Je rejoignis Lou, toujours secouée par ce qui venait de se passer. Les paroles de Madame Farnier tournaient en boucle dans ma tête, comme une vieille mélodie impossible à oublier. "Tu ne danseras pas seule... Tu seras en duo..."
Un duo. Avec lui.
Quand j’entrai dans notre chambre, Lou était allongée sur mon lit, les jambes croisées en l’air, un écouteur à l’oreille. Elle fixait son écran avec une concentration telle qu’on aurait dit qu’elle vivait à l’intérieur de l’épisode. Encore une de ses séries dramatiques coréennes dont elle me parlait tout le temps avec excitation, en agitant les mains comme si elle jouait elle-même dedans.
Je me laissai tomber à côté d’elle. Le matelas s’enfonça, ce qui la fit légèrement bondir en arrière. Elle sursauta comme si je venais d’apparaître par magie.
— Aah ! Tu m’as fait peur ! s’exclama-t-elle en retirant un écouteur.
Elle tourna la tête vers moi, une moue inquiète sur le visage.
— Alors… tu t’es fait engueuler ? C’était grave ?
Je secouai lentement la tête, sans répondre tout de suite. Je sentais déjà ses yeux me scanner comme un détecteur à secrets. Elle se redressa en tailleur, appuya sur pause, et se pencha légèrement vers moi.
— C’est un peu compliqué, mais…
— Non ! me coupa-t-elle aussitôt, avec un regard intense.
— Tu dois tout me raconter. Dans les moindres détails, d’accord ?
Elle fronça les sourcils.
— Tu sais que je suis une archéologue du scoop. Je veux la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— T’exagères…
— Jamais, répliqua-t-elle avec un clin d’œil.
Je pris une grande inspiration. Je savais qu’elle ne me laisserait pas tranquille tant qu’elle n’aurait pas tout su, et d’un côté... j’avais besoin d’en parler.
— D’accord. Alors voilà. Elle m’a convoquée après le cours. Et au lieu de me hurler dessus, comme je m’y attendais, elle m’a parlé du spectacle de mi-saison...
Lou ouvrit grand les yeux. Elle adorait tout ce qui touchait aux préparatifs du spectacle.
— Elle t’a donné un rôle principal ?! Encore ?!
— Pire, murmurai-je.
— Pire ? C’est possible ?
Je hochai la tête.
— Elle veut que je fasse une chorégraphie... en duo.
Lou resta figée une demi-seconde. Puis elle explosa :
— Attends, attends, attends. Un duo ? Toi ? La fille qui menace de fuir le pays dès qu’elle doit se synchroniser avec quelqu’un d’autre ?
Je roulai des yeux.
— Merci pour le soutien...
— Mais c’est génial ! Enfin, peut-être. Tu vas danser avec qui ?
Je marquai une pause, hésitante.
— Un nouveau. Il s’appelle Kay.
Le nom sembla lui dire vaguement quelque chose.
— Kay... Attends. C’est pas le gars qui traînait dans le hall ce matin avec un sweat noir et une attitude de prince déchu ?
Je clignai des yeux. Comment savait-elle ça ?
— Tu l’as vu ?
— Évidemment ! Tout le monde l’a vu. Il est genre... pas du tout dans le moule. Il est canon mais il avais l’air perdus dans ses pensées . Et genre, il t’a fixé quand tu es passée. C’est lui ?
Je soupirai.
— C’est lui. Et figure-toi qu’on s’est bousculés dans les couloirs avant le cours. Il m’a dit une phrase bizarre… On se reverra très vite, Elina.
Lou plaqua une main sur sa bouche, les yeux brillants.
— Il connaît ton prénom ?! Il est mystérieux et il t’annonce votre destinée comme dans un drama ?! Elina, c’est pas un duo… c’est un début de romance dangereuse !
— Calme-toi, sérieusement ! Tu vas trop loin avec tes séries de romance bizarres... La vie, c’est pas comme dans tes dramas ou tes romans où deux personnes se détestent au début et finissent par s’aimer sous la pluie au ralenti.
Je lève les yeux au ciel, les bras croisés, faussement blasée.
Elle me lance un coussin à la figure, sans prévenir.
— Hé ! m’écriai-je en l’attrapant à temps.
— Tu te moques toujours, mais le jour où tu tomberas amoureuse, je te jure que je filmerai tout pour en faire un épisode ! s’exclame-t-elle en riant.
Et là, impossible de résister. On éclate de rire toutes les deux, un vrai fou rire qui nous plie en deux. Le genre de rire qui nettoie un peu tout le stress accumulé, qui fait du bien dans le ventre et dans le cœur.
— Franchement, dit-elle en essuyant une larme de rire, tu dois avouer que ça fait une super intro de roman. Une fille trop sérieuse, un garçon mystérieux, un duo imposé... T’as vu le pitch ?! C’est du pain béni pour une histoire d’amour impossible.
— Sauf que moi, je veux pas d’une histoire d’amour impossible. Je veux danser, réussir ce duo, et qu’il me fiche la paix avec ses regards étranges.
— Menteuse, me souffle-t-elle en coin.
Je la fusille du regard, mais elle rit encore.
— J’ai vu ton visage quand tu as dit son prénom. Tu fronces les sourcils comme si tu voulais avoir l’air agacée, mais en vrai, t’as déjà un pied dans le drama.
— Même pas vrai.
— Si, si... Tu es Elina, ballerine brillante au cœur de glace, lui c’est Kay, le loup des studios, seul, rebelle, mais brisé intérieurement...
— Arrête, tu vas m’inventer une fanfiction là.
— Trop tard. C’est déjà dans ma tête. Et j’ai même choisi le titre : Dernière Danse, premier frisson. Ça claque, non ?
Je pouffe de rire, incapable de lutter contre son énergie.
— T’es incorrigible, Lou.
— Et toi t’es dans la merde. Tu vas devoir répéter tous les jours avec un garçon qui te trouble un peu trop pour que ce soit innocent.
Je soupire longuement, me laissant tomber en arrière sur le lit.
— Je vais survivre. Enfin... j’espère.
Lou s’allonge à côté de moi, les yeux tournés vers le plafond. On reste là quelques secondes en silence, toutes les deux à imaginer la suite. Le lendemain. Le face-à-face.
Et le début d’un duo que rien ne semblait vraiment avoir prévu.