SUN
Les bras crispĂ©s sur les barres d'appui, la tĂȘte penchĂ©e au-dessus de la cuvette, je souffle plusieurs fois pour ne pas vomir Ă cause du mal de lâair.
Ce nâest pas la premiĂšre fois que je prends lâavion, mais aujourdâhui, jâai lâimpression que mon estomac fait des loopings.
Andrew a prĂ©fĂ©rĂ© sortir le jet privĂ©, histoire dâĂ©viter que les paparazzis sâen donnent Ă cĆur joie de faire des gros titres sur les couvertures des magazines. « La nouvelle petite amie embarque dans un avion avec le multimilliardaire ? », « Quelle relation entretient-il avec cette mystĂ©rieuse femme ? »
La voix rauque dâAndrew rĂ©sonne jusquâaux toilettes.
â Je te lâavais dit de pas tâempiffrer de nougat et de goĂ»ter du champagne. TâĂ©tonne pas dâĂȘtre malade !
â Ăa va, jâai compris, Andrew !
Andrew ricane derriĂšre la porte pendant quâune toux mâarrache la gorge.
â Jagger va Ă©changer de place, tu prendras le siĂšge cotĂ© hublot.
Ă lâinstant oĂč la crise se calme, je sors de la cabine et file prendre la place que Jagger mâa laissĂ©e.
Le coude calĂ© sur le rebord de la fenĂȘtre arrondie, la paume contre ma joue, je scrute lâhorizon. Curieuse de ce quâil se passe en dehors du Gulfstream lancĂ© Ă folle allure.
Je fixe les derniĂšres traĂźnĂ©es de nuages avant quâelles ne disparaissent, chassĂ©es par le lever du soleil. Ă onze mille mĂštres dâaltitude, je vois les villes et les habitations, aussi minuscules que des fourmis. Aucun nuage ne tache la voĂ»te Ă©clatante. Le soleil, Ă lâaube, Ă©claire doucement ce ciel dâune teinte bleu ocĂ©an. De lĂ -haut, je distingue que nous traversons lâocĂ©an Atlantique, qui sâĂ©tend Ă perte de vue. Quelques bateaux de pĂȘche, petits points blancs, glissent sur les eaux calmes et dessinent des vagues, des sillons Ă travers cet espace azurĂ© infini.
Prise encore dâun haut de cĆur, je me redresse dans mon siĂšge.
â Jagger, je peux avoir le coca sâil te plaĂźt ?
Lors des vomissements, la seule boisson qui arrive Ă retenir ses spasmes, câest bien le soda gazeux.
â Tu vas encore ĂȘtre malade, Sun !
Il nâa pas tort, ce nâest pas comme si je me suis levĂ©e aprĂšs une bonne cuite. Ce nâest sĂ»rement pas le mĂȘme effet pour lutter contre la nausĂ©e.
Soudain, je pose ma tĂȘte sur son Ă©paule, attrape sans comprendre pourquoi. Ma main serre brutalement ses doigts pour tenir face Ă cette turbulence.
Lorsque lâavion commence Ă descendre pour atterrir sur un point prĂ©cis, je ressens une pression sur mon corps, surtout au niveau des oreilles qui se bouchent et une boule sâinsinuant au cĆur de mon ventre.
Au moment oĂč mon corps cĂšde Ă la pression, ma tĂȘte vient se caler un peu plus contre le cou de Jagger.
â Câest pas que je veux pas, Sun, mais tu peux poser ta main ailleurs quâici, lĂąche-t-il dâun coup, irritĂ©.
Sans le faire exprÚs, j'ai posé ma main gauche sur son torse.
â Quand mĂȘme, me dit pas que je tâai fait mal ? le provoquĂ©-je.
Un rire taquin sâorne sur la bouche de Jagger et sâĂ©lance dans mon conduit auditif :
â Tâes vraiment pas faite pour comprendre un homme, toi !
Je roule des yeux au ciel, exaspérée. Une humeur espiÚgle envahit brutalement mon esprit.
â Oh si, jâai bien compris que tâavais un souci, mais ça, câest pas mon problĂšme ! Ne pas savoir se contrĂŽler, câest juste le signe dâune impuissance.
Il faut quelques secondes à Jagger pour répliquer. Sa main se cale au niveau de ma clavicule et ma gorge.
â Joue pas trop sur ce terrain Sun. AprĂšs on va dire que je suis un vrai connard, me dit-il en descendant lĂ©gĂšrement ses doigts vers mon dĂ©colletĂ©.
Je pouffe de rire, me lĂšve dâun seul coup pour rejoindre mon pĂšre mais avant de partir, je fais volteface.
â En espĂ©rant que je ne croise pas dans les couloirs.
DĂšs le premier jour de colocation avec le Londonien, nous avons dĂ» partager le mĂȘme toit. Jagger a vite pris lâhabitude de dormir avec moi. Je crois quâil aura du mal Ă fermer lâĆil quand nous arriverons dans la maison de sa famille.
En quittant lâaĂ©roport, nous montons dans la voiture jaune oĂč le chauffeur nous attendait pour rejoindre la maison des Sullivan.
AprĂšs avoir pris le taxi, la bagnole jaune sâarrĂȘte devant un grand portail et Jagger et Andrew descendent.
Bagage Ă la main, je sors hors de la caisse. Le paysage, normalement plongĂ© dans le froid, est Ă©crasĂ© par une chaleur Ă©touffante. Aujourdâhui, il fait chaud alors que jâai mis ma doudoune sur le dos. Je lâenlĂšve au risque de mourir de chaud puis mes prunelles dĂ©taillent scrupuleusement le domicile des Sullivan.
Bien loin de ma position, une grande Ă©tendue de jardin sâĂ©tire jusquâaux sapins, au fin fond des bois, situĂ©s Ă plus dâun kilomĂštre. Des statues taillĂ©es et sculptĂ©es dans le buis sont disposĂ©es par centaines sur lâimmense pelouse verte. Une grande allĂ©e bĂ©tonnĂ©e fend la verdure, oĂč la brise fraĂźche souffle en vagues sur les brins dâherbe, qui virevoltent face au vent agitĂ©.
Une fontaine, dont lâeau a Ă©tĂ© coupĂ©e depuis longtemps, trĂŽne silencieusement au centre de la cour. Trois voitures de luxe sont garĂ©es autour dâelle et des domestiques, des valises Ă bout de bras, montent le double escalier impĂ©rial qui conduit Ă lâentrĂ©e de la demeure.
Je tourne la tĂȘte sur ma droite et remarque une petite fille assise dans un fauteuil roulant. Elle fixe la piscine creusĂ©e, les mains serrĂ©es lâune contre lâautre. Rien quâĂ son visage dâange, elle me semble triste.
Les deux hommes décident de discuter avec le personnel, contrairement à moi, qui laisse ma valise sur les graviers et rejoins la petite fille. Elle a de longs cheveux noirs, le teint pùle avec une mine angélique plaqué sur son visage.
â Bonjour ! dis-je soudainement, faisant sursauter la petite fille dans son fauteuil.
â Ah bonjour mademoiselle, je mâappelle Beryn ! DĂ©solĂ©e, jâĂ©tais en train de penser Ă quelque chose, sâexcuse-t-elle en plantant son regard dans le mien. Vous ĂȘtes Sun, la fille dâAndrew, nâest-ce pas ?
â Oui parfaitement.
Lorsque je lui rĂ©ponds, Beryn sâexcite comme une puce.
â Vous ĂȘtes exactement comme il me lâavait dĂ©crite ! sâexclame-t-elle avec un enthousiasme dĂ©bordant.
Ses yeux brillent dâun mĂ©lange dâadmiration et de curiositĂ©. Elle serre mes mains de toutes ses forces.
â Câest fou, jâai tellement entendu parler de vous et je pense que vous ĂȘtes largement plus mieux que la copine de mon grand frĂšre, Jagger !
Elle doit faire référence à Bethany. Elle vivait ici avec Jagger
Je reste un peu surprise, mais son énergie est contagieuse.
â Vraiment ? lĂąchĂ©-je.
â Si je vous le dis câest que câest vrai, mademoiselle !
Entendre Beryn me vouvoyer, malgré sa spontanéité presque enfantine, me fait sourire un peu plus.
â Tu peux me tutoyer, tu sais.
Beryn écarquille les yeux.
â Ah oui ? Alors tu veux que je te fasse visiter ? Je connais tout ici, mĂȘme les coins secrets !
â Beryn, tu devrais laisser Sun respirer ! sâĂ©crie Jagger.
Suite à la réflexion de Jagger, Beryn se montre irritée par sa venue puis braque son regard vers le ciel, agacée.
â Toi, ta copine est trĂšs mal Ă©levĂ©e, elle me disait jamais bonjour. Par contre, Sun est trĂšs polie, au moins ! Tu devrais trouver une femme comme Sun.
Je vois bien que Beryn nâa jamais portĂ© Bethany dans son cĆur.
*
* *
Brusquement, les rayons du soleil mâĂ©blouissent et mâarrachent une plainte inarticulĂ©e. Les paupiĂšres closes, je me dĂ©tourne des filets de lumiĂšres. MalgrĂ© moi, je grogne, tire mĂ©ticuleusement la couette puis mâenfouis sous les draps.
â Debout, mademoiselle ! braille une petite voix. Il est lâheure !
Un soupir sâexhale de mes lĂšvres, je me redresse rapidement du lit. Je rĂ©flĂ©chis Ă ce que jâai fait la veille et tombe nez-Ă -nez avec la petite sĆur de Jagger.
Quelque chose mâinterpelle soudainement.
â Bonjour, Beryn. Dis-moi, hier, quâest-ce que jâai fait ?
Je me souviens juste dâavoir rencontrĂ© la famille Sullivan, puis Kendrick, leur majordome, mâa fait visiter les lieux avec Beryn. Je suis allĂ©e dans ma chambre pour me changer, puis⊠trou noir.
â On tâattendait pour dĂ©jeuner hier midi, mais je constate que le voyage tâa Ă©puisĂ©e puisque tu as dormi pratiquement toute une journĂ©e. Andrew mâa dit que, pendant le vol, tu nâavais pas dormi et que tu avais Ă©tĂ© malade.
Me suis-je vraiment Ă©croulĂ©e dans ce lit aprĂšs mâĂȘtre changĂ©e ?
AussitĂŽt, je me relĂšve Ă la hĂąte et coule un regard au fond de la piĂšce. Pas mal, la dĂ©co digne dâune princesse !
Le papier peint aux tons pastel orangĂ© habille les murs. Un bocal de fleurs repose sur le bureau blanc laquĂ©, en face du lit. Quelques armoires et commodes occupent lâespace. La chambre, au style contemporain, paraĂźt Ă moitiĂ© vide. Des planches d'Ă©tagĂšres longent les murs, fixĂ©es solidement, oĂč des babioles et des bouquins sont parfaitement alignĂ©s. Au centre de la piĂšce, le baldaquin dâune teinte pĂȘche trĂŽne sur la moquette en velours blanc.
Beryn se bidonne, baisse aussitĂŽt les yeux sur ses jambes et serre nerveusement le bout de sa robe entre ses doigts.
â Il faut se dĂ©pĂȘcher, Sun. Ma mĂšre ne serait pas contente, si je tarde de trop pour prendre le petit-dĂ©jeuner.
Je lĂąche un long soupir. Je me lĂšve du plumard et balance les couvertures au pied du lit.
Je mâapproche de ma valise, prends quelques fringues, puis embarque ma trousse de toilette.
Du bout du doigt, Beryn dĂ©signe la porte Ă cĂŽtĂ© du pot dâHortensia et indique que la salle de bain se trouve lĂ -bas. Je mây rends afin de me prĂ©parer.
La douche rapide finie et aprĂšs avoir enfilĂ© mes vĂȘtements, jâondule les pointes de ma tignasse blonde, applique une derniĂšre couche de mascara sur mes longs cils, puis prends le temps dâanalyser mon reflet dans le miroir. Ăa fera lâaffaireâ! Je sors et constate que Beryn nâa pas bougĂ© dâun millimĂštre, elle est toujours Ă la mĂȘme place.
â Pourrais-tu prĂ©venir quelquâun et demander de lâaideâ? Ma roue a crevé⊠et je nâai pas mon tĂ©lĂ©phone pour appeler ma maman ou mon grand-pĂšre.
Jâacquiesce et me dirige vers le couloir, mais il nây a aucun chat Ă lâhorizon.
â Je vais essayer de trouver quelquâun qui peut venir au plus vite, lui dis-je avant de quitter la chambre. Comme Ă mon habitude, je me lance dans lâexploration des lieux, tentant de marquer des repĂšres. Câest encore plus grand que la villa oĂč jâhabiteâ!
Je tourne au coin du couloir quand un jeune homme Ă la peau basanĂ©e fait un bond en me voyant. Le vase floral en porcelaine quâil tenait entre les mains termine sa course sur le sol carrelĂ©, explosant en mille morceaux. Il jette un coup dâĆil dans ma direction avant de se gratter la tĂȘte, dĂ©pitĂ©.
â Je suis dans la merde, on va me virerâ!
â Mais quâest-ce quâil sâest passĂ© iciâ?