SUN
Au moment oĂč je me rĂ©veille, la petite veilleuse en forme de pomme, posĂ©e sur l'une des tables du restaurant, est allumĂ©e. Je tourne lentement le regard vers lâhorloge noire, de style vintage, accrochĂ©e au mur prĂšs du bar Ă cocktails. Elle mâindique que je me suis sortie de mon sommeil beaucoup trop tĂŽt. Je suis habituĂ©e Ă ce que le rĂ©veil sonne sur les coups de six heures. LĂ , il nâest que quatre heures.
Brusquement, quand jâessaie de me redresser du canapĂ© rĂ©servĂ© de la clientĂšle, une voix rĂ©sonne et me fait sursauter.
â Bonjour Sun !
Je jette une Ćillade sur ma droite et dĂ©couvre Jack en train de prĂ©parer le petit-dĂ©jeuner. Contrairement Ă moi, qui porte une main sur mon cĆur pour calmer les palpitations accĂ©lĂ©rĂ©es par le timbre sonore rauque de mon beau-pĂšre.
â Bonjour, papa.
Je mâappuie sur lâaccoudoir pour me relever du divan dâune main. Dâun geste, je prends la couverture polaire et la plie avant de la ranger dans le petit cagibi. AprĂšs, je retourne sur mes pas et mâinstalle Ă la table, oĂč Jack a posĂ© la cafetiĂšre chaude sur le dessous de plat.
â Bien dormi, ma puce ? me lance Jack en me donnant un baiser sur la joue.
â Ă part le cauchemar que jâai fait sur Andrew, qui mâa rĂ©veillĂ©. Sinon oui, jâai bien dormi.
Jâai rĂȘvĂ© quâAndrew, en apprenant le contrat que jâavais signĂ© avec Angelo Suan, mâavait lĂąchĂ©e au fin fond dâune jungle inconnue, entourĂ©e dâalligators prĂȘts Ă me bouffer. Lui, au loin, me faisait signe en souriant avant de se tirer.
Câest exactement comme ça que je vois Andrew, si tu oses te mettre sur son chemin sans y avoir Ă©tĂ© invitĂ©.
Lui et moi, on est trop différents. Je suis du genre à encaisser, mais quand le revers du bùton arrive, si tu te le prends en pleine face et tu verras que ça fait super mal. Lui, par contre, il est plutÎt du genre à gueuler sans vraiment se battre.
Le coude sur la table, la paume posĂ©e contre ma joue, je jette un coup dâĆil rapide aux messages que jâai reçus sur mon portable. Rien de bien intĂ©ressant, sauf celui dâAdam, qui vient dâapparaĂźtre dans les notifications :
[Ma petite Sun veut ma mort
maintenant ! Je viens te chercher
mĂȘme si câĂ©tait le dernier jour
de ma vie Ă ĂȘtre Ă tes cĂŽtĂ©s. A]
En lisant les conneries dâAdam, un rire sâĂ©chappe du coin des lĂšvres, tandis que je savoure tranquillement la premiĂšre gorgĂ©e de mon cafĂ© lattĂ©.
On verra bien ce que Jagger fera ou ne fera pas Ă lâuniversité !
« Fortnight » Ă fond dans les Ă©couteurs, jâapplique la derniĂšre couche de rouge Ă lĂšvres mauve brun clair sur mes lĂšvres rosĂ©es, et je referme le bouchon du tube.
Ensuite, jâextirpe la bombe de spray fixateur Infaillible de LâOrĂ©al Paris, laissĂ©e sur lâĂ©tagĂšre de la salle de bain, pour fixer le lĂ©ger voile de maquillage sur mon visage.
Un dernier regard dans le miroir, avant que le klaxon dâune caisse ne me signale que mon meilleur ami est arrivĂ©.
Je descends en trombe dans les escaliers, arrache au passage ma veste en jean du porte-manteau.
Comme toujours, en plein vol, je rattrape le sachet de pancakes que Jack a préparé plus tÎt, encore tiÚde.
â Merci, papa.
â Ravi que tu sois revenue Ă la maison.
Toi aussi, tu mâavais manquĂ©, papa !
ArrivĂ©e Ă la fac, je sors mon tĂ©lĂ©phone de ma poche et consulte mon nouvel emploi du temps, modifiĂ© par lâuniversitĂ©. En premiĂšre heure, au lieu dâavoir Introduction Ă la thĂ©orie des graphes, le cours a Ă©tĂ© remplacĂ© par Ice Hockey.
Lorsque je lis le planning, je saisis vite que la majorité de mes cours vont se dérouler sur cette fichue glace. Les autres Stars, ils sont aussi nuls que ça ?
Adam jette un Ćil sur mon tĂ©lĂ©phone, mais je lâincline discrĂštement pour quâil ne voie pas ce que je fais.
â Tu me caches des choses ? me demande-t-il, lâair intriguĂ©.
â Si je te le dis, je suis fichue, rĂ©ponds-je.
Adam soupire et lĂšve les yeux au ciel.
â Je me demande qui est le plus bizarre aujourdâhui, Jagger ou toi ?
â Moi, jâai mes raisons. Lui, Ă part me faire passer pour une salope auprĂšs des cheerleaders ou de son Ă©quipe, il nâa aucune raison valable.
â Jagger croit que nous sortons ensemble, tu verrais les jolis messages quâil mâadresse. Dommage que ce mec soit mon frĂšre, sinon je lâaurais dĂ©jĂ reniĂ©.
On sĂšme ce que lâon rĂ©colte !
Alors que nous sortons de la voiture, je remarque aussitĂŽt des pas prĂ©cipitĂ©s sâapprocher de nous. Jâai Ă peine le temps de rĂ©cupĂ©rer mon sac sur la banquette arriĂšre que je vois Bethany et sa clique nous encercler.
Quâest-ce quâelle me veut encore, celle-lĂ Â ?
  Je peux lire tout son dĂ©goĂ»t, rien quâen voyant son visage marquĂ© par la laideur de son Ăąme.
â Hier, je tâai dit quoi ? Que Jagger Ă©tait Ă moi, non ?
â Oui, et ? rĂ©pliquĂ©-je.
â Alors pourquoi tu es rentrĂ©e chez lui, hier soir ? me crache-t-elle.
Elle espionne mes moindres faits et gestes ou quoi ?
Soudain, je me souviens des infos quâAngelo Suan a rĂ©cupĂ©rĂ©es de la famille Smith, celle de Bethany. Elle ferait bien de rester discrĂšte.
â Ce nâest pas chez lui. Et puis, sâil nâest pas content, tu lui diras quâil retourne Ă Londres.
â Tu sais pas qui est la famille Sullivan, toi ! Tâes plus bas que ça, alors joue pas trop avec moi ni avec eux, Sun.
JâĂ©clate de rire :
â Tu parles de cette famille qui nâarrive mĂȘme pas Ă avoir un seul accord ni contrat avec les Suan, alors que moi, jâai rĂ©ussi Ă en un avoir pour Andrew ?
â ArrĂȘte de faire ta grande, tu ne les connais mĂȘme pas ! Tu as juste peur que les gens voient que tu es une voleuse, dit-elle en reprenant, tu tâinventes une vie avec la famille, la plus riche du monde !
Mes poings se serrent violemment. Je m'approche d'elle pour lui en décoller une, mais Adam me retient et me protÚge comme toujours.
â Justement, Bethany ! Ne joue pas trop avec Sun car c'est la fille d'Andrew.
Face Ă la rĂ©vĂ©lation d'Adam, toutes les nanas restent scotchĂ©es Ă ses mots, comme si câĂ©tait une Ă©norme surprise dâapprendre que Sun Miller est la fille dâun multimilliardaire. Pourtant, je ne porte pas de sac HermĂšs ou Bottega Veneta Ă mon bras, ni des vĂȘtements ultra-chic et hors de prix. Je suis une personne trĂšs simple.
â De toute façon, jâen ai assez. Quand on vient dâune mĂšre prostituĂ©e et dâun pĂšre alcoolique en taule, on devrait apprendre Ă faire profil bas, rĂ©torquĂ©-je avant de les laisser en plan pour aller Ă la patinoire.
*
* *
Dâune main absente, jâouvre la porte de la patinoire et entre pour dĂ©couvrir ma nouvelle Ă©quipe. Mais Ă la place, des Ă©clats de voix rĂ©sonnent dans la grande piĂšce froide.
En bas des tribunes, je remarque que les deux Ă©quipes rivales sont en train de sâengueuler pour savoir laquelle aura le droit de sâentraĂźner sur la glace.
Les Warriors se croient plus puissants parce quâils ont un coach qui a dĂ©jĂ bossĂ© en pro dans ce sport. Les Stars, eux, sont mis de cĂŽtĂ© Ă cause de leur manque de perfection.
Pourtant, câest normalement aux Stars dâavoir le centre sportif aujourdâhui.
Sauf que les Warriors contestent cette rĂšgle imposĂ©e par le proviseur en dĂ©but dâannĂ©e, censĂ©e dĂ©partager les deux bandes.
Mais comment espĂšrent-ils gagner des matchs, si on les priveâ?
Je me fraie un chemin entre les siĂšges pliables installĂ©s sur les gradins, puis descends les escaliers de la tribune pour rejoindre les Stars, reconnaissables Ă leur maillot blanc et bleu Ă lâinverse de celui des Warriors, rouge et noir.
DĂšs que jâarrive en bas, une grimace orne mes lĂšvres. Un sourcil levĂ©, jâaperçois lâun des Stars Ă©tendu sur la glace, dominĂ© par un adversaire qui plante fermement son pied sur ses cĂŽtes, tel un trophĂ©e.
â DĂ©gage tes sales pattes de mon coĂ©quipier ! hurle la seule fille des stars en sâemparant de sa crosse.
Pour calmer le jeu entre les deux, je passe par-dessus de la rambarde pour atterrir sur la glace sans avoir mes nouveaux patins Ă mes pieds.
â Voleuse de Princeton ? Tu peux sortir dâici avant que toi aussi tu te prends un coup de crosse ! me dĂ©clare un Warrior.
Je roule des yeux au ciel.
â Vas-y aprĂšs viens pas pleurer que tu ne peux plus jouer de toute ta vie au hockey !
Du coin de lâĆil, je distingue que les Stars remontent une Ă une les marches. Je crie assez fort pour quâils restent lĂ oĂč ils sont. Hochant tous la tĂȘte, ils jettent mollement leurs vĂȘtements sur les bancs.
Il faut arrĂȘter avec la soumission et lâinfluence des grosses tĂȘtes. Je me suis aperçue dans le regard du gardien des Stars quâil aimerait vraiment y arriver.
Il y a toujours un début à tout, alors pourquoi ne pas essayer ?
Ces grosses brutes sont peut-ĂȘtre impressionnantes pour eux, mais pas pour moi. Les Warriors ne me font pas peur !
Les Stars me fixent Ă©trangement, comme si j'avais dĂ©cidĂ© d'Ă©clater un obus devant les ennemis Sans plus attendre, l'un d'entre eux ne se gĂȘne pas pour venir me voir et me demander des comptes. Bien que j'aie envie de lui foutre mon poing dans sa tronche, il me prend de haut, mais cela ne marche pas avec moi.
â Tu te prends pour qui ? me lance l'attaquant droit des Warriors en prenant douloureusement mon bras.
â Pour quelqu'un qui va te foutre une sacrĂ©e raclĂ©e, si tu me touches encore de la sorte, lĂąchĂ©-je subitement. TrĂšs bien, vous voulez vraiment ce terrain, je vais me positionner dans les cages. Si vous arrivez Ă marquer, elle sera Ă vous. Au contraire, si je l'arrĂȘte, c'est vous qui dĂ©gagez d'ici, pigĂ©.
Il nâen faut peu pour que Jagger rĂ©plique avec un rictus narquois au coin de ses lĂšvres :
â Un jeu d'enfant ma jolie, me dĂ©clare-t-il.
S'il savait que je nâai rien oubliĂ©, ni de ses faiblesses. Tu vas le regretter !
â Et si je gagne, tu reviens Ă la maison et tu lĂąches cette merde dâAdam.
De quoi a-t-il le plus peur ? Que Andrew apprenne ce quâil a dit sur moi aux gens de la fac, ou de mâavoir entendue dire quâAdam Ă©tait mon mec ?
Du haut de ses vingt-et-un ans, ce type ne sait clairement pas ce quâil veut.
â Et pourquoi le devrais-je ? La derniĂšre fois que tu tâes glissĂ© dans mon lit, câĂ©tait pour bander.
AprÚs avoir entendu mes paroles, les Warriors éclatent tous de rire :
â Mais qui nâa pas eu la gaule quand Sun Ă©tait la capitaine des pom-pom girl ? La plupart des mecs lâont eu, avoue lâun dâentre eux.
â Sun Ă©tait la plus bonne de toute lâuniversitĂ©. Et ce bĂątard de Caleb⊠il lâa dĂ©pucelĂ©e, affirme son acolyte.
Pour couper les discussions des gars qui balancent mon passé à Jagger, je me retourne vers lui.
â Bouge-toi le cul, Jagger ! Jâai pas toute la journĂ©e ! Ă moins que vous ne comptiez dĂ©clarer forfait !
Marchant sur la glace, des souvenirs avec ma mĂšre et Jagger me reviennent en mĂ©moire. Jagger Ă©tait un spĂ©cialiste des feintes, surtout en fin de match, quand les nerfs ne tenaient plus qu'Ă un fil. Mais ma mĂšre, joueuse hors pair, disait que seules les brutes sans cervelle misaient sur ce genre de coup. Il fallait un gardien capable de lire dans ses gestes, dâanticiper lâimprĂ©visible, pour espĂ©rer arrĂȘter ses tirs, presque toujours destinĂ©s Ă finir au fond du filet.
ĂnervĂ©, il se met en position d'attaque, les patins parfaitement droits, il tape doucement dans le palet puis patine sur la surface glissante. Mes yeux dĂ©cortiquent chaque geste de ses mouvements.
Au rĂ©sultat, il a fait trois feintes. Je peux en dĂ©duire quâil nâa pas changĂ©. Jâai en face de moi une brute sans cervelle et Ă coup sĂ»r, il va tirer vers le cotĂ© gant.
Il tient fermement la crosse dans ses mains puis tape violemment dans le palet qui dĂ©boule Ă une vitesse ahurissante. Je flĂ©chis mes jambes et positionne correctement la grosse moufle, mais je ne suis pas sĂ»re de l'arrĂȘter.
Quelle puissance !
Je prends une bonne bouffĂ©e d'oxygĂšne et essaye de rattraper le palet noir du mieux que je peux. Pendant quelques secondes, le temps semble sâarrĂȘter, tous les regards sont braquĂ©s sur moi. Les Warrior se demandent si Jagger a rĂ©ussi ou Ă©chouĂ©.
Je bouge la chose qui est bloquĂ© dans mon gant. Suite Ă cela, je ne peux quâĂ©tirer mes lĂšvres charnues, dâun air triomphant.
Lâattaquant du clan adverse ne montre rien sur son visage. Aucune expression ne traverse sa mine neutre, comme sâil savait que jâallais, sans aucun doute, lâintercepter sans difficultĂ©.
Voulait-il absolument que je le rattrape, ou quâon s'affronte sur la glace ?
AprĂšs ces questions posĂ©es au coin de ma tĂȘte, je hausse les Ă©paules puis jette le caoutchouc vulcanisĂ© au sol.
â Bon bah, la patinoire pour aujourdâhui est pour les Stars ! dĂ©clarĂ©-je.
Je perçois les tĂȘtes des Warriors se baisser lĂ©gĂšrement, déçus que Jagger ait perdu. Mais lui, il affiche un sourire radieux.
Ă cet instant, jâai ma rĂ©ponse. Il savait que jâallais le choper, quoi qu'il arrive. Jâai lâintuition quâil voulait jouer, comme autrefois au Minnesota.
Dâun seul coup, le gardien des Stars arrivent vers moi et pose un bras sur mes Ă©paules.
â Merci, mais câest quoi ton rĂŽle, un ange gardien ou quoi ?
Un sourire complice, chargĂ© de fiertĂ©, se dessine malgrĂ© moi sur ce visage dâange â Ă moitiĂ© diabolique, faut-il lâavouer.
â Non, votre nouvelle capitaine ! PrĂ©parez-vous Ă vraiment bosser avec moi, je ne suis pas du genre Ă ĂȘtre tendre !