Je rougis. Encore.
Et je n’eus pas le temps de répondre que Lou me poussa gentiment vers la sortie, son sac déjà sur l’épaule et ses yeux pleins d’un mélange de panique et d’excitation.
Dans les couloirs du conservatoire, les pas pressés des autres élèves résonnaient autour de nous, mélangés aux cliquetis des casiers et aux éclats de voix.
Mais moi, je n’entendais que le silence entre mes pensées.
Kay marchait juste derrière moi.
Je sentais sa présence, même sans le voir.
Comme une ombre chaude.
Comme un battement calme juste à côté du mien.
Arrivés devant les vestiaires, Lou et Léo passèrent devant nous à toute vitesse.
— On vous attend dans la salle, les amoureux... euh, les artistes, lança Lou avec un sourire trop grand pour être innocent.
Je levai les yeux au ciel, mais elle avait déjà disparu au coin du couloir.
Je poussai doucement la porte des vestiaires. L’odeur familière de magnésie, de parfum léger et de sol ciré me calma un peu.
Je me dirigeai vers mon casier sans trop parler.
Kay m’avait suivie à l’intérieur, mais resta de l’autre côté de la pièce, me laissant de l’espace.
Comme s’il sentait que j’en avais besoin.
Je retirai ma veste, attrapai mes pointes. Mes doigts tremblaient légèrement sans raison apparente.
Ou peut-être qu’il y avait une raison.
Je le sentis s’approcher lentement.
Pas brusquement.
Juste… avec cette façon tranquille qui lui appartenait.
Je refermai mon casier, et quand je me tournai, il était là.
À un mètre à peine.
Ses cheveux légèrement en bataille, son regard plus doux qu’à l’habitude.
Il ne souriait pas. Pas cette fois.
Il me regardait.
Juste… regardait.
— Tu te sens prête ? demanda-t-il, d’un ton plus bas que d’habitude.
Je hochai la tête.
Puis, sans trop réfléchir, je murmurai :
— Et toi ? Tu voulais dire quoi tout à l’heure, à la cafétéria ? Avant que la sonnerie nous sauve ?
Il pencha légèrement la tête.
Un demi-sourire glissa sur ses lèvres, mais son regard, lui, restait sérieux.
— Que je pense que j’aimerais bien danser avec toi. Pas seulement pour le spectacle. Pour ce que ça me fait ressentir.
Mon cœur rata un battement.
Il s’approcha encore un peu. Pas trop. Juste assez pour que je doive lever les yeux vers lui.
— T’as pas besoin de répondre, ajouta-t-il en chuchotant presque.
— Pas maintenant.
Et sans me laisser le temps de répondre, justement, il se retourna et poussa la porte des vestiaires d’un geste tranquille.
— Allez, partenaire. On va leur montrer ce qu’on vaut.
Il me lança un petit clin d’œil avant de franchir la porte.
Je restai figée une demi-seconde, encore portée par le poids de ses mots.
Pas seulement pour le spectacle. Pour ce que ça me fait ressentir.
Je soufflai doucement, puis le suivis, mes pointes à la main, le cœur battant un peu plus vite qu’il ne devrait.
La salle de danse était déjà presque pleine.
Tous les élèves de notre promotion étaient là, échauffant leurs chevilles, tendant leurs bras, murmurant des hypothèses.
Au fond, Madame Farnier discutait avec le chorégraphe invité, un homme grand, au port droit, aux cheveux poivre et sel, vêtu de noir. Sa silhouette dégageait à la fois autorité et élégance. On aurait dit qu’il était né pour donner des ordres sans jamais hausser le ton.
Lou me fit signe en tapotant le sol à côté d’elle.
— Allez princesse, échauffe tes tendons. Tu vas bientôt devoir t’envoler.
Je m’assis à ses côtés, commençant à faire rouler mes chevilles l’une après l’autre.
Kay, lui, s’installa un peu plus loin, mais je sentais son regard me frôler de temps à autre.
Puis, le silence s’installa.
Le chorégraphe avait avancé au centre de la pièce. Son regard balaya la salle. Il parlait peu, mais sa simple présence suffisait à figer toute l’attention.
— Bonjour à tous, commença-t-il d’une voix claire et calme.
— Je suis maître Desrosiers. Certains me connaissent. D’autres pas encore. Ce que vous devez savoir, c’est que cette semaine, nous allons entamer la création des tableaux pour le spectacle de mi-saison.
Mon souffle se coupa à moitié. C’était réel. Ça commençait maintenant.
— Ceux qui sont sélectionnés pour la grande scène, vous aurez votre propre travail avec Madame Farnier. Mais les autres… ne croyez pas que vous serez laissés de côté. Vous allez créer quelque chose d’exceptionnel.
Il marqua une pause.
— Le ballet que nous allons travailler est une adaptation de…
Silence. Tous les souffles étaient suspendus.
— …Le Lac des cygnes, version contemporaine.
Un frisson me parcourut.
Le Lac. C’était le rêve de n’importe quelle ballerine.
Mais une version contemporaine ? C’était nouveau, risqué, fort.
Des chuchotements excités éclatèrent autour de moi.
— Je sélectionnerai les rôles dans les prochains jours, en observant vos répétitions. Swan, Odile, le Prince, le Cygne noir… tout est encore à jouer.
Il se tourna vers Madame Farnier, puis vers Kay et moi.
— Quant à vous deux… vous êtes les seuls à faire le lien entre les deux scènes. Vous aurez un duo à part, une variation qui introduira le passage entre les deux versions du ballet.
Je levai la tête, choquée.
— Un… duo avec Kay, mais nous fesons déjà la première partie de la compagne sa ne va pas faire un peu beaucoup? soufflai-je.
Elle hocha la tête.
— Je sais que vous travaillez déjà très dur pour le spectacle lié à la compagnie, ajouta-t-elle.
— Mais nous avons besoin d’un duo qui exprime…
Elle marqua une légère pause, puis reprit d’un ton plus bas :
— …la transition entre le rêve et la réalité, entre l’éclat et la chute. Et je sais que vous pouvez relever ce défi.
Je restai silencieuse, les mots tournant dans ma tête.
L’éclat et la chute.
C’était beau. Poétique. Mais aussi douloureusement familier.
Mon regard glissa lentement vers Kay.
Il me regardait déjà.
Pas surpris.
Pas inquiet.
Juste… présent.
Comme s’il comprenait ce que ce rôle représentait pour moi.
Ce que ça réveillait.
Je serrai mes pointes entre mes mains, jusqu’à sentir les rubans glisser entre mes doigts.
— Je vais le faire, dis-je simplement.
— On va le faire.
Un fin sourire naquit sur le visage de Madame Farnier.
Kay ne dit rien. Il hocha simplement la tête. Mais dans son regard, je vis cette étincelle discrète, cette confiance qui me manquait encore parfois en moi-même.
— Très bien, conclut le chorégraphe.
— Pour aujourd’hui, nous allons commencer par de l’improvisation. Je veux vous voir bouger. Ressentir. Sans penser à la perfection.
— Impro ? souffla Lou à côté de moi.
— Oh non, mon cauchemar absolu.
Je lui lançai un petit regard complice.
— On est deux alors.
— La musique est prête, annonça Desrosiers.
— Formez des binômes. Kay et Elina, restez au centre.
Mon cœur rata un battement.
Déjà ?
Je me levai doucement, croisai Kay au centre du studio.
Les autres nous observaient, mais je tentai d’ignorer leurs regards.
Je me plaçai face à lui. Il ne souriait pas. Mais son regard…
Il me calmait.
— Tu veux que je commence ? murmura-t-il.
— Commence à respirer avec moi, soufflai-je.
Et alors que la musique se mit en route — une mélodie lente, suspendue, comme un rêve brisé —, nous avons dansé.
Pas comme les autres fois.
Pas comme à l’entraînement.
Mais comme deux âmes en train de tomber… ensemble.