Blue.
Le matin est effleuré par la brume, et le peu de lumière se glisse à travers ma fenêtre. Je me lève plus tard que d'habitude, dans un silence apaisé, sans l'ombre d'un cauchemar. Juste un calme suspendu.
Je me glisse ensuite dans mes étoffes préférées – une tunique beige brodée de pivoines dorée, que je n'ai encore jamais osé porter. Le lin coule magnifiquement sur ma peau et j'en essaie d'autres juste pour le plaisir, juste pour me sentir différente, nouvelle, autre. Des lettres attendent sur ma coiffeuse.
Quatre précisément.
Toutes d'une écriture différente. L'une sent le jasmin, l'autre l'encre séchée. Je les lis lentement, en buvant une tasse d'eau, les jambes croisées sous moi. Des mots d'hommes aux poèmes maladroits, des phrases semi-vides, presque indélicates. Je les lis toutes et les range dans ma boîte en bois laqué, avec les centaines d'autres.
Une belle collection de jolis mensonges.
Après le déjeuner, je descends vers les sources thermales. L'eau m'enveloppe de chaleur, mon corps se dénoue, ma peau respire enfin. Je lâche un soupir, détendue.
— Rien de mieux qu'un bon bain...
Autour de moi, quelques filles se baignent déjà, mais une autre silhouette attire mon attention. Une maigre jeune fille se tient seule, les bras croisés sur sa poitrine pendant qu'un groupe de femmes plus âgées l'entourent.
Leurs sourires sont loin d'être bienveillants car il y a dans leurs gestes une cruauté ordinaire, celle qu'on réserve aux nouvelles. Elles encerclent cette dernière comme des louves. La vapeur des bains ne suffit pas à adoucir leurs mots. La victime serre ses bras contre sa poitrine nue, le dos voûté sous les piques.
— Alors, la petite veuve ? Tu pensais que les morts allaient t'ouvrir les portes du paradis ?
— T'as l'air frêle, faudra tenir quand les clients demanderont des choses un peu plus... musclées.
— Si sa gamine n'a pas survécu, c'est peut-être qu'elle était aussi maigre qu'elle.
Un éclat de rire éclate, sec, méprisant. Je me redresse lentement dans l'eau, le cœur battant un peu plus fort. Mes bras glissent sur le rebord du bassin, puis je me lève, l'eau ruisselant le long de mes cuisses comme une seconde peau.
Le marbre claque sous mes pas nus, et je m'avance vers elles sans la moindre gêne, la tête haute, le regard acéré. Leur silence est immédiat. Elles me fixent, surprises, figées comme des gamines prises la main dans le sac. Je les scrute une à une, sans un mot, comme on évalue la valeur d'une pierre trouvée sous la terre.
— On s'amuse bien ? dis-je en m'interposant face à elles.
Leurs ricanements s'étranglent. Une détourne les yeux, une autre tente un sourire insolent. Je croise les bras, impassible.
La plus arrogante d'entre elles s'avance à moi, j'en fais de même. Ses yeux louche sur mon corps, en particulier sur ma poitrine. Un sourire moqueur monte à mes lèvres tandis que je la fixe, le regard planté dans le sien, plus sévère que jamais.
— Ça va, t'es pas trop à l'aise ?
Son masque d'assurance se fendille devant moi. Elle s'apprête à l'ouvrir mais je ne la laisse même pas en placer une.
— Tu penses qu'humilier une nouvelle va te faire monter d'un rang ? Non non... tu restes toujours en bas de l'échelle.
Elle se redresse, ses mains tremblent légèrement, mais elle ne parle pas. La honte est écrite sur son visage, même si elle essaie de la dissimuler sous un masque d'indifférence. Je m'approche davantage sans jamais baisser les yeux, jusqu'à être face à elle. Je l'observe un instant, comme si je la jugeais d'un œil froid, sans pitié.
— Tu te crois supérieure à nous, Blue ? crache-t-elle enfin, la mâchoire crispée.
Je la fixe avec un calme presque amusé, et je croise les bras sur ma poitrine qu'elle admire tant visiblement.
— Tu veux une réponse polie ou honnête ?
— Réponds, espèce de...
— Oui, je me crois supérieure à vous. Et entre nous... je le suis.
Un éclat de voix s'élève derrière moi. Une fille glousse, choquée. Une autre lâche un « oh mon dieu ». Celle devant moi blêmit, mais elle se raccroche à sa haine comme à une bouée.
— Sans nous, t'es rien ! Tu te pavanes juste parce que t'as eu un peu de succès.
Je ris. Un vrai rire. Cristallin, moqueur, insolent.
— Un peu ? Si ce n'est "qu'un peu" alors toi tu vis dans le néant. Je suis la raison pour laquelle tu peux te permettre de te baigner dans ces eaux chaudes.
Je m'approche d'un pas. Elle recule d'un autre.
— Tu veux mon petit secret ?
— Tu n'as aucune décence...
— Non mais j'ai mieux : du talent.
Je me tourne vers les autres filles.
— Vous me donnez trop envie d'échouer un soir, juste pour voir si ça vous arrange. Mais surprise, je n'échoue jamais.
La tension flotte, palpable, lourde. Les murmures dans l'air se transforment en échos de voix choquées. Dans cette chaleur lourde et opaque, le silence qui suit est encore plus bruyant que tout ce qu'elles pouvaient dire. Je me tourne vers la victime et lui prend le poignet.
— Viens avec moi.
Elle hésite, mais me suit, tremblante, la serviette plaquée contre son corps mince. Ses pieds mouillés manque de glisser sur les flaques aux sols pendant que je marche devant elle, droite, royale, imperceptible. On s'éloigne finalement des bassins. Le silence retombe peu à peu, mais je sens encore leurs regards brûlants dans mon dos. Qu'elles regardent. Qu'elles apprennent.
Une fois hors de portée, je m'arrête subitement et me retourne vers la jeune fille qui ne manque de me rentrer dedans. Elle a des yeux immenses, rougis par l'eau et les larmes.
— Merci, murmure-t-elle.
— Comment t'appelles-tu ?
— Ruby. Enfin... c'était Ume. Mais on m'a donné ce prénom ici.
— Tu as l'air très jeune, qu'est-ce que tu fais ici ?
Elle fixe un point sur le sol et je comprends tout de suite.
— Je n'ai pas eu le choix, commence-t-elle. Mon mari est mort et le choléra a emporté notre fille. Il ne me restait rien alors j'ai frappé à toutes les portes et c'est celle-ci qui s'est ouverte.
— Tu as quel âge ? je demande.
— Seize ans...
Je ferme les yeux et laisse échapper un long soupir. Madame Yi ouvre grand ses portes à n'importe quelle femme... surtout quand il s'agit d'une jeune beauté de ce genre. Il est clair qu'elle n'a rien à envier à personne : ses cheveux ondulés lui caressent les reins, et ses courbes généreuses ont déjà dû faire tourner plus d'une tête ici.
— J'en ai vingt-six, et je peux t'assurer que tu n'as pas à avoir honte d'être ici, prononçais-je.
Elle me sourit tendrement, et j'ai mal au cœur rien qu'à l'idée d'imaginer une enfant comme elle, seule dehors.
— Et toi ? Pourquoi es-tu là ? me demande-t-elle.
Je souris à mon tour. Un sourire triste, mais sincère.
— Je suis née ici. Ma mère était une courtisane tout comme moi. Je ne connais rien d'autre à part cette maison, et contrairement à toi, je me suis toujours appelée Blue.
Elle me regarde longtemps hochant simplement la tête, semblant comprendre toute ma détresse.
— Quel âge avait ta fille ? je questionne, essayant de changer l'atmosphère.
— Deux ans cette année. Elle s'appelait Suzuka...
Suzuka. C'est très beau.
— Elle serait très fière de toi Ume .
Quand le soleil se couche, la maison s'embrase de lanternes dorées, les filles se parent de masques colorés car aujourd'hui c'est soir de réception. Les hommes de pouvoir arrivent un à un, masqués, parfumés, remplis d'une assurance écœurante. Je ne suis pas d'humeur. Je me prépare lentement, avec lassitude. Je choisis un kimono noir rehaussé de fils dorés, et un foulard de soie couvrant mes yeux, comme le veut le thème de la soirée : Masquées, invisibles derrière nos visages de soie. En soit c'est presque une délivrance. Je descends dans le salon principal. L'odeur de l'alcool, d'encens et de désir étouffe de plus belle l'air.
Je me tiens droite, le dos tendu comme une corde prête à rompre, tandis que les regards glissent sur moi et me dévorent sans pudeur. Je les sens, lourds, acérés, insistants, pesant sur ma peau, s'accrochant à mes gestes et à mon silence.
Mais moi, je ne suis plus là, je me détache, je deviens floue je flotte, suspendue quelque part. Les minutes s'écoulent jusqu'à en devenir des heures, et tandis que je joue de mon koto au centre de la pièce, je remarque deux imposantes et silencieuses présences pénétrer à l'intérieur de la bâtisse, l'un donnant une bourse bien trop généreuse à Madame Yi.
Un frisson me traverse sans que je sache pourquoi et des questions intrusives bourgeonnent aux creux de ma tête.
L'un va-t-il passer la nuit avec moi ce soir ?
L'air semble changer autour d'eux dès qu'ils m'aperçoivent, comme si l'espace lui-même retenait son souffle. Malgré leurs visages masqués, je les sens jeunes ; leurs corps sont bien bâtis et épousent à merveille leurs beaux habillages.
L'un d'eux reste à l'entrée, le dos vouté au mur, tandis que l'autre avance vers une table vide, le regard rivé sur moi. L'homme a de longs cheveux noirs et il est si grand que l'énorme table paraît minuscule à ses côtés, sa tenue, bien trop luxueuse, ne peut être celle d'un simple marchand, je suppose alors derrière ce masque un seigneur, un bourgeois ou encore un étranger coréen ou chinois.
J'admets qu'il n'a pas l'aura d'un prédateur, mais je reste tout de même sur mes gardes car derrière chaque homme peut se trouver un renard, ou pire un loup.
Je ne lui prête pas plus attention que nécessaire, je l'ignore même, lui et son argent. Mon regard se repose instinctivement sur l'homme près de l'entrée, lui en revanche, je commence à m'inquiéter... Il est presque aussi imposant que le premier — peut-être un peu plus svelte, mais chaque muscle de son corps trahit des années de discipline gravées dans la chair.
Rien n'est laissé au hasard, pas même l'immobilité. Il se tient là, à bonne distance, silhouette droite, enveloppée d'ombre, le masque noir dissimulant ses traits, mais pas l'éclat joueur qui brille dans ses yeux. Il me fixe, oui, avec cette lueur espiègle qui cherche à troubler, à provoquer. Mais son regard ne m'effleure pas vraiment. La distance entre nous est trop grande pour un véritable contact, trop vaste pour qu'un simple regard puisse m'atteindre. Et pourtant, je le sens. Comme un frisson suspendu, une présence précise dans l'indéfini.
Un véritable loup.
Bien plus tard, Madame Yi me fait signe. Je m'avance vers son comptoir.
— L'homme assis là-bas a payé cher pour toi. Montes avec lui, tout de suite.
Je le savais, il m'a payé pour ce soir. Je sens son regard se glisser vers moi, comme s'il savait que nous parlions de lui. Je soupire, fatiguée mais m'avance vers lui. Il se lève de sa chaise en me voyant approcher. Il sait très bien.
— Mademoiselle, prononce-t-il en me tendant une main, que je saisie.
Je lui souris discrètement, et nous montons dans mes appartements sous les regards perçant de tous les individus dans la pièce, en particulier son ami le loup.
La porte de ma chambre se referme derrière nous dans un chuchotement, nous laissant seuls, l'un face à l'autre. Il ôte son masque, puis le mien et je le contemple de près, sans gêne.
Il a des traits fins, presque fragiles. Des cernes pâles sous les yeux. Une beauté discrète, pleine de mystère. Sa hauteur me surplomb quand il fait un pas en ma direction. Il doit être dans les deux mètres...
Lui me regarde comme si j'étais un tableau précieux, non pas pour me posséder, mais pour me comprendre. Il détourne légèrement les yeux, et soudain, je remarque ses oreilles qui rougissent. Une chaleur discrète lui grimpe jusqu'aux tempes, et il ressemble à un petit lapin pris dans la lumière. Cette pudeur me surprend.
Assez vite, je comprends que j'ai en face de moi un homme curieux, mais non pressé, non guidé par l'empressement du désir. Et cela me rassure. Mieux : cela m'apaise.
Par la suite, nous nous allongeons tous les deux sur mon lit, à parler longtemps de tout et de n'importe quoi. Le sujet dérive sur les livres disposés à ma bibliothèque, du tissu onéreux de sa tunique, de sa taille impressionnante, du métier de courtisane, de la solitude... Il m'écoute longuement et parfois rit sans gêne à mes plaisanteries, sans pour autant ne jamais poser aucune de ses mains sur ma personne.
— Au fait, comment tu t'appelles ? je questionne subitement, me rendant compte que je ne connais toujours rien de son identité.
— Je m'appelle Akira.
— Comme le prince ?
— Comme le prince.
— Oh... c'est joli et élégant.
Il émane un sourire timide, baissant les yeux un instant, presque gêné par le compliment. Ses cils projettent une ombre fine sur ses pommettes, et je remarque, pour la première fois, la courbe discrète de sa bouche. Il a une bouche tranquille, presque timide, mais marquée d'une tendresse qui pourrait devenir dangereuse si elle se laissait aller.
Puis il lève les yeux vers moi. Ils brillent un peu, comme s'ils avaient saisi dans ma voix une nuance qu'il n'osait pas nommer. Je le sens encore réticent, un peu sur la défensive, et pourtant... il commence doucement à se laisser traverser. Il y a un silence, mais il n'est pas vide. Il est plein de cette chaleur à peine contenue qui monte lentement, comme de la buée sur une vitre froide.
« Akira... » Je murmure son prénom à mi-voix, pour moi-même, juste pour l'entendre de nouveau.
Il m'observe alors sans dire un mot avec ce regard que je ne saurais décrire. Il ne touche pas, il enveloppe. Il ne prend pas, il offre. Et dans cette retenue, je sens naître quelque chose d'étrange et d'enivrant : une forme de respect, mêlée d'un désir lent, patient, brûlant sans flamme. Il n'est pas de ceux qui cherchent à posséder. Il regarde comme on admire quelque chose de fragile, avec un soin presque sacré.
Je passe doucement mes bras en dessous d'un de mes oreillers, allongée sur le ventre, le regard fixé sur lui. C'est un peu comme une manière de m'ancrer, de ne pas flotter entièrement dans l'instant.
Akira. Le prénom tourne dans mon esprit comme une note de musique qui ne veut pas s'éteindre
— Et toi ? demande-t-il enfin, sa voix comme un souffle de velours.
Je le regarde, amusée.
— Tu poses la question un peu tard, tu sais.
Il hausse légèrement les épaules, un sourire effleurant le coin de ses lèvres.
— J'attendais que tu me le dises de toi-même... Je ne voulais pas le prendre.
Je frémis. Si discrètement que même moi je doute de l'avoir ressenti.
— Blue, je dis avec confiance.
— Non, je veux dire ton véritable prénom, insiste-t-il.
— Oui, Blue.
Je vois la lueur de surprise traversée ses yeux, mais il ne dit rien car après tout, un nom reste un nom.
— Il te va à ravir... prononce-t-il.
Puis après ces mots, nous sommes restés là. Lui et moi. Blue et Akira. Deux prénoms qui se sont frôlés dans l'obscurité, comme deux étincelles dans la nuit. Et inconsciemment je savais ardemment qu'aucun de nous ne ressortirais indemne de cette nuit-là.