Le son parvenait dans un souffle feutré, presque intime. Max avait pris place dans la petite salle technique attenante au salon. Les micros installés plus tôt diffusaient une ambiance paisible, ponctuée de bruits discrets : une chaise qu’on déplace, le tintement d’une tasse, des pas nus sur le parquet.
Puis la voix de Garence, plus claire soudain. Elle parlait seule, à voix basse. Comme on le ferait en pensant fort.
Tu serais en train de râler, là. Il fait trop chaud, tu dirais.
Un léger rire, presque imperceptible. Max se figea. Ce ton, elle le connaissait. Ce n’était pas celui qu’on emploie pour parler à quelqu’un. C’était celui qu’on garde pour soi, pour les mots qu’on n’ose jamais vraiment dire.
J’ai remis ce livre dans la bibliothèque. Celui que tu m’as donné.Je ne sais pas si tu l’avais lu, ou si c’était juste une façon de me faire taire un moment.
Max esquissa un sourire fatigué. C’était elle, ça. Offrir un bouquin comme on lance une corde. Pas toujours certaine que l’autre la saisisse.
Je crois que tu savais exactement ce que tu faisais. Tu lis les gens comme personne.
Garence s’interrompit. On l’entendit verser de l’eau, refermer doucement une carafe. Puis, après un moment :
Je n’ai pas dormi, cette nuit. Le lit était grand. Vide. Pas inconfortable… juste vide.
Max sentit sa gorge se serrer. Elle détourna les yeux, comme si ça pouvait atténuer ce qu’elle ressentait.
Garence reprit, toujours doucement :
Il y a eu ces moments, tu sais. Silencieux, mais forts. Des gestes, des regards. Ça ne tenait à rien… et pourtant, c’était là.
Elle se tut encore. Puis un murmure, presque inaudible :
Je ne sais pas si tu les as ressentis, toi aussi. Je n’oserais pas poser la question. Mais je les garde. Précieusement.
Max ferma les yeux. Elle n’avait pas besoin d’en entendre davantage. Les mots de Garence, même voilés, étaient plus clairs que mille aveux.
Dans le casque, un soupir. Puis plus rien.
Max, casque sur les oreilles, écoutait en silence, le souffle suspendu. Elle tentait de démêler les voix, de déchiffrer l’indicible. Les conversations banales n’étaient qu’un écran de fumée ; elle le savait. Ce qu’elle attendait, c’était un écart. Un détail. Une faiblesse.
Et il vint.
Léo.
Sa voix s’était glissée dans le flux sonore comme un poison dans l’eau. Posée. Lente. Elle n’avait rien d’alarmante… mais Max la reconnut immédiatement. Et elle sentit son estomac se contracter.
— Le dossier avance. Il reste un verrou à faire sauter.
Une autre voix, grave, plus lointaine, lui répondit :
— Le politique ?
— Non. Lui, on ne le touche pas. Trop d’yeux. Mais sa faille, elle respire encore.
Le silence qui suivit glaça Max.
— Tu crois qu’il cédera ?
— Tu céderais, toi ? Si on tenait ce que tu as de plus précieux, et qu’on commençait à serrer ?
L’autre hésita :
— Tu comptes faire quoi exactement ?
— Rien de définitif. Juste assez pour lui faire entendre raison. Le but, c’est qu’il recule, pas qu’il devienne un martyr.
Max serra les dents. Chaque mot était choisi. Aucun nom. Rien de concret. Mais pour elle, c’était limpide.
— Et si ça tourne mal ?
— Alors ça tombera sur un pion. Il en faut bien un. Moi, je suis propre.
Le ton était tranchant, presque méprisant. Comme s’il parlait d’un jeu de stratégie. Pas d’êtres humains.
Puis Léo conclut, froidement :
— On agit vite. Avant qu’elle reparte. Après, ce sera trop tard.
La ligne se coupa.
Max retira lentement le casque. Elle resta un instant immobile, les yeux fixés devant elle, comme si elle avait besoin d’un battement de plus pour digérer ce qu’elle venait d’entendre.
— Il parlait d’elle… souffla Thomas.
— Il parlait de Garence, oui. Il veut s’en servir. La menacer pour faire plier son père.
Max se leva, le regard sombre.
— Cette fois, on le tient. Et il ne s’en sortira pas.
Le bureau de crise improvisé baignait dans une lumière terne, filtrée par les stores à demi tirés. Thomas se penchait sur trois écrans à la fois, l’air concentré, les traits tirés. Max, bras croisés, regardait les relevés d’appels défiler, le regard fixé sur le nom : Léo Maréchal.
— Il est malin. Il utilise une carte SIM différente à chaque fois. Pas de messages, jamais plus d’une minute par appel.
Thomas fit glisser l’écran tactile, pointant une série de numéros reliés à un même relais.
— Mais là, on a une régularité. Toutes les nuits à une heure fixe, entre 23h52 et 00h06. Toujours dans ce créneau. Il appelle une ligne prépayée située dans le 19e.
— On peut remonter jusqu’à l’acheteur ? demanda Max, tendue.
— On a plus malin. Il cliqua sur une fenêtre. On a le bornage. Et cette ligne, même si elle reste muette, a reçu des appels d’un autre numéro, utilisé sur un vieux portable jetable. Ce numéro a été géolocalisé… près d’un squat surveillé par les RG.
Max s’approcha.
— Le groupe radical anti-traité ?
Thomas hocha la tête.
— Ils se font appeler Sentinelle Noire. Des anciens militaires, quelques activistes extrémistes. Discrets, organisés, et visiblement bien informés. Trop.
— Tu montes une opération ?
— Ce soir. On intercepte ceux qui sortent ou entrent. On ne prend aucun risque.
Max acquiesça mais resta immobile.
— Tu ne veux pas en faire partie ?
Elle leva les yeux vers lui.
— Non. Je dois rester à l’écoute. Garence est plus exposée que jamais.Léo ne sait pas qu’il est sur écoute. Tant qu’il croit être hors de portée, il se trahira. Je veux être là si quelque chose se passe. Il suffit d’une faille. D’un mot mal placé.
Thomas hésita, puis acquiesça avec un murmure :
— Sois prudente, Max.
Elle répondit d’un léger sourire, sans joie.
— Toujours.
Pendant que Thomas partait avec son équipe, Max resta à l’écoute.
Dans le casque, la voix de Garence résonnait encore, douce, fragile.
Max, elle, feuilletait les dossiers qu’elle avait rassemblés sur les opposants. Des noms, des connexions, des fragments de vérité.
Elle se demandait jusqu’où allait ce complot.
Et surtout… si elle arriverait à la protéger.