Je cours dans les couloirs de l’Opéra, le souffle court, mes pointes martelant le sol à chaque foulée. J’essaie de rejoindre au plus vite la salle de danse pour le cours de la directrice, Madame Farnier.
Dans ma précipitation, je bouscule violemment un garçon d’environ mon âge. Il est habillé dans un style complètement décontracté, bien différent de l’uniforme strict des danseurs : sweat ample, jean noir, baskets... Ses cheveux sont ébouriffés, comme s’il venait de se lever, et il dégage une nonchalance troublante. Sa pile de cahiers tombe au sol dans un fracas étouffé.
— Oh, désolée ! je m’excuse en me baissant aussitôt pour les ramasser.
Je tends les livres vers lui, nos doigts se frôlent. Il me regarde avec un léger sourire en coin, puis s’approche un peu plus et me souffle doucement à l’oreille :
— On se reverra très vite, Elina...
Je reste figée, les yeux écarquillés.
Comment connaît-il mon prénom ? Je ne l’ai jamais vu auparavant. Il est danseur ici ? Nouveau peut-être ? Des dizaines de questions tournent dans ma tête, mais je n’ai pas le temps d’y réfléchir : la sonnerie retentit, stridente, signalant le début du cours.
— Merde, je vais être en retard ! Faut que je me dépêche…
J’ouvre la porte de la salle de danse en trombe. Tous les regards se tournent instantanément vers moi, surtout ceux des filles de ma classe. Madame Farnier se retourne lentement, s’avance vers moi d’un pas ferme, l’air sévère.
— Elina, tu es encore en retard. C’est quoi ton excuse, cette fois ? J’en ai assez de tes bêtises. Certes, tu es un pilier de notre école en matière de danse, mais en ce qui concerne la ponctualité, c’est une autre histoire. Tu viendras me voir à la fin des cours. J’ai quelque chose à te dire.
Elle se détourne et tape des mains.
— Allez les filles, à la barre. Cinquième position. Et... un, deux, quatre...
Je prends place à côté de Camille. Ma pire ennemie... ou plutôt ma plus grande rivale. Nous sommes arrivées à l’Opéra toutes les deux à l’âge de onze ans. Cela fait cinq ans que nous nous battons pour décrocher les rôles principaux de chaque spectacle. Et pour elle, tous les coups sont permis.
Par exemple, tous ces retards que j'accumule ? C’est elle. Chaque matin, elle débranche discrètement mon réveil.
Et dire qu’au départ, nous étions assez proches. Mais le jour où j’ai décroché mon premier rôle principal, elle a commencé à me détester... du plus profond d’elle-même.
— Les filles, concentrez-vous. Vos bras doivent être aussi élégants que les ailes d’un cygne... Plus haut, Marion. Parfait, Elina, c’est exactement comme ça qu’il faut faire.
Puis, sur un ton plus bas, elle ajoute en me regardant droit dans les yeux :
— Si tu n’avais pas autant de talent, il y a longtemps que je t’aurais virée de cette école. Alors, s’il te plaît, sois à l’heure la prochaine fois. Je porte beaucoup d’espoir en toi.
Un peu plus tard, le cours se termine. Madame Farnier discute encore avec deux ou trois élèves, leur donnant des conseils personnalisés. Je range mes affaires lentement.
Lou s’approche, me saluant d’un geste de la main, son sourire éclatant accroché à ses lèvres.
— Eh bien, princesse, encore un retard ? Tu as bien de la chance d’être la chouchoute de la directrice. Si ça avait été une autre fille, elle aurait déjà été virée depuis longtemps, me taquine-t-elle avec tendresse.
— Arrête… Tu sais très bien que je ne suis pas sa chouchoute. Et tu es bien plus douée que moi en pas de deux.
Lou jette un coup d’œil vers la directrice, puis chuchote :
— Regarde, elle te fixe. Je crois que ce regard signifie "Dépêche-toi de venir, on doit parler". Je t’attends dans notre chambre.
Une fois toutes les filles parties, Madame Farnier s’approche. Un frisson me parcourt le dos. Avant qu’elle ne parle, je prends la parole d’une voix rapide :
— Je suis sincèrement désolée, Madame. Je sais que je suis souvent en retard, mais—
Elle lève la main, m’interrompant doucement.
— Ce n’est pas pour cela que je t’ai demandé de rester. Même si, oui, nous reparlerons de tous tes retards… Passons.
Elle marque une pause, puis reprend d’un ton plus formel :
— Comme tu le sais, le spectacle de mi-saison approche. Nous allons être très occupés. Mais cette année, certains élèves de dernière année vont créer une chorégraphie spéciale pour en faire un avant-goût du spectacle. Ils accompagneront la compagnie de l’Opéra lors de différents événements. C’est un honneur.
Elle me fixe droit dans les yeux.
— Et même si tu n’es pas en dernière année... je veux que tu en fasses partie.
— Mais Madame, je...
Elle me coupe rapidement, sa voix plus tranchante cette fois, comme si elle craignait que je proteste.
— Cependant, Elina, tu ne danseras pas seule comme tu en as l’habitude. Tu seras en duo.
Un silence s’installe, pesant. Mon cœur rate un battement.
En duo ?
Danser avec quelqu’un d’autre ?
Je n’en ai pas l’habitude. Je n’aime pas ça. Je n’ai jamais aimé ça.
— Qui est-ce ? demandé-je, plus sèchement que je ne l’aurais voulu.
Elle me fixe un instant, puis détourne le regard vers une feuille posée sur la table à côté.
— Il s’appelle Kay. Il est arrivé ce matin. Il vient d’un conservatoire urbain, spécialité danse contemporaine et hip-hop. Nous avons passé un accord spécial avec sa structure : il est là pour plusieurs semaines.
Mon estomac se serre.
Ce prénom...
Ce serait le garçon que j’ai bousculé ce matin. Le regard noir, le sourire moqueur, la phrase soufflée comme une énigme : "On se reverra vite, Elina..."
Je me fige.
— Vous voulez dire... Le garçon en baskets ? demandai-je, la gorge serrée.
Elle hoche la tête, les bras croisés.
— Il a du potentiel. Brut, certes, mais impressionnant. Et vous avez besoin d’un défi. Quelqu’un qui vous pousse hors de votre zone de confort. Cette chorégraphie exige de la connexion, du contraste. Vous êtes rigueur et technique. Il est instinct et énergie. Ensemble... vous pourriez créer quelque chose d’unique.
Je détourne les yeux, serrant les dents. Ce n’était pas prévu. Moi qui maîtrise tout. Moi qui contrôle chaque mouvement, chaque respiration. Et là, on m’impose un inconnu, un garçon au style chaotique, qui surgit de nulle part et semble déjà me connaître.
— Bien, reprend-elle. Vous commencerez dès demain après-midi. Studio 3. Entraînement libre pour vous adapter l’un à l’autre. Je compte sur toi, Elina.
Et sans attendre ma réponse, elle tourne les talons.
Je reste seule au milieu de la salle, les battements de mon cœur encore confus.
Un duo... avec lui.