SUN
Comme Ă mon habitude, lorsque je rentre de lâuniversitĂ© je donne un baiser sur la joue de Jack et sur celle de mon frĂšre avant de mâasseoir sur le comptoir. Mais cette fois-ci, je me retiens de le faire et je prends mon beau-pĂšre dans les bras.
â Merci pour ce repas, tu tâes surpassĂ© avec ces amuse-gueules, ces ormeaux et ce caviar, fais-je alors quâil nâa pas les moyens de se permettre de payer ces choses. JâespĂšre au moins que tu ne tâes pas ruinĂ©.
â Non, câest un cadeau. Ne tâen fait pas ! dit-il pour me rassurer comme toujours.
Jack mâaffiche un sourire alors quâune femme ne se gĂȘne pas pour se mettre entre nous deux.
â Sun, câest vraiment toi ? Tu as tellement grandi et tu es aussi belle que ta mĂšre Ă son Ăąge, lance-t-elle en sâemparant de mes Ă©paules pour mieux me regarder.
Je croise les bras contre ma poitrine quand je distingue que câest la mĂšre dâAdam et Jagger.
â Merci, rĂ©ponds-je Ă la mĂšre des jumeaux. Pourriez-vous Ă©viter de parler de ma mĂšre, sâil vous plait ? Sinon, vous nâavez pas du tout changer Monica, toujours aussi blingbling Ă ce que je vois.
Plusieurs chaĂźnes pendent autour de son cou. Des boucles d'oreilles en anneau brillent Ă ses oreilles. Cinq bracelets ornent son poignet droit, tandis que de l'autre poignet, une Rolex hors de prix.
Tu m'étonnes que Bethany soit avec Jagger en voyant sa mÚre afficher sa richesse devant tout le monde.
AprĂšs les prĂ©sentations, Monica se jette dans les bras de son fils Adam et ne semble pas dĂ©cidĂ©e Ă le lĂącher. Elle le voit Ă peine, car Adam a toujours refusĂ© dâavoir des contacts avec la famille de sa mĂšre, installĂ©e au Royaume-Uni. Il a prĂ©fĂ©rĂ© rester avec son pĂšre, qui sâest retrouvĂ© seul aprĂšs que son ex-femme a choisi de courir aprĂšs des hommes plus riches que lui.
Pourtant, jâaurais aimĂ© avoir cette chance, moi aussi. Mais je nâai pas Ă envier mon meilleur ami, qui ne voit sa mĂšre quâune fois tous les dix ans. Je suis contente pour lui, surtout que ça nâa pas lâair de le dĂ©ranger. Sauf Jagger, qui lance des Ćillades noires Ă sa mĂšre et Ă son frĂšre. Puis, dâun seul coup, quand ses yeux marrons se posent sur moi, il dĂ©tourne aussitĂŽt le regard.
â Qui veut boire quoi ? Câest la maison qui lâoffre !
Soudain je fouille dans la poche de ma veste et me dirige vers le bar pour jeter trois billets de cent dollars sur le comptoir.
â Sun, pourquoi tu me donnes ton argent de poche ?
â Je vais tâapprendre Ă ĂȘtre moins gentil, parce quâun jour, dâautres personnes verront ça comme une faiblesse et sâen serviront pour profiter de toi.
La nouvelle capitaine des cheerleaders mâa appris que, de nos jours, la gentillesse est vue comme une faiblesse plutĂŽt quâune force. MĂȘme si, personnellement, je ne ressens rien face Ă ce quâelle mâa fait, je sais que certains pourraient ĂȘtre dĂ©truits par les actes malsains.
Bethany, en rĂ©alitĂ©, mâa simplement libĂ©rĂ©e du fardeau de ces entraĂźnements intensifs, mĂȘme les week-ends ou pendant les vacances. Je nâavais mĂȘme pas le droit de manger de sucreries ou de fast-food, parce que la coach exigeait un rĂ©gime strict pour quâon garde la ligne toute lâannĂ©e.
â Ma pauvre fille, on a dĂ» te faire un sacrĂ© coup pour que tu parles des choses de la vie.
â Les pires, ce sont ceux qui ont de lâargent sur leur compte en banque et se plaignent que certains gagnent un dollar de plus quâeux. Encore, ceux que je hais par-dessus tout, ce sont ceux qui sont riches, mais pas grĂące Ă eux, mais Ă leur famille. Ceux-lĂ , je ne peux vraiment pas les saquer !
â Je te demande pardon, Sun ?
Je me rends compte que jâai Ă©tĂ© trop franche et que Monica sâest sentie visĂ©e.
â Je ne parlais pas de vous, dis-je en m'excusant. Mais dâune personne que je ne peux pas blairer.
Ensuite, je mâinstalle prĂšs dâAdam qui mâa dĂ©jĂ commandĂ© un blue Lagoon, un cocktail Ă base de vodka, de curaçao bleu, de limonade et un zeste de citron pour la dĂ©coration.
â Deux verres maximum, Sun, survient Jack quand il pose le verre devant mes yeux.
Ce jour-lĂ , je me souviens que jâavais pris une sacrĂ©e cuite. Adam a dĂ» me raccompagner chez moi, et vu que jâĂ©tais vraiment chiante pendant tout le trajet, on a fini par sâarrĂȘter au parc pour Ă©clater de rire comme deux imbĂ©ciles en regardant les Ă©toiles. Adam mâavait portĂ©e sur son dos avant quâil nâait son permis. Un moment que je nâoublierai jamais. JâĂ©tais parfaitement lucide, mais je ne pouvais plus lever le petit doigt.
â Tu tâen souviens, Adam ? lui demandĂ©-je.
â Oh oui ! Et Andrew, qui nous cherchait partout, nous a fait une scĂšne pendant des jours, rĂ©plique-t-il en rigolant.
â En mĂȘme temps, vous aviez beaucoup bu ! rĂ©torque Andrew. Plus jamais vous ne nous faites un coup pareil, sinon je vous tue, tous les deux !
â Tu as eu peur pour nous ou quoi ?
Il me lĂąche sĂšchement.
â Tâaurais pu avoir lâidĂ©e de sauter dans le lac ! Quâest-ce que jâaurais fait si je perdais ma fille unique ?
En entendant ses paroles, Jack sâĂ©trangle presque avec son whisky.
â Ah enfin ! souffle-t-il bruyamment. Sun voulait savoir si son pĂšre allait lui avouer la vĂ©ritĂ©, un jour.
Câest Ă mon tour dâĂȘtre surprise. Alors, Jack savait aussi que je savais quâil nâĂ©tait pas mon pĂšre.
Il voit ma confusion et se permet de mettre les choses Ă plat :
â Les cadeaux hors de prix que tu me demandais⊠jâai tout de suite su que tu avais un comportement bizarre avec moi, et quand je te les donnais, cela ne tâa pas surpris que je te les offre, vu le prix exorbitant. J'ai compris que tu savais qu'Andrew Ă©tait ton vrai pĂšre, car tu fais exactement la mĂȘme tĂȘte quâavant.
Je lui explique Ă mon beau-pĂšre que cela fait seulement deux ans que je lâai su, mais câĂ©tait pour voir jusquâoĂč Andrew Ă©tait prĂȘt Ă aller. Jâaurais pu encore jouer lĂ -dessus, mais un abruti mâa balancĂ© pour venir me faire chier.
Je ne crois pas que Jagger pourra redevenir lâami quâil Ă©tait autrefois pour moi. Il a bien la tĂȘte dâun vrai enfoirĂ© quand on le regarde. Ses traits fins dessinĂ©s sur son visage sont assez fermes, et ses tatouages sur son bras me rappellent Ă quel point je dĂ©teste les caĂŻds qui emmerdent les autres en fonction de leur physique ou de leur statut social.
Bien quâil ne soit pas si diffĂ©rent dâAdam, qui a aussi des tatouages, il y a quelque chose qui me dĂ©range chez lui.
AprĂšs que le repas sâest bien passĂ© et terminĂ©, Andrew me jette des clĂ©s que je rattrape au vol.
â Câest quoi ?
â Tu nâavais pas demandĂ© Ă ton pĂšre un appartement ou une maison pour prendre ton indĂ©pendance ?
Depuis trois ans, je bassinais mon beau-pĂšre Jack pour quâil me trouve un logement, juste pour enfin avoir un peu de paix. Mon frĂšre jouait de la batterie dans le garage, et câĂ©tait impossible de travailler avec Josh qui foutait le bordel avec ses potes.
â Merci Andrew, je verrai quand je voudrais y aller !
Je me redresse de la chaise et me dirige dans les escaliers afin de regagner ma chambre. Lorsque je parviens Ă traverser le couloir et ouvrir la porte, je dĂ©couvre que mon petit cocon est complĂ©tement vide. Il nây a plus rien et mon frĂšre a dĂ©jĂ dĂ©poser ses guitares sur le parquet vernis.
Ils veulent me dégager rapidement de cette maison ou ça se passe comment ?
Comme une furie, je descends des escaliers presque Ă rater des marches et de tomber.
â Non mais vous ĂȘtes sĂ©rieux ou quoi ? Vous voulez que je me tire le plus possible dâici ?
Monica, outrĂ©e par mon franc-parler, penche la tĂȘte pour me juger du regard, et ses mots sâĂ©chappent :
â Je croyais que ta fille Ă©tait devenue une vraie femme⊠Jâai bien peur que ce ne soit pas le cas. Pauvre Andrew, jâai peur pour toi et Blossom.
â Alors vous, je ne vous permets pas de me juger ! Moi, je nâai pas dĂ©truit ma famille au point de ne plus voir un de mes fils. Avant de juger les autres, il faudrait dĂ©jĂ balayer devant sa propre porte, madame !
De quel droit ose-t-elle me dicter ce que je dois faire ou ne pas faire ? Jâai toujours tout donnĂ© pour ĂȘtre la meilleure dans tout, juste pour que ma famille soit fiĂšre de moi. Ce nâest pas une femme qui ne sait mĂȘme pas ce quâelle veut dans la vie qui va me donner des ordres !
Adam se lĂšve de son tabouret puis me ramĂšne hors du restaurant pour me calmer.
Une fois en dehors, nous faisons le tour du pĂątĂ© de maison et je mâassoie sur le banc.
La brise dâair fraĂźche du vent caresse avec douceur ma peau et fait virevolter quelques mĂšches de mes cheveux.
â Mon dieu, tu as tout dit ce que je voulais avouer Ă ma mĂšre quand elle pleurait dans mes bras de ne pas me voir comme elle le voudrait. Depuis quand, tu as pris cette assurance, Sun ?
â De ma mĂšre ! rĂ©ponds-je sincĂšrement. Elle ne se laissait jamais faire et avant de mourir, elle mâa dit de toujours avoir confiance en moi et garder la tĂȘte haute dans chaque Ă©preuve que je vais vivre.
Je dĂ©teste surtout les gens qui me critiquent ou qui me jugent alors quâils ne me connaissent pas.
Ensuite, je sors une cigarette de ma poche. Jagger arrive au mĂȘme moment et sâapproche de nous. Il demande Ă Adam de sâĂ©clipser quelques instants pour pouvoir me parler, mais celui-ci refuse de partir, encore tendu Ă cause de lâaltercation entre Bethany et le reste de la fratrie.
â Je ne vais pas frapper ta princesse, laisse-moi juste quelques minutes avec elle, aprĂšs je te la rends.
Adam sâen va et sâinstalle sur la carrosserie de sa voiture. Il jette des coups dâĆil mĂ©fiants Ă Jagger, qui vient sâasseoir Ă cĂŽtĂ© de moi.
â Jâaurai jamais cru que quelquâun comme toi puisse parler comme ça Ă ma mĂšre ou Ă une autre personne de maniĂšre gĂ©nĂ©rale.
â En quoi ça te choque ? Je ne laisserai pas les gens me juger ou me dĂ©truire par leurs actes.
â Tu parles de dĂ©truire, mais tâas dĂ©jĂ bien bousillĂ© la vie de quelquâun.
Les yeux rivĂ©s sur le ciel, je tourne lentement la tĂȘte vers Jagger, qui me fixe avec cette froideur lisible dans ses pupilles marrons.
Je cherche au fond de ma mĂ©moire, mais je ne vois pas qui jâaurais pu dĂ©truire.
â Laisse tomber, Sun. Le jour oĂč tu tâen rappelleras, il sera dĂ©jĂ trop tard⊠enfin, bien que ce soit dĂ©jĂ trop tard.
â Alors si je mâen souviens un jour, donne-moi juste une mĂ©daille pour mâĂȘtre rappelĂ©e dâune chose que jâai oubliĂ©.
Ma rĂ©partie est franchement nulle ce soir. Je ne sais mĂȘme plus quoi lui rĂ©pondre.
Quand jâessaie de me relever, ma main se pose sur la jambe de Jagger pour mâappuyer dessus et me redresser. La raideur de ma nuque et de mon dos commence Ă se faire ressentir. J'avais oubliĂ© que les douleurs des entraĂźnements mâavaient complĂštement broyĂ© le dos. Je vais devoir porter ma ceinture pendant un moment.
â Tu veux que je te porte aussi, non ? lance Jagger qui sâavachit sur le banc, croisant les bras sur sa poitrine, un rictus sur les lĂšvres.
â Sans façon ! Ă ce rythme, je prĂ©fĂšre encore quâun camion me percute.
Mes propres mots mâarrĂȘtent dans mon Ă©lan, me faisant repenser Ă ce souvenir que jâessaie dâenfouir loin de ma conscience, loin de mon esprit.
Si jamais, je n'avais pas Ă©tĂ© cette fille qui voulait aller Ă cette maudite foire, ma mĂšre serait toujours en vie et je serais toujours avec elle. J'ai survĂ©cu Ă ce drame, mais pas elle, qui est morte sur le coup. Je nâoublierai jamais ce camion qui sâest dĂ©portĂ© sur notre voix et en une fraction, la voiture a fait de nombreux tonneaux. Au pire, jâaurais aimĂ© mourir avec elle. Ăa aurait Ă©tĂ© moins dur Ă supporter que toutes ces annĂ©es chez le psychologue, voire si cela ne m'a jamais vraiment affectĂ©e psychologiquement. Bien sĂ»r que oui, j'en Ă©tais dĂ©truite, mais ma famille Ă©tait lĂ pour moi et Cameron m'a tendu la main quand elle a appris mon histoire.
â Jagger⊠oublie ce que tu viens dâentendre. Je suis juste fatiguĂ©e !