Kay et moi étions restés assis quelques minutes encore sur le banc du couloir, sans dire grand-chose. Il ne m’avait pas reposé de question. Il n’avait pas cherché à creuser, ni à combler les silences.
Et c’est peut-être pour ça que je ne m’étais pas relevée en courant.
Mais le devoir nous attendait. Le cours n’était pas terminé.
Je me levai en première, et il me suivit dans un silence respectueux.
Lorsque nous passâmes la porte du studio, tous les regards se tournèrent aussitôt vers nous.
Certains élèves nous fixaient avec curiosité. D’autres, avec gêne.
Et Camille... avec un sourire carnassier qui me donnait envie de tourner les talons.
Mais je tins bon.
Je retournai à ma place, la tête haute, les gestes sûrs, même si mon cœur battait encore un peu trop vite.
Lou me rejoignit discrètement alors que nous faisions quelques pliés de récupération, ses yeux remplis d’inquiétude sincère.
— Ça va ? murmura-t-elle, sa main effleurant la mienne.
— Mieux. Merci, soufflai-je.
De l’autre côté de la salle, Madame Farnier fit un bref signe de tête dans notre direction. Elle ne dit rien, mais dans son regard, je lus une sorte de reconnaissance. De compréhension.
Après les derniers exercices, la séance fut écourtée. Peut-être par respect. Peut-être parce que tout le monde avait compris que ce jour-là, les corps avaient déjà assez parlé.
Alors, à la pause, un petit groupe se forma naturellement dans l’un des coins de la salle.
Lou, bien sûr, s’installa à côté de moi sur le banc près des fenêtres. Elle avait troqué son sérieux habituel pour un sourire malicieux, sentant sans doute que j’avais besoin d’un peu de normalité.
À sa droite, Léo, son partenaire attitré depuis deux ans, toujours fidèle au poste. Brun, fin, élégant, avec des yeux doux et une énergie très calme. Il nous lança un sourire chaleureux.
— Alors, c’est donc le fameux Kay, dit-il en jetant un regard curieux à notre nouveau venu.
Kay, assis à ma gauche, haussa un sourcil.
— C’est donc le fameux Léo. On dirait qu’on m’observe depuis deux jours comme si j’étais une bête de foire.
— C’est parce que tu débarques dans notre jungle, répondit une autre voix, amusée.
Je tournai la tête. Maë, une fille de notre promotion, venait de s’asseoir à côté de Léo. Elle avait un air malicieux et intelligent, le genre de fille toujours au courant de tout mais qui n’utilisait jamais l’info contre toi. Blonde cendrée, des taches de rousseur, des boucles rebelles et un regard pétillant.
— Moi j’aime bien ta vibe, ajouta-t-elle à Kay. Ça va secouer les choses, et c’est pas plus mal.
— Super, maintenant il a des fans, soupira Lou avec un rire moqueur.
Je baissai les yeux, un peu rougissante malgré moi.
— T’inquiète, répondit Kay avec un sourire en coin.
— Mon objectif, c’est pas de plaire. C’est de danser.
Léo hocha la tête.
— Alors là, tu vas t’entendre avec Elina.
Ils rirent tous, et pour la première fois depuis des jours, je ris aussi.
Un petit rire, discret, presque timide… mais sincère.
Comme si quelque chose, très doucement, se relâchait en moi. Comme si, l’espace d’un instant, je n’étais plus la fille brisée par une chute, ni la danseuse qu’on regarde comme un cristal fissuré. J’étais juste Elina. Dans un coin de studio, avec des amis, un cœur un peu cabossé… et un souffle nouveau.
— Bon, lança Lou en se levant d’un bond, j’ai trop faim. Si je mange pas dans les cinq prochaines minutes, je vais m’évanouir sur place et me réincarner en barre protéinée.
— Ce serait une triste fin, commenta Maë avec un faux air dramatique.
— Surtout pour une fille qui passe son temps à dire “le sucre c’est la mort” tout en cachant des paquets de bonbons dans son sac, ajouta Léo avec un clin d’œil.
Lou leva les mains, faussement indignée.
— Chut ! Respectez ma double identité.
Ils se levèrent un à un, les chaussons jetés dans les sacs, les bouteilles d’eau vidées. Kay attendit que je me lève à mon tour, sans rien dire.
Mais quand je me redressai, il tendit instinctivement la main vers moi.
Je la regardai.
Un instant.
Et je l’acceptai.
Pas comme une promesse.
Juste… comme une main tendue.
Le self du conservatoire n’était pas très grand. Une salle rectangulaire avec des tables en bois clair, de grandes baies vitrées et une lumière douce qui entrait en taches sur les plateaux.
On s’installa tous les cinq autour d’une table près d’une fenêtre. Les plateaux posés devant nous ressemblaient tous à un festival de pâtes, de riz et de légumes vapeur. Rien d’excitant, mais au moins c’était chaud.
— Toi qui viens du conservatoire de Paris, dit Maë en plantant sa fourchette dans un morceau de carotte, c’était mieux là-bas ?
Kay haussa les épaules en avalant une bouchée.
— Plus strict. Plus codé. Moins vivant. Et surtout… pas vous.
Un silence amusé s’installa, interrompu par Lou qui donna un coup de coude à Léo.
— T’as entendu ça ? Monsieur sweat noir a un cœur.
— Faut croire qu’il commence à s’attacher, murmura Maë en me lançant un regard en coin.
Je détournai les yeux, les joues légèrement roses.
— Et vous ? demanda Kay. Vous dansez ensemble depuis combien de temps ?
— Lou et moi ? répondit Léo. Deux ans. Elle me mène à la baguette mais je l’aime bien, alors je dis rien.
— T’as signé pour la souffrance, rigola Maë.
— Ça va, j’suis pas si tyrannique ! protesta Lou.
Je les regardais tous avec un petit sourire.
Je n’étais pas habituée à ça.
À être dans un groupe. À ne pas avoir à porter tout le poids seule.
Je sentis Kay tourner légèrement la tête vers moi.
— Et toi ? Tu dansais avec quelqu’un avant ? demanda-t-il, presque timidement.
Le silence autour de la table changea de texture.
Pas pesant.
Juste attentif.
— Oui… soufflai-je. Mais c’est du passé.
Il hocha simplement la tête.
— Alors on fera mieux. Ensemble.
Maë, qui n’avait pas sa langue dans sa poche, ajouta en croisant les bras :
— Ok, je veux pas faire la romantique de service, mais ce duo… je sens qu’il va tout déchirer.
— Ou nous faire exploser, corrigea Lou avec un sourire taquin.
— Ou les deux, souffla Léo.
Et je ris. De nouveau. Cette fois un peu plus fort.
Et quelque chose, là, en moi, recommença à danser.