Blue.
Les ruelles de la ville sinuaient entre les bâtiments penchés, la poussière soulevée par la chaleur collait aux pieds. L'air sentait la friture et l'humidité, mêlé à l'odeur aigre des ordures laissées trop longtemps sous le soleil.
Parfois, je m'arrêtais devant les échoppes qui fermaient, les commerçants rangeant leurs marchandises avec lassitude. Puis, quelques fois, je regardais les enfants courir pieds nus, les visages sales, les rires trop vrais pour appartenir à ce monde. Je n'avais pas besoin d'aller loin pour respirer mieux. Il suffisait d'être ici.
Je me faufilais de rue en rue jusqu'à arriver à une petite ruelle étroite, plongée dans une pénombre troublée par la lumière des lanternes. Des cris m'ont happée, faibles mais aiguisés, comme des griffes effleurant l'air.
Deux voix de femmes, éraillées, furieuses.
— Misérable ! Tu crois que tu vaux mieux que nous ?!
Je me suis approchée par réflexe, prête à intervenir. Ce genre de scène, j'y avais assisté des centaines de fois ; des hommes profitant de leur force et des femmes sans défense.
Mais quand j'ai débouché au coin de la ruelle, la vérité m'a coupée net.
Les deux vieilles étaient petites et maigres, le dos voûté sous leurs vêtements élimés. Des paumes et des visages tendus par la rage. L'une d'elles avait des cheveux gris emmêlés, l'autre une bouche creusée par des années de tabac.
L'homme en face d'elles restait immobile. Il était immense et imposant. Je n'avais encore jamais vu d'humain à cette hauteur, en particulier ici au Japon. Habillé d'une tunique sombre, il ne semblait pas pressé de fuir, ni même de se défendre.
— On te proposé de l'argent, hurla l'une des femmes. Tu devrais nous remercier, petit ingrat !
Je n'ai rien dit. J'ai juste observé.
Le jeune homme ne répondait pas. Ses mains restaient dans ses poches, le dos légèrement voûté, comme si tout ça l'ennuyait plus que ça ne le dérangeait.
— Tu refuses ? T'es trop fier pour coucher avec des vieilles ?
Il a laissé passer quelques secondes avant de répondre.
— Je ne suis pas à vendre.
Sa voix était basse, d'un calme absolue.
Je me suis figée, impressionnée par son sang-froid.
Il aurait pu être arrogant. Il aurait pu cracher sur elles comme tant d'autres. Mais il n'y avait rien dans sa voix, ni colère, ni mépris. Juste une lassitude lointaine, comme s'il avait déjà vécu cette scène des dizaines de fois.
Les vieilles ont continué à brailler des insultes, mais lui, il est resté là tel un mur, un immense mur fatigué par les année qui s'écoulaient.
Alors je me suis approchée, assez pour que mes pas fassent crisser le gravier.
— Du calme mesdames, ai-je dit doucement.
Les deux femmes ont sursauté. L'homme a relevé la tête vers moi mais je n'ai pas pu voir l'entièreté de son visage, seulement la lueur de ses yeux sous le bord de son capuchon.
— Il ne vous doit rien, ai-je ajouté d'un ton neutre. Laissez-le tranquille.
Les vieilles m'ont dévisagée, hésitant entre la colère et la gêne. Elles ont fini par cracher au sol avant de s'éloigner, traînant leurs ombres derrière elles. Puis le silence est retombé. Je suis restée là, ne sachant pas si je devais partir ou attendre.
L'homme a rebaissé la tête, comme pour reprendre sa route.
— Merci, a-t-il soufflé sans me regarder.
Je l'ai suivi du regard.
— Tu t'es défendu tout seul.
— Peut-être, a-t-il répondu. Mais c'est toujours plus rapide quand quelqu'un parle à la place.
Il a fait un pas, puis deux, et je ne sais pas pourquoi j'ai lancé :
— Tu n'as pas l'air d'ici.
Il ne s'est ni arrêté, ni retourné.
— Toi non plus.
Il n'y avait rien d'insistant dans sa voix, pas même une pointe de curiosité pour l'inconnue que j'étais. C'était juste une remarque, comme s'il constatait une évidence, mais je n'ai rien répondu. Il s'est éloigné, sa silhouette se fondant dans la nuit.
Et je ne sais pourquoi, mais mes pas ont précédé les siens.
Je n'aurais pas dû le suivre.
J'avais fait ce que j'avais à faire. Lui rendre service, rien de plus. Mais quelque chose me retenait. Ce n'était pas de la curiosité — j'en avais vu assez des hommes pour savoir qu'ils avaient tous cette facette cachée en eux. Ce n'était pas son allure, ni sa voix, ni même cette façon qu'il avait de ne pas se défendre.
C'était l'absence.
L'absence d'intérêt, d'envie.
Un homme qui ne veut rien, c'est un homme qu'on n'achète pas. Et dans cette ville, ça relevait presque du miracle.
Il marchait sans se presser, les bras tombant dans l'air, l'ombre de son capuchon toujours tirée sur ses yeux. Je laissais quelques mètres entre nous, assez pour ne pas me faire remarquer, mais il savait que j'étais là. Je le sentais.
Il s'arrêtait parfois devant des cafés, arrachait les feuilles d'un buisson en marchant, ou observait tout simplement le mouvement lent de la ville. Je m'attendais à ce qu'il me démasque, qu'il se retourne, qu'il me demande ce que je lui voulais. Mais il n'a rien fait. Il avançait, simplement. Comme si j'étais une ombre de plus derrière lui.
— Je pensais que tu n'étais pas à vendre, ai-je soufflé quand il s'est arrêté pour boire à la fontaine.
Il n'a même pas sursauté.
— Je le suis pas.
— Pourtant tu marches comme un homme qui cherche quelque chose.
Il a laissé l'eau glisser entre ses doigts, longuement.
— On cherche tous quelque chose.
Je me suis assise sur le bord de la fontaine, à un mètre de lui croisant les bras.
— Et qu'est-ce que c'est ?
Il a relevé la tête, juste assez pour que je puisse enfin voir son visage. C'était un bel homme avec quelques cicatrices sur les joues. Il était assez jeune, peut-être vingt-sept ans. Ses yeux étaient étonnamment clair et ses cheveux n'était pas d'un lisse parfait, c'était même l'inverse.
— Je cherche à rentrer chez moi.
Je n'ai rien rétorqué, mais mon visage semblait peut-être confus puisqu'il a repris immédiatement.
— Là où on me fout la paix.
Je ne sais pas pourquoi mais ça m'a fait sourire.
— Ça n'existe pas, ce genre d'endroit.
— Je sais.
Ses mains replongèrent dans l'eau claire de la fontaine, creusant un puit d'eau fraîche. Il s'aspergea lentement le visage, laissant l'eau ruisseler sur sa peau, puis se redressa, regardant son reflet dans l'eau.
— Et toi, pourquoi tu me suis ?
Sa voix était calme, sans menace, comme s'il posait la question par simple politesse.
Je me suis raidie. Je n'avais pas de réponse.
— Je m'ennuie, ai-je menti.
Il a esquissé un sourire infime, à peine visible.
— Une fille comme toi, dans cette ville, doit rarement s'ennuyer.
— Une fille comme moi ?
Il m'a jeté un coup d'œil rapide, presque distrait.
— Trop propre. Trop parfumée. Pas assez fatiguée.
Je me suis soudainement sentie nue sous son regard, alors qu'il ne m'avait à peine regardée.
— Tu juges vite.
— Je juge bien.
J'aurais pu partir à ce moment-là. J'aurais dû. Mais quelque chose m'a accrochée. Peut-être parce que, pour une fois, on ne me regardait pas comme Blue la courtisane. Pas comme le diamant. Juste comme une femme dans la rue, une femme parmi tant d'autres.
— Tu n'as pas peur que je sois une voleuse ?
— Si tu l'étais, tu m'aurais déjà délesté de ma bourse.
— Ou une catin ?
— Si tu l'étais, tu te donnerais pas la peine de me suivre sans tarif.
J'ai souri pour de vrai cette fois. J'ai même ri.
Il n'était pas bavard, mais chaque mot touchait juste.
On a alors repris la route sans même s'en rendre compte. Deux étrangers marchant côte à côte, sans raison apparente. Les rues se vidaient doucement, les lanternes vacillaient sous le vent nocturne.
Je ne lui ai même pas donné mon nom, et il n'a même pas cherché à le savoir. Ça aurait dû me vexer qu'il ne s'intéresse même pas à la passante qui le suit depuis quarante minutes, mais en fin de compte, ça m'a soulagée.
Alors on a continué à marcher, silencieux, jusqu'à ce que les étoiles naissent dans le ciel. Puis, quand il s'est arrêté devant l'entrée d'une auberge miteuse, j'ai compris que c'était la fin.
— C'était agréable, ai-je dit d'une voix légère.
— Je t'ai pas demandé de me suivre.
— Tu ne t'es pas plaint non plus.
Il a haussé imperceptiblement les épaules et m'a regardé dans les yeux pour la première fois.
— Au revoir, a-t-il dit.
— Au revoir...
Puis il a franchi la porte sans se retourner, disparaissant dans l'établissement comme s'il n'avait jamais été là. Et moi, je suis restée plantée là, comme une souche, pendant deux bonnes minutes, la bouche sèche, sans trop savoir pourquoi ce dialogue sans importance me laissait une sensation si étrange dans tout le corps.
Je ne connaissais absolument rien de lui. Et lui, absolument rien de moi. Deux étrangers, croisés par hasard.
Mais c'est cette ignorance innocente qui m'avait plu.