La salle était silencieuse.
Madame Farnier nous faisait face, les bras croisés, droite comme une ligne tracée à la règle.
Kay se tenait à ma gauche, à peine à un pas. Mais je sentais la chaleur de son corps dans l’air entre nous, comme s’il était bien plus proche.
— Aujourd’hui, annonça-t-elle, nous allons reprendre les bases du pas de deux. Vous serez en binôme toute la séance. Et vous travaillerez le contact. Les appuis. Les équilibres.
Elle balaya la salle du regard.
— Pour certains d’entre vous, c’est une révision. Pour d’autres, ce sera un défi. Le pas de deux exige de la confiance. De la précision. Et parfois, il force à se confronter à soi-même autant qu’à l’autre.
Ses mots me frappèrent plus fort que je ne l’aurais cru.
Elle se retourna vers moi.
— Elina. Kay. À vous.
Un frisson remonta le long de ma nuque. Je fis un pas en avant, droite, les mains tremblantes juste un peu. Kay s’approcha à son tour, toujours avec cette nonchalance maîtrisée, mais je remarquai qu’il avait cessé de sourire.
Il comprenait.
Il savait que ce moment était différent.
— Commencez par les positions de base. Mise en arabesque, bras soutenus.
Je pris ma position, un pied derrière l’autre, dos cambré, bras levé. Kay plaça ses mains à peine sous mes bras, prêtes à soutenir. Sans me toucher encore.
Son souffle était calme. Le mien… beaucoup moins.
— Tu me dis quand t’es prête, murmura-t-il.
Sa voix était douce. Pas moqueuse. Juste là.
Et c’est ça qui me fit vaciller.
J’hochai la tête. Et il posa ses mains.
Sur ma taille.
Juste là.
Et tout explosa dans ma tête.
Je ne voyais plus le miroir. Ni la salle. Ni les autres élèves.
Je revoyais Julien.
Son regard.
Le moment où il m’avait lâchée.
Le bruit de mon corps heurtant le sien avec fraquat contre le sol.
Le blanc dans ma tête.
La douleur sur son visage.
Et son visage, fuyant , coupable, incapable de me regarder.
Ma respiration s’accéléra.
— Elina ? appela la voix de Madame Farnier.
Mais je ne pouvais pas bouger.
Les larmes montaient. La panique. Mes doigts tremblaient.
— Elina, tu vas bien ? murmura Kay.
Je fis un pas en arrière.
Brusquement.
Je repoussai ses mains et reculai d’un bond.
— Non… non, je peux pas…
Tout le monde s’arrêta. Les regards se braquèrent sur moi.
Je reculais encore. Mon cœur battait beaucoup trop vite. J’avais froid. Trop chaud. Tout en même temps.
— Je suis désolée, soufflai-je en détournant les yeux.
Lou s'était déjà levée, prête à me rejoindre, mais Madame Farnier lui fit un signe discret. Elle s’avança, calme.
— Elina, viens avec moi.
Mais je ne bougeai pas. Je fixai le sol.
— C’est bon, j’ai compris, lança Camille depuis le fond de la salle. Trop fragile pour le pas de deux, comme d’habitude.
— La ferme, Camille, cracha Lou, furieuse.
Mais je n’entendis plus rien.
Juste mon souffle, mes souvenirs, et cette peur ancienne qui m’écrasait comme un poids sur la poitrine.
Je ne vis même pas Kay s’approcher doucement.
Pas comme un danseur. Pas comme un partenaire.
Comme un garçon qui avait compris.
Il s’arrêta à quelques pas.
Il ne parla pas.
Il ne me regarda pas comme quelqu’un qui juge.
Il était juste là.
Et puis… il fit un pas de plus.
Et avant même que je puisse réagir, il me prit doucement dans ses bras.
Pas brutalement. Pas comme dans les films.
Avec une lenteur infinie. Comme s’il me demandait silencieusement la permission. Comme s’il disait je suis là, juste là, et je ne bouge pas.
Je ne le repoussai pas.
Au contraire, je me laissai aller.
Je sentis mes mains se crisper contre le tissu de son tee-shirt, le froisser comme si c’était la seule chose qui pouvait m’empêcher de tomber.
Je cachai mon visage contre sa poitrine, là où son cœur battait calmement.
Pas de mots.
Juste le son sourd et rassurant de ses battements, et son odeur douce, un mélange de lessive et de menthe.
J’avais honte. Et pourtant, je ne voulais pas lâcher.
Je pleurais. Silencieusement. Mais les sanglots me secouaient. Et il ne bougeait pas.
Il me serrait. Fort, mais pas trop. Juste assez pour que je me sente tenue, pour que je me sente… en sécurité.
Puis, lentement, il desserra sa prise, tout en gardant une main posée dans mon dos, comme pour dire je suis encore là.
— Madame, est-ce qu’on peut sortir quelques minutes ? demanda-t-il d’une voix calme mais ferme.
Madame Farnier resta un instant silencieuse.
Même elle paraissait légèrement surprise par la scène.
Puis elle acquiesça lentement, la voix plus douce qu’à l’ordinaire :
— Oui. Allez-y. Revenez quand vous serez prêts.
Nous sortîmes en silence.
Le couloir était vide, baigné par la lumière froide du matin. Les grandes fenêtres laissaient passer les rayons pâles du jour, qui dessinaient des ombres longues sur le sol.
Je marchai lentement, les bras toujours croisés contre moi. Il restait à côté, à quelques pas. Pas trop près. Pas trop loin. Juste là.
Au bout du couloir, je m’assis sur un banc en bois. Il s’installa à côté de moi, sans un mot.
J’essuyai mes joues du revers de la main.
— Tu veux que je parte ? demanda-t-il.
Sa voix était calme, basse. Pas une trace d’ironie. Pas un sourire en coin.
— Non… soufflai-je. Reste.
Il hocha la tête.
Un silence s’installa. Pas gênant. Un silence nécessaire.
Puis je pris une inspiration.
J’avais besoin de parler. Même un peu.
— Il s’appelait Julien.
Kay tourna la tête vers moi. Il écoutait.
Pas comme quelqu’un qui veut savoir.
Mais comme quelqu’un qui respecte.
— C’était mon ancien partenaire.
— On dansait ensemble depuis deux ans. Tout allait bien… jusqu’à ce jour.
Ma gorge se serra, mais je continuai.
— On répétait un porté. Il avait l’air ailleurs. Je l’ai senti. Et il m’a lâchée. Pas exprès. Il a dit qu’il avait glissé. Mais… il es tombé sur le dos.Il ne peut plus danser désormer
Je fermai les yeux.
Ma voix trembla.
— J’ai peur de refaire la mème erreur. J’ai peur de tomber. Encore.
— Et j’ai peur… qu’on m’abandonne.
Un silence.
Puis sa voix. Grave, douce.
— Je ne suis pas lui.
Je levai les yeux. Il me fixait.
— Je ne te lâcherai pas, Elina.
Et dans son regard, il n’y avait pas de promesse en l’air.
Juste une vérité.
Simple. Stable. Rassurante.