Blue.
Une semaine s'était écoulée.
L'après-midi s'étirait lentement, la lumière tombait en filets obliques à travers les stores de bambou lorsque le peintre rangea ses pinceaux pour la dernière fois. Il plia ses affaires avec cette discrétion qu'il avait gardé tout au long. Il ne cherchait pas à s'attarder, ni à voir plus qu'il ne fallait. Cet homme-là ne laissait aucune trace visible. Pourtant, je savais qu'il avait semé quelque chose en moi.
— Merci, m'a-t-il dit, comme si c'était moi qui lui avais offert quelque chose.
Je lui ai souri, assise dans le fauteuil, le drap ramené sur mes épaules. Mon regard s'attardait sur la toile encore humide qui séchait dans un coin de la chambre. Puis il s'en alla, emportant avec lui sa silhouette effacée, et moi, je restais là, à me demander comment il était possible qu'un homme puisse regarder une femme nue pendant sept jours sans la désirer.
Je n'avais jamais rencontré d'homme comme lui.
Ce n'était qu'une rencontre éphémère, des poignées d'heures passées en silence, mais quelque chose avait changé.
Il restera sans nom, sans grande importance pour cette maison, mais je savais que dans mon esprit, jamais je ne l'oublierais.
Dans la cour intérieure, l'air était lourd, chargé de l'odeur de la pluie qui menaçait. Pearl fumait en silence, adossée au mur de bois, son kimono entrouvert révélant sa poitrine voluptueuse. À quelques pas, Storm et Gold échangeaient des ragots à voix basse, un sourire coincé entre les dents, mais leurs yeux restaient toujours à l'affût — prêts à se refermer si la matrone apparaissait.
Je descendis dans la salle commune, et pris place au milieu des filles qui n'avaient pas encore été réclamées. L'odeur de thé tiède flottait entre les murs, mêlée à celle des parfums des courtisanes. Les conversations roulaient à voix basse, brisées par le claquement sec des éventails. Personne ne parlait jamais trop fort ici, comme si le silence lui-même faisait partie du décor
Flower était là — la fameuse tombée en disgrâce, assise près du paravent, le ventre tendu sous son kimono, elle s'efforçait de garder ce sourire fatigué scotché aux lèvres. Deux autres filles l'entouraient, bavardant sans vraiment prêter attention à elle, comme si l'enfant dans son ventre séparait leurs mondes.
Son ventre s'arrondissait un peu plus chaque jour, les ragots allaient bon train.
Je la fixai longuement, partagée entre la pitié et la compassion. Elle était l'image même de ce que je redoutais le plus.
Moi, je n'avais pas à me plaindre. Mon appartement était grand, spacieux, baigné d'air frais. Je dormais seule chaque soir dans des draps propres, bercée par la lumière tamisée des lanternes. À chaque fin de mois, ma bourse débordait de pièces d'or et je portais les plus beaux kimonos de la capitale, ceux aux broderies délicates, cousus à la main rien que pour moi.
Je valais cher et je n'ouvrais mes portes qu'aux hommes capables d'en payer le prix.
Il fallait un atout pour devenir précieuse dans cette maison. Si vous n'étiez ni belle, ni bonne chanteuse, ni bonne danseuse, ni même divertissante, alors il ne vous restait que votre corps à offrir. Ces filles-là n'avaient pas le choix. Elles accueillaient les hommes sans poser de questions, l'âme cloîtrée quelque part loin de leur chair.
Avec un peu de chance, elles évitaient la syphilis. Avec un peu moins, elles finissaient comme Flower, ma mère ou celle de Snow.
Je n'étais pas meilleure qu'elles. Juste plus chanceuse.
Je passai l'après-midi à danser.
Une heure. Deux heures. Trois.
Les musiques s'enchaînaient, les visages aussi. Je m'oubliais dans les mouvements, dans la chaleur des lampes à huile, dans l'amertume du thé refroidi laissé sur la table basse. Chaque pas était mesuré. Chaque geste étudié.
Je savais exactement comment incliner la tête, comment effleurer mes lèvres du bout des doigts, comment laisser glisser une mèche sur ma nuque pour provoquer ce frisson invisible que les hommes venaient chercher ici.
Ils ne voyaient que ce que je voulais leur montrer, ne voyaient ni la fatigue nouée dans mes muscles, ni cette solitude qui rongeait mes nuits.
J'étais belle, donc intouchable.
Précieuse, donc inaccessible
Le soleil commençait à décliner lorsque je quittai enfin le salon. Mes jambes tremblaient sous le poids des heures. Le sourire peint sur mes lèvres s'effaçait déjà dans l'ombre des couloirs.
Dans ma chambre, je dénouai lentement mon obi, laissant le tissu glisser sur mes épaules. La sueur collait à ma peau, j'avais l'impression de me défaire d'un autre corps. L'eau fraîche m'arracha un soupir. Je pris mon temps pour tresser mes cheveux encore mouillés, chaque mouvement aussi lent que le tic-tac invisible de cette maison.
Je me vêtis par la suite d'un habit sobre et redescendis dans la cour. L'air chaud était parfumé par la pluie tombée quelques heures plus tôt. Le ciel restait encore bleu intacte mais commençait à se teindre d'orange, comme si la ville elle-même hésitait entre la fin du jour et le début de la nuit.
L'idée de sortir me traversa l'esprit, mais malheureusement je n'avais aucunes excuses, ni de rendez-vous, ni de raison valable. Juste ce besoin sourd de respirer autre chose que l'air vicié du Chaste&Purity.
Je savais que Madame Yi permettait à certaines filles de quitter la maison sans raison. Mais elle ne m'en avait jamais fait part. Alors, dans cet excès de liberté volée, je sortis sans me retourner.
Le soleil se couchait d'une lenteur à en couper le souffle. L'été rendait cette ville merveilleuse.
Derrière moi, Chaste&Purity s'effaçait dans l'ombre, son poids toujours accroché à mes épaules. Mais personne ici ne me reconnaissait, mon visage étant réservé aux hommes de pouvoir, à ceux qui avaient les moyens de me voir.
Parmi la foule , je n'étais qu'une étrangère, perdue... n'ayant nulle part où aller.
Mais pour la première fois depuis longtemps, ce sentiment me suffisait.