Le jour peinait à s’imposer. Une lumière grise filtrait à travers les stores, recouvrant la pièce d’un voile blafard. Assise sur le canapé, Max tenait une tablette entre les mains, les yeux fixés à l’écran sans vraiment le lire. Mâchoire contractée, dos droit, elle semblait figée, comme une corde tendue prête à rompre.
L’appel de Thomas résonnait encore dans sa tête. Une taupe. Quelqu’un dans l’entourage du ministre. Quelqu’un qui pouvait avertir les assaillants, saboter leurs plans, mettre Garence en danger. Et elle… censée veiller sur elle… se retrouvait à douter de ses propres collègues.
Elle fit défiler les dossiers de l’équipe restreinte : les agents de la maison, les deux en charge de la vidéo, le médecin de garde. Tous vérifiés. Thomas l’avait juré. Dossiers nets. Rien d’anormal.
Mais Max ne croyait plus aux coïncidences.
Elle referma la tablette d’un geste sec, posa les coudes sur ses genoux, et enfouit son visage dans ses mains. Ce n’était pas la mission qui la broyait. C’était ce qu’elle ressentait.
Elle avait peur.
Pas pour elle. Pour Garence.
Le parquet grinça.
Max redressa la tête, tous ses sens en alerte. Garence se tenait au bas de l’escalier, habillée simplement, les cheveux remontés en un chignon lâche. Elle la fixait, les bras croisés.
— Tu fais cette tête-là depuis ton appel. Qu’est-ce qu’il se passe ?
Max hésita, puis indiqua le canapé d’un léger mouvement du menton. Garence s’approcha et s’installa en face d’elle, silencieuse, attentive.
— Il y a eu une fuite, murmura Max. Une taupe. Quelqu’un de proche du ministre. On ne sait pas encore qui.
Garence ne répondit pas, mais ses yeux s’agrandirent.
— C’est pour ça qu’on reste ici. Une semaine, au maximum. Le temps de l’enquête ou que l’accord soit signé. Seules les personnes déjà en poste sont autorisées à communiquer. Thomas a revérifié les antécédents, tout est clean. Mais…
Elle laissa sa phrase en suspens. Garence comprenait. Elle hocha lentement la tête.
— Tu me fais confiance ? demanda-t-elle d’une voix basse.
Ce n’était pas une simple question. Pas cette fois.
Max soutint son regard.
— Oui. Je te fais confiance, Garence. C’est moi que je surveille.
Un silence s’installa, doux et fragile. Puis Garence se leva sans un mot.
Un peu plus tard, Max avait enfilé un débardeur noir et s'était réfugiée dans la petite salle d'entraînement au fond du couloir. Le parquet lisse, le miroir, le matériel aligné : un décor simple, fonctionnel, sans détour.
Elle s’échauffa, fit des tractions, puis passa aux pompes. Chaque mouvement était contrôlé, précis. Elle s’y accrochait comme à une bouée. Faire taire le tumulte intérieur, le canaliser dans l’effort.
Garence apparut à la porte, silencieuse. Elle s’adossa au chambranle, observant Max sans la déranger. Il y avait quelque chose d’hypnotisant dans sa façon de bouger. Une tension maîtrisée. Une forme de rage contenue dans chaque geste.
Max se releva, s’essuya le front. Elle croisa son regard.
— T’es là depuis longtemps ? demanda-t-elle.
— Un moment, ouais.
— Tu veux essayer ?
— Je vais laisser ça aux pros, répondit Garence avec un sourire. Mais… c’est fascinant de te voir comme ça.
— Comme ça ?
— Concentrée. Intense. T’as l’air vivante.
Max baissa les yeux, troublée.
Garence s’assit sur un banc, regard toujours posé sur elle.
— Mon père s’entraîne comme un fou quand il ne maîtrise pas la situation. C’est un signe chez lui.
— Tu crois qu’il est inquiet, là ?
— Il l’est toujours. Depuis que ma mère est morte.
Max s’immobilisa.
— Je savais pas.
— Il n’en parle jamais. Et moi non plus, en général. C’était un attentat. Une bombe dans un centre commercial. C’était pas elle la cible. Juste au mauvais endroit, au mauvais moment. J’étais avec elle. J’ai rien eu. Depuis, il me protège comme si j’étais en verre.
Elle se tut un instant, puis ajouta dans un souffle :
— Je suis tout ce qui lui reste.
Max s’approcha, s’assit près d’elle.
— T’es pas une chose, Garence. Et t’es pas seule.
Leurs regards se croisèrent. Quelque chose de silencieux, mais fort, circula entre elles.
Garence lui sourit, sans tristesse cette fois.
Un peu plus tard, Max repensait à ses mots. Elle connaissait le dossier de Garence. La mort de sa mère y figurait. Mais rien sur l’attentat. Rien sur la douleur derrière les silences.
— Viens, dit-elle en relevant la tête. Je t’ai préparé quelque chose. C’est pas grand-chose, mais c’est chaud.
Garence la suivit jusqu’à la table. Max avait improvisé un plat simple avec les restes du frigo, mais l’odeur suffisait à réchauffer l’air et le cœur.
— Merci, dit doucement Garence.
— C’est juste pour qu’on reprenne des forces, murmura Max.
Elles mangèrent en silence. Le calme était nouveau, presque fragile. Puis Garence reprit :
— Quand ma mère est morte… mon père s’est enfermé dans sa peur. Il a commencé à me cacher des choses. À faire comme si j’étais une statue sous vitrine. Il vient m’écouter au conservatoire. Et c’est tout. Jamais seul. Toujours avec quelqu’un derrière moi. J’ai pas pu pleurer comme une gamine normale.
Max écoutait, attentive.
— Il a insisté pour que je sois toujours sous protection. Et toi… toi tu es là. Mais je me demande parfois si tu sais ce que ça fait… d’être en cage. Même si c’est une cage dorée.
Max posa ses couverts, la regarda droit dans les yeux.
— Je comprends. Mieux que tu crois.
Elle inspira, puis se lança :
— Avant d’être garde du corps, j’étais flic. J’ai été envoyée sur plusieurs attentats. J’ai vu des corps. Des enfants. Des familles détruites. J’ai cru que je deviendrais insensible. Mais non. Chaque visage reste. Chaque détail.
Elle marqua une pause.
— Quand j’ai accepté ce boulot, c’était pour protéger quelqu’un concrètement. Je suis douée pour ça. J’ai déjoué des attaques. J’ai pris du galon. Et puis… il y a eu ma première vraie mission.
Elle ferma les yeux un instant.
— C’était une femme politique. Elle était brillante, exigeante. On s’entendait bien. Trop, peut-être. Un matin, elle m’a souri. Juste un instant. J’ai baissé ma garde. L’homme est arrivé par la gauche. Il avait une arme silencieuse. Quand j’ai réagi, c’était trop tard. La balle l’a touchée à la colonne. Elle est paralysée depuis. Elle n’a plus jamais répondu à mes appels.
Garence l’écoutait, suspendue à ses mots.
— Alors non, poursuivit Max, je ne crois pas que la peur nous empêche de vivre. C’est ce qui nous pousse à vouloir protéger ceux qu’on aime. Pour qu’ils puissent, eux, vivre librement.
Un long silence s’installa.
Puis Garence souffla :
— T’as pas juste eu l’impression d’échouer. Elle t’a brisé le cœur.
Max ne répondit pas tout de suite. Puis elle murmura :
— Peut-être. Mais aujourd’hui… j’ai peur de ce que je ressens. Peur que ça te blesse. Peur que ça me blesse, moi aussi.