SUN
Mon regard perdu sur la vitrine de trophĂ©es des Styx, il dĂ©vie aussitĂŽt sur lâancienne affiche des codes instaurĂ©s pour lâorganisation de la sororitĂ©, jetĂ©e au sol par les autres filles de la maison.
â Pauvre Sun⊠Se couper les cheveux ne suffira pas Ă te racheter une conscience, crache sĂšchement Bethany.
Malheureusement, on ne peut pas faire confiance Ă nâimporte qui. Une fois quâils ont ce quâils veulent, plus besoin de jouer les gentils.
Il y a trois ans, je me suis portĂ©e volontaire pour aider Bethany, cette londonienne qui venait tout juste dâarriver au New Jersey. Pourtant, je viens de comprendre quâelle voulait ce que jâavais. Au dĂ©but, jâai cru quâelle Ă©tait talentueuse, surtout quand elle me montrait les chorĂ©graphies quâelle prĂ©tendait avoir créées. Sauf quâen rĂ©alitĂ©, elle les avait volĂ©es Ă dâautres Ă©quipes, dans dâautres acadĂ©mies. Je me suis excusĂ©e auprĂšs de ces filles quand jâai vu les cassettes planquĂ©es, sous son lit et que je les ai visionnĂ©es une par une.
â On se demande laquelle de nous deux devrait se racheter une conscienceâŠ
Je ne termine pas ma phrase parce que mes yeux sont attirĂ©s par lâhomme qui sâavance vers elle.
Lâhomme sâarrĂȘte prĂšs de Bethany et la laisse sâaccrocher Ă son bras. Ce n'est pas Adam car il est en train de m'appeler depuis une demi-heure sur mon tĂ©lĂ©phone, mais je n'avais aucune envie de lui rĂ©pondre.
Quâest-ce quâil fout aux Etats-Unis, lui ?
Câest Jagger, le frĂšre jumeau dâAdam, et mon ancien meilleur ami dâenfance avant que nos chemins ne se sĂ©parent.
Quand nous Ă©tions petits, Jagger et moi aimions patiner et jouer au hockey avec ma mĂšre qui Ă©tait une star dans ce sport. AprĂšs lâaccident de voiture qui a emportĂ© celle qui mâa mise au monde, je me suis Ă©loignĂ©e de tout ce qui me rattachait Ă elle. Je nâai plus touchĂ© une paire de patins, ni mis les pieds sur une patinoire depuis mes onze ans.
AprĂšs une dĂ©pression quand jâai appris maman ne reviendrait jamais, jâai repoussĂ© Jagger, qui est parti vivre Ă Londres avec sa mĂšre Ă cause du divorce de ses parents.
â Tu peux te pousser, mon chĂ©ri veut mettre lâaffiche Ă la poubelle ! dĂ©clare Bethany.
Quand je réalise que Jagger est le mec de Bethany, je hausse soudainement le sourcil.
Il est tombé bien bas, vraiment !
Je ne prĂȘte aucune attention Ă Jagger qui me frĂŽle, ni aux filles qui me lancent des regards noirs.
Jâempoigne la poignĂ©e mĂ©tallique de ma valise et slalome entre les nanas en direction de la porte dâentrĂ©e. Mais Ă lâinstant oĂč jâarrive sur le seuil, un crissement de pneus me fait sursauter. Une voiture dĂ©rape sur les graviers avant de sâarrĂȘter brutalement. Je vois quâAdam sort de sa caisse en trombe, lâair paniquĂ©.
â Tâen a pas marre de faire le bon toutou obĂ©issant de Sun, Adam ? lĂąche subitement Bethany, Ă©nervĂ©e quâAdam soit toujours Ă mes cĂŽtĂ©s aprĂšs le coup tordu quâelle mâa fait.
Bethany pensait quâelle pouvait me dĂ©truire lorsquâelle a fabriquĂ© de fausses preuves : un montage vidĂ©o créé de toute piĂšce oĂč lâon me voit voler les examens du campus, peu de temps avant les grandes vacances.
Adam me croit sur parole, il sait que je nâai rien fait. Mais ce nâest pas le cas des autres Ă©lĂšves⊠ni du directeur.
â Mais ferme donc ta grande gueule, Bethany ! rĂ©pliquĂ©-je sur le coup.
Suite Ă ma rĂ©ponse, les filles de la fratrie se sentent abasourdie alors quâAdam Ă©clate de rire.
â Je ne savais pas que la lionne pouvait ĂȘtre si vulgaire et mordre les gens ! sâexclame Adam en me faisant un clin dâĆil.
Moi non plus, je ne savais pas que je pouvais parler comme ça, mais cela me fait un bien fou de mâexprimer sans devoir constamment chercher mes mots pour ne blesser personne.
â Reparle encore une fois comme ça Ă ma copine, tu vas vite le regretter, Sun, sâĂ©poumone lâautre mec Ă cĂŽtĂ© de la vitrine.
Lorsque ce timbre sonore parvient Ă mes oreilles, je tourne les talons vers lui.
â Que feras-tu ? le dĂ©fiĂ©-je. Tu sais au moins qui est mon pĂšre ? Il nâest pas trĂšs commode surtout quand on sâen prend Ă sa fille ! Un gros coup dur pour les Sullivan, sâil venait Ă apprendre.
â Ton pĂšre nâest que le chef dâun restaurant miteux, surenchĂ©rit Bethany, fiĂšre dâelle.
â Mais qui tâa dit que câĂ©tait lui, mon pĂšre ? fais-je en croisant les bras contre ma poitrine, le rictus Ă©tirant mes lĂšvres charnues.
Tout le monde pense que mon pĂšre, câest Jack Stone, le directeur du restaurant le plus rĂ©putĂ© du New Jersey. Il ne lâa jamais Ă©tĂ©. Il Ă©tait simplement le mari de ma mĂšre. Câest lui qui mâa Ă©levĂ©e, oui⊠mais je ne suis pas le fruit de leur union. En revanche, son meilleur ami, celui qui mâoffre des cadeaux hors de prix ou ceux que je demande Ă Jack, bien quâil nâait pas vraiment les moyens de me les payer, câest lui mon vrai pĂšre. Il croit que je ne le sais pas. Pourtant, un jour, je les ai surpris, lui et Jack, en pleine conversation, parlant de mâinscrire Ă Princeton pour que je sois la prochaine Ă reprendre le flambeau, la future PDG de son entreprise multinationale.
Ce jour-lĂ a tout changĂ©. Je lui demande des choses improbables et cet idiot continue de tomber dans le panneau. MalgrĂ© ça, Andrew, celui qui se fait passer pour un client fidĂšle au restaurant, me fait comprendre quâil est toujours lĂ , mĂȘme sâil ne mâa pas Ă©levĂ©e Ă cause de son statut social.
â On devrait y aller, Adam. Je crois que le prĂ©sident de Blossom va nous faire une scĂšne si on nâest pas de retour Ă lâheure quand il va venir au restaurant.
Adam, visiblement surpris, sâempare de ma valise et de ma main, puis me ramĂšne vers sa voiture.
â Attends⊠tu sais pour Andrew ?
â Que câest mon vrai pĂšre ? Oui ! lui affirmĂ©-je. Dis-lui rien. Il nâest pas obligĂ© de savoir que je suis au courant. Je veux voir jusquâoĂč il peut aller en essayant de garder ce secret.
Je suis prĂȘte Ă voir jusquâoĂč mon pĂšre est capable dâaller avec une Ă©nergumĂšne comme moi. Jâaime le rendre fou. Quand il gueule ou quâil raconte ses pĂ©ripĂ©ties Ă son travail, ça me fait toujours marrer.
*
* *
Lorsque Adam gare la voiture devant le restaurant, je remarque que les deux hommes se tiennent Ă la porte dâentrĂ©e, une clope au bec. Lâun dâeux me lance un regard trĂšs noir. Je ne peux mâempĂȘcher de me retourner vers Adam et de lĂącher un rire Ă©touffĂ©.
â Je suis prĂȘte Ă me faire tuer⊠Mais pourquoi il est arrivĂ© avant nous ? dis-je en jetant un coup dâĆil Ă lâheure de mon portable affiche. Il nâest que dix-neuf heures !
â Il a pris une journĂ©e, car sa demi-sĆur sâest dĂ©placĂ©e depuis Londres pour lui rendre une petite visite.
Je comprends mieux pourquoi, jâai vu Jagger. Il est venu avec sa mĂšre pour voir Bethany. Sâil savait que cette nana sâest tapĂ© mon ex quand jâĂ©tais encore en couple avec lui avant quâil ne me largue pour jouer les volatiles avec dâautres filles.
â Ăa fait combien de temps que Jagger est avec Bethany ?
â Pourquoi tu me poses des questions sur lui maintenant, alors que tâen as jamais parlĂ© depuis quâil est parti Ă Londres ?
â Oh, pour rien. Je me demandais juste ce quâil devenait, aprĂšs tout ce temps.
Adam ne me demande mĂȘme pas pourquoi je mâintĂ©resse soudainement Ă Jagger, ni ce que je cherche vraiment Ă savoir. Pourvu que ce ne soit quâun moment dâaller voir son pĂšre ou son oncle avant quâil ne reparte Ă Londres.
â Apparemment, ça fait trois ans quâils sont ensemble. Et il a Ă©tĂ© acceptĂ© Ă Princeton, finit-il par lĂącher, en essayant de paraĂźtre dĂ©tachĂ© de la situation.
Pauvre Jagger, ça ne doit pas ĂȘtre facile Ă encaisser, dâĂȘtre cocu ! Et ce sera encore pire si on se retrouve tous sur le mĂȘme campus. Il va falloir que je garde un Ćil sur lui et sur sa chĂšre Bethany, si fragile.
Au moment oĂč, jâouvre la portiĂšre de la voiture, Andrew, lâami de Jack, jette son mĂ©got sur le trottoir et me prĂ©cipite vers moi. Ses yeux me dĂ©taillent de la tĂȘte aux pieds avant qu'ils ne remontent sur mes cheveux blonds fraĂźchement lisse et coupĂ©s.
â Ton pĂšre ne mâavait pas dit que tu Ă©tais allĂ©e chez le coiffeur ! Tu es super belle, Sun.
Par moment, jâen envie de lui claquer la vĂ©ritĂ© pour quâil arrĂȘte de me prendre pour une idiote que câest normal, je lui ressemble. Mais dans un sens, je nâai pas envie de changer de chambre. Je suis bien chez Jack, on est que tous les trois, avec mon grand frĂšre Josh.
â  Câest normal je suis la « voleuse de Princeton ».
VoilĂ comment les autres de lâacadĂ©mie me surnomme et cela ne me plait pas Ă Andrew qui claque, dâun grand coup sec sa main, derriĂšre mon crĂąne.
â Ăvite Ă lâavenir de rĂ©pĂ©ter ce genre de conneries, soupire-t-il.
â Câest vrai que câest toi qui as tout fait pour que le directeur du campus ne me renvoie pas de cette universitĂ©.
â Justement ? Sun, essaie de rester en dehors des ennuis jusquâĂ ce que cette enquĂȘte soit rĂ©solue. Tu devrais rentrer, ton pĂšre a fait beaucoup dâefforts pour organiser une soirĂ©eâŠ
Andrew nâa pas le temps de terminer sa phrase quâune autre personne nous interrompt dans notre discussion.
â Dâailleurs, Sun, dis Ă Andrew ce que tu as dit Ă mon frĂšre jumeau tout Ă lâheure avant de quitter la sororitĂ©, pour voir si tu as au moins les couilles de le lui dire.
Nos regards se tournent instinctivement vers la gauche et nous découvrons Jagger, complÚtement essoufflé et furieux.
Il sâest disputĂ© avec sa meuf ou quoi ?
â Quoi ? Que ça serait un gros coup dur pour les Sullivan, sâil venait Ă apprendre ? rĂ©pĂ©tĂ©-je les mots que jâavais utilisĂ©s pour piquer, Jagger.
â Non, non, je parle de quand tu Ă©tais dehors avec Adam ! Ne fais pas perdre patience, je dĂ©teste ça.
Je secoue la tĂȘte, amusĂ©e.
â Ah tu fais rĂ©fĂ©rence Ă ce que jâai en sachant que Jack nâest pas mon pĂšre ? Sache que je nâai pas besoin de pour toi pour avouer ce que jâai dit Ă mon meilleur ami. Mes affaires ne te concernent pas, Jagger. Assure-toi que le cul de ta copine soit plus propre pour venir faire chier les autres.
OutrĂ© de mes paroles cinglantes, Jagger reste immobile tandis quâAndrew claque des doigts devant mes yeux pour que je le regarde.
â Sun⊠Tu es au courant depuis combien de temps ?
â Ăa fait quand mĂȘme deux ans que je le sais. Je nâai rien dit parce que tu es toujours pris par ton travail. Tu fais des heures de dingue donc que je ne voulais pas ĂȘtre encombrante pour toi.
Ă prĂ©sent, je sais que mon vrai pĂšre biologique voulait juste mâĂ©pargner une enfance compliquĂ©e, loin de la scĂšne, loin des mĂ©dias comme il est exposĂ© avec ces paparazzis. Je lâaurai sĂ»rement mal vĂ©cue aprĂšs la mort de maman.
Ma mĂšre ne mâavait jamais parlĂ© dâAndrew juste parce quâelle Ă©tait une ancienne hockeyeuse, la meilleure de son Ă©quipe et elle voulait me protĂ©ger des camĂ©ras sans jamais avouer mon existence.
â Toi, pointe-t-il Jagger du bout de son doigt avant de le menacer. Raconte cette historie Ă quelquâun et tu perdras ton statut de la famille Sullivan et ça sera ton frĂšre, Adam qui reprendra ce droit.
Je donne un coup de coude dans le bras d'Andrew. Pourtant, lui dire « papa » tout de suite me paraĂźt compliquĂ©. C'est Jack qui a l'habitude que je l'appelle ainsi quand j'ai besoin de lui. J'ai quand mĂȘme un peu pitiĂ© de Jagger, qui tire une tĂȘte Ă rĂ©veiller un mort.
â Ăa va, nâen parlons plus. Je nâai pas envie de me perdre la tĂȘte pour ce soir ! On rentre, je commence Ă avoir faim, moi !