie, dis-je en m'accroupissant à sa hauteur.
Elle range ses herbes dans sa bandoulière trempée et viens me redonner un de ses innocents sourires.
— Tu t'appelles comment ? finit-elle par dire.
Je reste un moment silencieux. Hésitant entre la vérité et le mensonge. Je choisis évidemment la facilité.
— Uzo, et toi ?
— Snow, prononce-t-elle en regardant le sol.
Un prénom bien étrange pour une fillette japonaise. Mais je comprends aussitôt. Il n'y a qu'un seul endroit dans cette ville où l'on affuble les filles de noms aussi poétiques : cette foutue maison close, Chaste & Purity.
— C'est très joli, je dis. Et ça te va très bien.
Je lui souris tendrement, moi-même surpris par tant de douceur dans ma voix. Mais la petite reste un moment perplexe.
— Tu trouves... prononce-t-elle enfin les yeux rivés vers le sol, honteuse.
— Sûr et certain. Tu sais ce que ça signifie ?
Elle hoche la tête négativement, ses cheveux trempés lui collant aux joues.
— Neige... en anglais.
Ses yeux s'agrandissent, s'illuminent, comme si je venais de lui révéler l'emplacement d'un trésor secret. Elle se met à sautiller dans les flaques avec l'enthousiasme d'un chaton découvrant le monde.
— Tu sais parler anglais !?
Je ricane et approuve. Grandir au palais oblige à apprendre les langues étrangères, y compris l'anglais, que je parle aussi bien que ma langue maternelle.
— Allez, rentre chez toi maintenant, je dis en me redressant, le ton un peu plus sec.
— Tu m'accompagnes ? souffle-t-elle.
Je reste un instant interdit. Ses grands yeux levés vers moi. Il est vrai qu'il serait plus juste oui, de la raccompagner. Le monde n'épargne pas les enfants seuls, encore moins celles de son genre.
— D'accord, je murmure finalement, la voix plus douce.
Son visage s'illumine à nouveau. Elle me tend la main pleine de confiance, mais je remarque qu'elle chancelle légèrement, ses jambes semblent prêtes à céder.
— Tu veux monter sur mon dos Snow ?
Elle me regarde avec surprise, puis hoche la tête, naturellement.
— Pourquoi pas.
Je m'accroupis et elle grimpe aussitôt. Ses mains gigotent de partout, s'accrochant maladroitement à mon cou et sa chaleur d'enfant contraste avec l'humidité glacée de ses vêtements.
Nous marchons à travers le parc. Le silence est brisé par ses paroles, douces et sincères. Elle me pose des questions sur mon métier — je lui répond que je suis pêcheur.
Puis elle me parle de sa passion : la médecine. Elle me raconte les plantes, les remèdes, les brûlures, les femmes blessées qu'elle soigne comme elle peut. Elle évoque Flower, celle pour qui elle a risqué sa vie aujourd'hui, celle tombée enceinte de son client. Et puis elle me parle de Blue, la plus douce de toutes, la plus aimée.
Chaque mot qu'elle prononce est un pan de son quotidien qui s'effondre devant moi. Ce n'est clairement pas une enfance, c'est une survie. Elle n'a même pas dépassé dix ans et déjà le monde lui a volé sa légèreté.
Mais malgré tout, elle parle encore, elle rit un peu, elle décrit sa journée dans les cuisines, les odeurs, les plats, les maladresses. Et dans tout ça, il y a cette lumière, cette résilience, une force invisible dans sa voix qui me fend le cœur.
Elle est bien plus forte que ce qu'un enfant ne devrait jamais être.
Lorsque nous atteignons la maison close, elle descend doucement de mon dos et me remercie d'une voix minuscule, pleine de reconnaissance.
— Désolée pour tes vêtements mouillés.... Je vais te trouver des habits secs, viens, dit-elle en me faisant faisant signe de rentrer.
Je n'ai même pas le temps de répondre que déjà elle disparaît à l'intérieur, laissant derrière elle une traînée de petites empreintes mouillées sur le parquet ciré. Je soupire et pénètre à mon tour dans la bâtisse.
Des regards féminins se posent sur moi, méfiants, voire hostiles, et je comprends parfaitement...
Il n'est même pas midi, et voilà qu'un homme franchit déjà les portes de cette maison. Par ailleurs, celle-ci est étrangement calme : pas de musique, pas même la matrone de la veille à son poste. Juste le silence et les pas de Snow que je suis jusqu'à une immense porte de chêne, exagérément fastueuse.
De l'autre côté de celle-ci, j'entends sa voix. Elle parle à quelqu'un, à voix basse... et ce n'est que quelques minutes plus tard qu'elle ressort, un sourire immense aux lèvres.
Je jette un coup d'œil furtif à l'intérieur : un grand balcon, une coiffeuse luxueuse, des draps en soie, des rideaux brodés... Ce ne sont clairement pas les appartements d'une simple courtisane car même mes quartiers au palais n'ont jamais connu autant de raffinement.
— Il ne faut pas faire de bruit, elle dort. Mais elle t'a autorisé à entrer, viens.
Je hoche la tête, silencieux, pas besoin de parler. J'entre alors dans la chambre. Une odeur enivrante de parfum me frappe aussitôt. Snow me désigne un paravent derrière lequel me changer, ce que je fais sans un mot. Une fois habillé, je ressors sans poser les yeux une seule fois sur la femme endormie dans le lit.
Ce serait un affront. Elle doit être bienveillante, pour avoir accepter cela.
— Merci Snow. Je reviendrais pour rendre les vêtements, je dis une fois sortie de la chambre.
— Tu peux les garder, ils étaient à un client qui est mort récemment, dit-elle d'un naturel monumental.
Je reste un instant figé, un peu gêné de porter les habits d'un mort. Ce n'est qu'un tissu et pourtant, il pèse soudain très lourd sur mes épaules.
— Je vois, dis-je, la gorge un peu serrée.
Puis je me dirige ensuite vers la sortie, suivit de la petite. Nous nous disons au revoir brièvement, et quand je traverse le seuil de la porte, Snow me rappelle pour me fait un petit signe de la main. Je le lui rends, lentement, avec un sourire sincère. Et quand je la vois à travers l'entrebâillement de la porte, si frêle et pourtant si grande, je me dis que certains enfants portent le monde plus dignement que bien des rois.
Puis enfin, je m'éloigne, le cœur un peu plus léger, tournant les talons malgré moi, avec cette étrange sensation d'avoir accompli un tout petit acte de bien.
Mais dans ce monde pourri, c'en est déjà beaucoup.