J’ouvris la porte de notre chambre d’un geste brusque.
Elle claqua contre le mur dans un fracas sourd.
Lou sursauta, son roman glissa de ses mains et atterrit au sol avec un petit bruit mat. Encore un de ses livres à l’eau de rose, celui avec une couverture pastel et un couple qui s’embrassait sous la pluie. Elle paraissait complètement détendue une minute plus tôt.
Elle portait un pull rose pâle en maille, un peu large, retombant sur une épaule. Un legging noir moulait ses jambes croisées sur le lit, et ses cheveux blonds étaient rassemblés en un chignon bas, fait à la va-vite. Quelques mèches s’en échappaient, encadrant parfaitement son visage comme dans les vieux films romantiques qu’elle adorait.
Elle me fixa dès que j’entrai, les yeux légèrement écarquillés devant ma tempête intérieure.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi t’as l’air si… en colère ? demanda-t-elle, inquiète, en se redressant un peu.
Je jetai mon sac au pied du lit et me laissai tomber à côté d’elle.
— On a dansé une… danse parfaitement synchronisée, murmurai-je, presque à contrecœur.
Son visage s’illumina aussitôt, ses yeux brillants d’un enthousiasme sincère.
— C’est super, ça ! Mais… je comprends pas. Si tout s’est bien passé, pourquoi tu sembles aussi furieuse ?
Je relevai les yeux vers elle, la gorge nouée.
— Les profs sont partis après la séance. Et là… il m’a balancé comme si de rien n’était que je vais être sa partenaire pour les cours de pas de deux.
Lou écarquilla les yeux.
— Quoi ? Il va intégrer notre classe ?
— Oui. Dès demain.
Je passai mes mains dans mes cheveux, incapable de rester en place.
— Et je comprends pas pourquoi moi. Pourquoi c’est toujours moi à qui on colle ce genre de décisions sans me demander mon avis. Et si ça recommence ? Si ça se passe comme avec Julien ?
Je marquai un silence. Le nom m’avait échappé sans que je le veuille. Je ne le prononçais presque jamais.
Lou baissa les yeux, ses mains croisées sur ses genoux. Sa voix fut plus douce, plus calme.
— Elina… je pense que tu devrais en reparler, même si c’est dur. Tu n’es pas responsable de ce qui s’est passé avec Julien. Tu le sais, hein ?
Je ne répondis pas.
Elle ajouta, dans un souffle :
— On aurait dû voir… Et je pense que si Madame Farnier a fait ce choix, c’est aussi parce que tu es la seule sans duo. Tous les autres élèves ont déjà un binôme qu’ils connaissent par cœur. Si Kay reste seul, il ne pourra pas progresser ici. Et toi, tu risques de passer à côté d’une occasion de te relever.
Ses mots résonnèrent douloureusement en moi.
Je savais qu’elle avait raison.
Mais la peur était là. Tapie sous ma peau.
La peur de refaire confiance.
La peur de tomber à nouveau.
Je fixai un point invisible sur le mur.
— J’ai pas envie de recommencer. Pas envie de revivre ça.
— Peut-être que ce sera différent, murmura Lou. Peut-être que Kay… n’est pas Julien.
Elle se pencha pour ramasser son roman, mais ne le rouvrit pas.
Elle me regarda encore un instant, et dans ses yeux, il n’y avait ni jugement, ni pitié, juste ce calme sincère qu’elle avait toujours eu.
— Tu sais, reprit-elle doucement, la synchronisation dont tu parles… c’est pas juste un hasard. C’est peut-être un début. T’as le droit d’avoir peur. Mais t’as aussi le droit d’essayer.
Je baissai les yeux, les doigts crispés sur le tissu de ma couverture. Le mot “essayer” résonna dans ma tête comme un écho lointain.
Essayer. Faire un pas. Ouvrir une brèche.
Et si cette brèche laissait passer encore une blessure ? Et si je me laissais surprendre une seconde fois ? Si je retombais dans ce vide que j’avais mis des mois à recoller ?
Je sentis Lou poser doucement sa main sur la mienne. Elle ne dit rien de plus. Elle savait. Parfois, le silence entre nous valait mille phrases.
— Je ne sais pas si j’en suis capable, soufflai-je enfin.
— Je sais que tu l’es, répondit-elle aussitôt, sans hésiter.
— Mais tu as le droit de le faire à ton rythme. Et si ce gars se montre insistant ou déplacé… je serai là, comme toujours. Avec ma batte imaginaire et ma passion pour la justice.
Un petit sourire naquit sur mes lèvres.
Elle réussissait toujours à me faire sourire, même quand mon monde intérieur ressemblait à un champ de ruines.
— Merci, Lou.
— C’est pour ça que je suis ta meilleure amie , non ?
— T’es ma seule amie.
— Détail.
On rit doucement, et ce rire, fragile, m’aida à desserrer un peu ce nœud que j’avais dans le ventre depuis l’après-midi.
Après ça, on se glissa dans nos lits. Lou se replongea dans son roman, mais je savais qu’elle ne lisait plus vraiment. Elle attendait que je m’apaise.
Je restai longtemps allongée, les yeux ouverts dans le noir.
Et dans le silence, une seule pensée me traversa, encore et encore :
Et s’il n’était pas comme Julien ? Et si… c’était différent cette fois ?
Le réveil vibra doucement sous mon oreiller.
Je l’éteignis sans un bruit.
Cette fois, je n’avais pas besoin que Lou me réveille, ni que Camille me provoque pour me sortir du lit. Je me levai seule, dans une semi-obscurité, en silence. Mon corps avait encore la mémoire du studio. Mes jambes, mon dos, mes bras... tout se souvenait de Kay, de son rythme, de son regard.
Je passai ma tenue noire, simple mais élégante : justaucorps à manches longues, collants beiges, jambières fines. Je pris le temps de lisser mes cheveux, de faire un chignon parfait, celui des grands jours. Celui qui dit : je suis prête.
Lou me lança un regard par-dessus son oreiller, encore emmitouflée dans ses couvertures.
— Tu te lèves toute seule maintenant ? Faut que je note ça quelque part.
Je souris.
— T’as vu ça ? Miracle du calendrier.
— Ou force mystérieuse appelée Kay, murmura-t-elle, moqueuse.
Je lui lançai une serviette. Elle la reçut en riant.
Quelques heures plus tard, nous étions toutes installées dans la grande salle d’entraînement, le parquet brillant de cire et les miroirs froids comme le matin.
Les filles discutaient entre elles, les plus jeunes ajustaient leurs chaussons, d’autres s’échauffaient déjà à la barre.
Et puis, la porte s’ouvrit.
Il entra.
Kay.
Toujours ce même sweat noir, mais cette fois avec un justaucorps sobre en dessous. Ses cheveux encore un peu humides, comme s’il avait couru pour arriver à l’heure. Il balaya la salle du regard, sans gêne, jusqu’à ce que ses yeux trouvent les miens.
Il ne sourit pas. Pas aujourd’hui.
Mais il hocha lentement la tête.
Madame Farnier entra à sa suite. Elle frappa dans ses mains pour obtenir le silence.
— Bien. Comme vous l’avez appris, Kay rejoint officiellement notre classe. Il participera aux cours de répertoire, de technique, et bien entendu, aux pas de deux. Il dansera en duo avec Elina.
Je sentis tous les regards se tourner vers moi.
Camille me fusilla des yeux.
D’autres filles échangèrent des murmures.
Et Lou me lança un petit clin d’œil que seule moi vis.
Je me redressai. Le dos droit. La tête haute.
C’était le moment.