Ren.
La ville pue toujours autant.
Je la reconnais à l'odeur avant même d'en voir les remparts : fumée, ordures, métal rouillé. Les années passent, mais rien ne change vraiment. Les rues sont peut-être pavées de pierre, mais elles charrient toujours la même crasse.
Je tire sur les rênes de mon cheval. Le vent chaud soulève la poussière, la collant à mes vêtements. La grande porte Est s'ouvre devant moi sans un mot. Le Chien du Roi n'a pas besoin d'aboyer pour qu'on entende sa présence.
Je laisse la ville m'avaler. Mes hommes commencent les tambours et les pétards pour annoncer au peuple — mais surtout au Roi, que je suis de retour.
Les regards se détournent. Certains marchands baissent les yeux d'autres me souris. Je n'ai pas mis les pieds ici depuis deux ans, mais la capitale reste la même. Et ça me va.
Je traverse le quartier des marchands, puis celui des temples, pour enfin arrivé à celui des plaisirs. La chaleur est lourde, pesante, elle semble s'installer sur les toits et rendre l'air presque épais. Je n'écoute pas les rumeurs qui flottent entre les ruelles, mais elles finissent toujours par m'atteindre.
Le Général est de retour.
Le Roi est mourant.
Le diamant est aux fenêtres.
Je remarque mes soldats s'agiter, sûrement eux aussi ont entendu : « Le diamant est aux fenêtres. » Mais cette agitation n'est rien comparé à celle des courtisanes du quartier, qui s'emploient à saluer chaque homme d'un regard appuyé, l'invitant à passer la soirée avec elles.
Je n'y prête pas attention. Les beautés en cage ne m'intéressent pas.
En arrivant devant la maison close la plus fréquentée, Chaste&Purity, j'aperçois une silhouette au balcon, haut dans le ciel. Je suis certain, c'est elle : « le diamant aux fenêtres ». Les hommes en bas s'agitent encore plus, excités de la voir, mais honnêtement, elle est à peine perceptible, perchée au septième étage.
Malgré la distance, je sens autour d'elle quelque chose de mélancolique. Le monde de la prostitution n'est pas bien différent d'un champ de bataille, je me dis.
Mais cette femme s'en va aussi vite qu'elle est venue, et le palais lui m'attend, assis sur la colline la plus haute de la ville, comme une bête repue.
Là-haut, tout sent l'encens et l'or, mais le sang n'est jamais bien loin. Je ne franchis jamais les portes avant d'avoir fait taire mon cheval et puis mon cœur.
Le Prince m'attend dans ses appartements privés.
Akira Mato, héritier du trône. Faible de constitution depuis la naissance — malade, mais pas assez pour mourir.
Il est assis près des fenêtres ouvertes, vêtu d'un kimono simple, presque trop sobre pour un prince. Il a dix-neuf ans cette année, mais il paraît si mature qu'on pourrait penser que lui et moi avons le même âge.
— Ren.
Sa voix est basse, comme toujours. Je m'incline juste ce qu'il faut. Ni trop, ni trop peu.
— Votre Altesse.
Il me fixe un long moment, cherchant quelque chose dans mes yeux. Il ne trouve rien.
— Tu m'as manqué, mon frère, dit-il en s'approchant.
Sans prévenir, il m'enlace de ses bras frêles. Cette étreinte me signale alors que notre relation, même après deux ans reste inchangée.
Mais étonnement ce n'est pas ni sa maigreur ni son amour qui me frappa en premier.
— Je t'ai toujours connu grand, mais... qu'est-ce que tu as poussé en deux ans !
Il ricane gêné, mais il n'y a pas de quoi l'être. Le petit me dépasse déjà. Moi qu'on appelle le titan du pays, je me fais dépasser de la moitié d'une tête.
— Combien tu mesures ? Demandais-je curieux.
— Deux mètres, d'après le médecin de la cour.
Je reste ébahi, un sourire scotché aux lèvres.
— Je risque encore de grandir selon lui et apparemment c'est ma croissance qui me rend faible.
Mon sourire s'éteint. Je reste silencieux, ne sachant pas quoi lui dire. Le silence s'installe entre nous un instant, mais il n'est pas lourd.
Je me laisse aller contre le mur, me redressant un peu, et observe le prince.
Il a changé, mais il reste le même. Je vois dans ses yeux cette flamme que je connais très bien, cette étincelle d'insouciance qui le rend encore plus humain que n'importe qui dans ce palais. Pas de fard, pas de distance imposée par son statut. Juste lui, un jeune homme simple.
— Tu sais, même à deux mètres, tu n'es toujours pas assez grand pour m'impressionner, lui dis-je en souriant pour détendre l'atmosphère.
Il rit, un rire léger, presque enfantin.
— Peut-être, mais j'ai bien l'intention de te surpasser dans tout les domaines.
Son regard se fait un peu plus sérieux, mais il y a encore cette lueur de défi.
— Qu'est-ce qui t'amène à la capitale ? C'est pas tous les jours qu'on voit une telle entrée, surtout avec des tambours aussi bruyants, exclame-t-il.
Je le regarde attentivement, cherchant à comprendre s'il cache quelque chose derrière cette curiosité bienveillante. Mais je ne vois rien.
Il hausse les épaules, comme pour minimiser la chose.
— Des affaires à régler, dis-je en levant les yeux au ciel.
Il me regarde perplexe. Ma réponse ne l'a pas satisfait.
— Tu es toujours la bienvenue ici.
Je sais, oui.
— Et toi pourquoi m'avoir demandé si vite ? Je t'ai trop manqué ? Lançais-je, taquin.
— J'avais juste envie de revoir un visage que je connaissais. La cour n'est pas un endroit où l'on trouve de la compagnie sincère.
Il n'a pas tort — le prince s'est toujours montré bien plus intelligent et observateur qu'il n'y paraissait, et cette admission n'est pas anodine. Mais je préfère me taire, n'ajouter aucune question qui pourrait mettre la conversation sur un terrain trop glissant.
— C'est clair que c'est pas dans ce genre d'endroit que tu trouveras ça, je réplique en lui offrant un autre de mes sourires moqueurs.
Il me regarde, ses lèvres s'étirant.
— Peut-être... mais je ne pense pas que tu sois le mieux placé pour parler de ce genre de chose.
Je hoche la tête, amusé.
Encore une fois, il n'a pas tort.
— Vous avez bien raison, mon futur Roi, ajoutai-je pour l'embêter.
Il renchaine de suite, piqué.
— Arrête, tu sais très bien que ça m'intéresse pas. Je préfère ce qui se passe dehors, là où est la vraie vie.
Là où il n'y a pas de masque.
Malgré son humour et son attitude décontractée, je connais un prince qui rêve d'aventure. Et c'est ce qui m'inquiète avec lui. La moindre chose saura attiser son attention.
— Fais attention à ce que tu souhaites Altesse. Le monde dehors peut être beaucoup plus violent que la cour.
Il incline la tête, comme s'il pesait mes mots.
— Je sais oui.
— À t'entendre, tu sais tout !
Il me sourit, soupire puis se lève lentement, ajustant son kimono.
— Bon, tu m'as ennuyé avec tes conseils. On devrait sortir, ça fait trop longtemps qu'on s'est pas promené ensemble.
Je lui lance un regard suspicieux.
— Tu vas sortir comme ça ?
— Et pourquoi pas ? Personne ne me reconnaîtra, et au pire, on se cache.
Je me redresse, prêt à le suivre. Il y a quelque chose de rassurant dans cette simple idée. On n'a pas besoin de se parler pendant des heures, juste de se partager un moment à deux.
— D'accord, d'accord... Mais si tu me faire du babysitting je te casse en deux.
Le soleil brillait fortement dans le ciel. Akira et moi déambulions tranquillement, sans hâte, prenant le temps d'absorber l'agitation qui nous entourait. Les marchands criaient leurs prix, les enfants couraient inconsciemment, et la foule discutait entre elle. Ce n'était pas un monde fait pour les princes ou les généraux, mais aujourd'hui, nous étions simplement deux hommes en balade.
— Ça fait une éternité que je n'ai pas marché dans les rues, dit Akira, presque comme un étranger dans sa propre ville.
Je le fixa surpris, un peu peiné aussi.
— C'est surprenant, pour quelqu'un qui est censé régner. Tu devrais le faire plus souvent.
Il haussait les épaules, son regard se perdant un instant dans les étals des marchands.
— J'avais oublié à quel point la ville était vivante, ça fait du bien.
Je comprenais ce qu'il voulait dire. La ville débordait d'énergie, d'authenticité, tandis que le palais était morne et ennuyeux.
Les gens ici ignoraient qui il était, et c'était sans doute mieux ainsi. Le jeune prince n'aimait pas être vu comme un symbole ou un idéal. Il aimait être vu comme lui.
— Tu veux que l'on s'arrête un peu ? proposai-je, en m'arrêtant devant un petit café de rue.
— Pourquoi pas.
Nous nous assîmes à une table en bois, sur le côté de la ruelle. Une brise légère faisait bouger les tissus de parasol et le bruit des conversations alentour remplissait l'air. Un enfant nous apporta deux tasses de thé frais, et un silence s'installa. Le liquide était doux, et l'atmosphère calme, presque trop tranquille.
Mais alors que je portais ma tasse à mes lèvres, une voix forte brisa l'instant. C'était celle d'un homme à la table voisine, dont la conversation semblait de plus en plus animée.
— ...un vrai bijou !
Un autre homme, visiblement peu intéressé, répondit sur un ton plus bas, mais toujours audible.
— Pff, cette salope de timpe qui coûte une blinde ? Des jolies filles gratuites dans cette ville j'en croise tout les jours.
Un autre poursuivit.
— C'est clair, qu'est ce qu'on s'en tape de cette catin. Racontez plutôt les ragots politiques avec le Roi, le prince ou le chien !
Le prince, qui jusqu'ici était resté plongé dans ses pensées, leva légèrement la tête, une lueur d'intérêt traversant brièvement ses yeux.
Il n'était pas du genre à écouter les rumeurs, mais l'entendre mentionner son nom de cette manière, même indirectement, attira sa curiosité. Il n'en laissa rien paraître, mais j'eus l'impression qu'il écoutait plus attentivement.
Le premier homme poursuivit, plus assuré cette fois.
— Mais justement les amis ! Le prince connait cette Blue ! On dit qu'apparemment il la fréquentait ! Réfléchissez... pourquoi est ce qu'elle reste en haut du podium à votre avis ? Parce qu'elle bénéficie des faveurs du prince !
Cette putain de capitale et les rumeurs infondées...
Akira posa doucement sa tasse sur la table. Un sourire subtil effleura ses lèvres, mais il ne réagit pas immédiatement, préférant écouter les autres hommes discuter, leurs visages animés de cette excitation que seule une rumeur aussi intrigante peut provoquer.
— Je crois qu'on me prête des goûts bien plus raffinés que je n'en ai, souffla t-il avec ironie.
Je souris, cachant mon amusement derrière ma tasse de thé. Il avait cet art particulier de toujours garder une certaine élégance, même en plaisantant.
— Je suis sûr que la cour se ferait une joie d'entendre parler de vos nouvelles fréquentations Altesse.
— C'est une courtisane qui fait parler d'elle, visiblement, ajouta t-il, presque pour se moquer.
Je ris fortement cette fois-ci. Il n'était pas du genre à se laisser submerger par les ragots, mais le fait d'être mêlé à une femme si désirée a éveillé en lui cette curiosité que je redoutais.
— Vous et cette femme... murmurai-je. J'en ai entendu des choses, mais là c'est fort.
Il me lança un autre de ses regard amusé. Puis ses yeux se posèrent brièvement sur les hommes de la table voisine, qui continuaient à discuter sans se douter qu'ils avaient attiré l'attention du prince lui même.
Akira semblait contempler leurs mots, mais ne les jugeait pas, et j'eu la soudaine impression qu'il réfléchissait à cette fameuse courtisane : Blue.
Pensant à ce qu'elle pouvait bien représenter dans le tourbillon des intrigues de son royaume pour qu'on y mêle son prénom avec le sien.
Je le coupa dans son élan, avant que des germes ne poussent dans son esprit.
— Attention Altesse, ce genre de curiosité peut mener à des surprises.
Il avait très bien compris où je voulais en venir, mais n'ajouta rien. Je savais qu'il n'était pas du genre à être pressé de découvrir une femme, mais je savais aussi que maintenant, il possédait désormais un fil conducteur pour s'y intéresser plus en détail.
Car n'oublions pas que ce jeune prince coupé du monde, venait tout juste de fouler le sol de l'autre côté du mur — celui qui séparait le palais du peuple.