Je remontai le couloir en silence, les chaussons dans une main, une bouteille d’eau dans l’autre. Mon cœur battait fort, plus fort qu’après un enchaînement de pirouettes. Je respirais pourtant lentement, comme on nous l’apprenait : inspiration, blocage, relâchement. Mais rien n’y faisait.
Studio 3.
Une grande plaque dorée l’indiquait, juste avant la dernière porte à gauche. C’était le plus grand studio de l’école. Celui qu’on n’utilisait que pour les répétitions générales ou les sessions spéciales.
J’arrivai devant la porte. Elle était entrouverte.
Je poussai doucement.
La salle baignait dans une lumière douce. Le parquet ciré reflétait les rayons du soleil qui filtraient à travers les grandes fenêtres. Tout était silencieux, à part le léger craquement du bois sous mes pas.
Et lui… il était déjà là.
Kay.
Il s’étirait tranquillement dans un coin, casque autour du cou, sweat noir sur les épaules, pantalon ample et chaussettes blanches. Il se tourna légèrement quand il m’entendit, et nos regards se croisèrent.
Un petit sourire naquit au coin de ses lèvres.
— T’es pas en retard. Je suis presque déçu.
— C’est pas l’heure de jouer les clowns, répondis-je en m’avançant, le ton plus sec que prévu.
Il leva les mains, faussement innocent.
— T’as toujours autant de répondant, ballerine?
Avant que je ne puisse lui répliquer quelque chose de bien cinglant, deux personnes firent leur entrée.
Madame Farnier, droite comme une lame, toujours vêtue de noir et de perles. Et à ses côtés, un homme que je ne connaissais pas encore. La cinquantaine, cheveux poivre et sel, des lunettes rondes posées sur le bout de son nez. Il portait un carnet noir à la main, et son regard, vif, passait de Kay à moi avec attention.
— Bien, commença Madame Farnier. Nous sommes tous là.
Elle claqua des mains. Le son résonna dans la pièce vide.
— Je vous présente Monsieur Ravel, chorégraphe et coach de la compagnie de l’Opéra. Il a accepté de suivre ce projet avec moi. Ce duo que vous allez construire, Kay et Elina, n’est pas simplement un exercice d’école. Il sera présenté devant le jury du Conservatoire National, et si tout se passe bien, au gala de fin de saison.
Je sentis un frisson me parcourir l’échine.
Monsieur Ravel s’avança.
— Je suis là pour vous guider, pas pour vous dicter ce que vous devez faire. Le but est que vous trouviez votre langage commun, vos rythmes, vos équilibres. Elina, tu viens du classique. Tu es précision, lignes, légèreté. Kay, tu viens du contemporain et du hip-hop. Tu es ancrage, fluidité, impulsion.
Il nous fixa, sérieux.
— Ça peut être une catastrophe, ou une fusion exceptionnelle. Tout dépend de vous.
Kay croisa les bras, sans dire un mot. Son visage s’était fermé, un peu comme s’il se préparait à une attaque. Moi, je gardai les yeux sur le sol, la mâchoire serrée.
Madame Farnier reprit.
— Vous avez deux semaines pour construire la base de la chorégraphie. Aujourd’hui, vous commencez par vous observer. Comprendre les gestes de l’autre, leur énergie. Aucun pas imposé, juste… connexion.
— Si vous y arrivez, ajouta Monsieur Ravel, vous serez filmés dans deux jours pour un premier retour.
Il nous fit un signe, puis tous deux se retirèrent au fond de la pièce pour prendre des notes, silencieux.
Je lançai un regard à Kay. Il avait déjà enlevé son sweat. Son t-shirt moulait légèrement ses épaules, et je détestai l’aisance avec laquelle il bougeait. Comme s’il appartenait à ce sol, à cette lumière, alors qu’il n’était ici que depuis un jour.
— Bon… On commence par quoi ? dit-il enfin.
— Échauffement.
— En duo ou chacun de son côté ?
— Séparément, évidemment.
Il rit doucement.
— Tu me détestes déjà, hein ?
Je me retournai vers les miroirs.
— C’est pas de la haine. Juste… de la méfiance.
Il ne répondit pas. Mais je le sentis me suivre du regard pendant que je m’agenouillais pour faire mes grands pliés.
Je gardais la tête droite, le dos allongé, concentrée sur mon échauffement… mais une partie de moi sentait sa présence, comme une vibration silencieuse dans l’air. Il ne bougeait pas bruyamment, mais je percevais chacun de ses pas, chaque mouvement, chaque glissement de ses chaussettes sur le parquet.
Quand je me redressai pour changer de position, je levai discrètement les yeux vers lui. Il s’étirait à son tour, ses bras se tendant au-dessus de sa tête dans un mouvement lent et souple. Puis, comme s’il voulait prouver quelque chose, il enchaîna deux ou trois pirouettes parfaitement maîtrisées.
Je clignai des yeux.
Je ne m’attendais pas à ça.
Il avait de la technique, un bon placement, un équilibre stable malgré son style décontracté. Et pour être sincère... il n’était pas désagréable à regarder. Lou avait raison. Il était plutôt pas mal. Sa silhouette élancée, son regard confiant, ses cheveux un peu trop en bataille... Il avait un charme nonchalant, du genre à agacer justement parce qu’il s’en fiche.
Mais niveau communication ? Zéro. Pas un mot depuis qu’on a commencé. Juste des sourires en coin, des regards qui défient ou jugent.
Il m’agace. Il m’intrigue. Il m’énerve. Il me trouble.
C’est horrible.
Après un long échauffement silencieux mais tendu, nous nous retrouvâmes au centre de la salle, devant Madame Farnier et Monsieur Ravel, qui nous observaient depuis tout à l’heure, assis sur les bancs contre le mur, carnets à la main.
Madame Farnier croisa les bras.
— Kay, avez-vous déjà fait du classique ?
Sa voix était calme mais ferme, comme toujours. Elle pencha légèrement la tête en le fixant.
— Nous avons accepté ta venue parce que tu es le meilleur élève du conservatoire de Paris, et parce que tu excelles en contemporain, hip-hop et dans d'autres formes plus urbaines… Mais ici, la base, c’est le classique. Sans cela, tu auras du mal à suivre les cours, encore plus à faire un duo avec l’une de nos meilleures danseuses.
Je rougis légèrement à cette remarque, en sentant le regard de Kay glisser vers moi.
Il la fixa à son tour, sans baisser les yeux.
— Ouais. Je me débrouille pas mal en classique. J’ai déjà bossé des variations, et même des pas de deux. Je pense pas avoir de mal à suivre vos cours.
Il marqua une pause, puis ajouta d’un ton plus provocant :
— Ce qui signifie que si votre grand mariage entre hip-hop et classique ne fonctionne pas, on pourra toujours se rabattre sur le classique. Ça me va.
Je fus surprise. Il avait parlé avec une assurance tranquille. Un brin d’arrogance aussi. Et ça me dérangeait… un peu trop.
— Ça n’a rien d’un mariage, répliquai-je, les bras croisés.
Il tourna la tête vers moi, lentement. Un sourire effleurait ses lèvres.
— Vraiment ? Pourtant, on va devoir se toucher, s’aligner, se faire confiance... Tout ce que font deux personnes dans un couple, non ?
Je fus incapable de répondre. Pas parce qu’il avait raison. Mais parce que la façon dont il l’avait dit m’avait fait frissonner. C’était dit avec un ton léger, mais ses yeux me regardaient vraiment.
— Trêve de jeux, intervint Monsieur Ravel. Vous allez commencer par travailler en miroir. Pas besoin de contact physique tout de suite. Juste des mouvements en rythme, synchronisés. Vous devez apprendre à vous sentir sans vous regarder.
Il se leva et s’approcha du centre.
— Chacun à une extrémité de la salle. Vous vous faites face. Je vais lancer une musique lente. À vous de suivre. De respirer ensemble. De commencer à exister à deux.
Je pris position d’un côté de la salle. Kay se plaça en face, un peu plus relâché que moi, mains dans les poches. Il ne me quittait pas des yeux.